Ingrid Riocreux

Les marchands de nouvelles

Ingrid Riocreux est professeur agrégé de Lettres modernes, Docteur de la Sorbonne en langue et littérature françaises, spécialiste de rhétorique, stylistique et grammaire. Elle publie son deuxième essai.

La Nef – C’est le second ouvrage que vous consacrez aux dérives des médias : d’où sont parties vos recherches sur ce sujet ?
Ingrid Riocreux – J’ai été amenée à m’intéresser au discours médiatique lorsque j’enseignais à la Sorbonne. On m’avait confié un cours de rhétorique adressé à des étudiants se destinant au journalisme. Je me suis attachée à leur faire prendre conscience que l’information est toujours un discours sur le réel et donc, nécessairement, une manière de conditionner la perception du monde. Pour préparer mes cours, je notais des expressions, des formules entendues à la radio ou à la télévision, croisées dans un journal ou dans la presse en ligne. J’ai profité d’un congé parental pour mettre tout cela en forme et cela a donné La Langue des médias.

Dans La langue des médias, vous analysiez le discours journalistique qui répand une doxa faite de poncifs et de clichés lesquels sont à la base des croyances de notre société : pouvez-vous nous rappeler ce qu’étaient ces poncifs et clichés, et qu’apporte votre nouvel essai Les marchands de nouvelles sur ces sujets ?
J’ai voulu montrer, en effet, que le discours médiatique était un encodage du monde porté par un certain nombre de présupposés, dont le plus global est une forme de progressisme mou. Les prises de position assumées comme des évidences par nos journalistes sont dictées par l’idée d’un sens de l’histoire qu’il s’agirait d’épouser. Ils ont l’impression d’accompagner le changement de manière naturelle et objective, de suivre l’air du temps, alors qu’en validant les positions de certains lobbies ou en adoptant une lecture communautarisée de la société, ils ne se contentent pas d’accompagner les phénomènes, ils les encouragent. Pour autant, ils restent très timorés : le journaliste-type est pour l’avortement parce qu’il considère que ce n’est pas un homicide. Il n’arrive pas à dire « oui, c’est un homicide, et alors ? seule compte la liberté de la femme, etc. ». Il est pour l’euthanasie car il considère qu’il s’agit de « laisser partir » un mourant ; il est pour le mariage gay mais ne veut pas entendre parler de la polygamie consentie ou de l’union incestueuse entre adultes ; il veut qu’on laisse entrer les migrants mais il ne parle pas d’abolir les frontières.
Dans Les Marchands de nouvelles, j’ai voulu insister sur la manière dont la bonne conscience idéologique, la conviction d’agir au nom du Bien conduit les médias à renoncer à toute déontologie. J’ai aussi voulu prendre en compte la manière dont ces médias réagissent à la méfiance croissante dont ils font l’objet.

En quoi les médias sont-ils responsables de la méfiance qu’ils inspirent de plus en plus ? Ces médias sont-ils capables d’autocritiques et donc de correction, et pourquoi la concurrence entre grands médias ne permet-elle pas cette correction ?
Cette concurrence ne concerne pas les contenus : je parle de « syndrome AFP ». C’est cette homogénéité qui suscite la méfiance et, en même temps, ce sentiment que l’information est conçue par anticipation de nos réactions. On n’hésitera pas à nous mentir, en toute bonne conscience, si cela nous empêche de mal penser ! Quant à l’autocritique, elle est quasi absente. Les rapports de l’Observatoire de la Déontologie de l’Information restent sans lendemain, Acrimed (Action Critique Médias) ne bénéficie d’aucun relais médiatique et l’émission « Arrêt sur images » a été reléguée sur la toile en site payant.

Si nos contemporains sont si méfiants à l’égard des grands médias, pourquoi les médias alternatifs indépendants et à contre-courant du politiquement correct demeurent-ils assez marginaux ?
Ils produisent peu ou pas de contenus et n’existent que par rapport aux grands médias, dont ils traquent, à fort juste titre, les travers et les mensonges. Ils gagnent leur crédibilité sur le discrédit dont souffrent les médias autorisés, ce qui ne peut suffire. J’avoue trouver rassurant que les gens n’aillent pas placer dans des médias alternatifs la confiance qu’ils refusent aux médias officiels. Les mêmes travers s’y retrouvent : le refrain « ils vous mentent, nous disons la vérité », la propension à faire croire qu’ils sont objectifs alors que ce sont, autant que les autres, des médias d’opinion, et parfois la tendance à relayer sans vérification des informations qui leur conviennent idéologiquement mais qui se révèlent fausses.

Que préconisez-vous finalement contre cette « langue des médias » ?
Une saine méfiance, permanente et intelligente.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

Ingrid Riocreux, Les marchands de nouvelles. Essai sur les pulsions totalitaires des médias, L’Artilleurs, 2018, 524 pages, 22 €.

© LA NEF n°309 Décembre 2018