Premier pape à se rendre dans la péninsule Arabique, François s’est engagé avec un dignitaire musulman à promouvoir la fraternité entre religions. Présentation d’une démarche non dénuée d’ambiguïté.
«Fais de moi un instrument de ta paix. » En choisissant la célèbre prière composée par saint François d’Assise comme thème du voyage qu’il a effectué à Abou-Dhabi du 3 au 5 février dernier, le pape François entendait placer sa démarche sous le parrainage de celui dont il a choisi le nom lors de son élection au siège de Pierre, en 2013. Cela semblait d’autant plus approprié que la visite s’est produite juste huit cents ans après la rencontre du Poverello avec le sultan Malik El-Kamil à Damiette (Égypte). C’était en 1219, lors de la cinquième croisade. Le projet de saint François était de prêcher au monarque musulman la foi en Jésus-Christ et en son Évangile, et c’est ce qu’il fit, persuadé qu’il aurait à verser son sang pour son audace missionnaire. La courtoisie a cependant dominé leurs échanges : il n’y eut ni conversion ni martyre. Au fil des siècles, cet épisode a donné lieu à diverses interprétations dans l’Église catholique. Depuis une cinquantaine d’années, il est souvent présenté comme le prototype du dialogue islamo-chrétien (1).
Le dialogue interreligieux était bien la priorité du pape François en se rendant dans la capitale des Émirats arabes unis (EAU), fédération de sept cités-États fondée en 1971 à l’initiative de Zayed ben Sultan El-Nahyane (1918-2004). Ce pays était sans doute le mieux préparé à accueillir la première visite d’un souverain pontife dans la péninsule Arabique. L’islam sunnite y est la religion officielle mais il s’oppose aux idéologies islamistes qui dominent une grande partie de la région (wahabisme, Frères musulmans).
La population des EAU est de 9 millions d’habitants, dont près de 90 % sont des immigrés (venus du sud-est asiatique, du Levant et d’Occident) auxquels la nationalité émiratie est refusée. Parmi eux, on compte quelque 900 000 chrétiens de diverses confessions, 70 % étant des catholiques. Ceux-ci, latins et orientaux, relèvent d’un Vicariat apostolique d’Arabie méridionale (EAU, Oman et Yémen) dont le titulaire actuel est un religieux capucin, Mgr Paul Hinder, qui réside à Abou-Dhabi où se trouve sa cathédrale, dédiée à saint Joseph.
La Constitution de la fédération concède aux non-musulmans la liberté de culte en leur imposant une totale discrétion, pour ne pas « troubler l’ordre public » (art. 32), sous-entendu en suscitant l’attraction de musulmans pour le christianisme. C’est pourquoi toute activité associative est interdite aux chrétiens. Il existe maintenant une trentaine d’églises aux EAU, dont huit catholiques, toutes dépourvues de clocher et de croix extérieure. Le voyage du pape n’avait donc pas une priorité pastorale, même si les catholiques n’ont pas été oubliés puisque François a présidé une messe dans le grand stade d’Abou-Dhabi, à laquelle ont assisté 135 000 fidèles.
Conférence mondiale sur la fraternité
L’histoire retiendra plutôt la participation du souverain pontife à la Conférence mondiale sur la fraternité humaine, qui a réuni 400 personnalités, juives, chrétiennes et musulmanes, venues de partout. Cet événement était organisé par le Conseil des Sages musulmans, fondé à Abou-Dhabi par Ahmed El-Tayeb, grand-imam de la Mosquée d’El-Azhar (Le Caire). C’est lui qui a invité le chef de l’Église catholique qu’il avait déjà rencontré trois fois. Le 16 octobre 2018, à l’issue de leur dernier entretien au Vatican, privé celui-ci, le Père Yoannis Lahzi Gaïd, prêtre copte-catholique et secrétaire du Saint-Père, a assuré qu’il existe « une amitié profonde » entre les deux hommes (2). À en croire les confidences du pape aux journalistes, c’est à ce moment-là qu’a été finalisé le document intitulé « La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune » qu’il a solennellement signé avec El-Tayeb lors de la Conférence d’Abou-Dhabi.
Que faut-il penser de ce texte présenté comme une étape majeure sur la voie de l’entente entre chrétiens et musulmans ? Une remarque de forme s’impose d’abord. El-Azhar et l’Église catholique s’y présentent comme engageant respectivement « les musulmans d’Orient et d’Occident » et « les catholiques d’Orient et d’Occident ». Or, si le successeur de Pierre dispose de l’autorité nécessaire pour parler au nom de toute l’Église, ce n’est pas le cas du grand-imam d’El-Azhar, car l’islam sunnite ne confère à personne une telle prérogative magistérielle. L’influence de cette institution au-delà des frontières de l’Égypte n’y change rien, même si à Abou-Dhabi le cérémonial autour de la rencontre avec le pape voulait promouvoir El-Tayeb comme « le » représentant de l’islam. Cette limite a été soulignée par le Père Jean Druel, directeur de l’Institut dominicain d’études orientales, situé au Caire. « Cette déclaration commune ne manifeste donc que les opinions d’Ahmed El-Tayeb […]. Si demain son successeur a un avis différent, il n’est pas tenu de reprendre à son compte les déclarations de ses prédécesseurs. Et à l’extérieur, les fidèles musulmans ne sont évidemment pas soumis à son autorité » (3).
Sur le fond, les deux cosignataires énumèrent les nombreux maux dont souffre l’humanité actuelle et promettent d’œuvrer en vue de « répandre la culture de la tolérance, de la coexistence et de la paix ». À cette fin, ils préconisent d’importantes dispositions, telles que la promotion de la pleine citoyenneté et de la famille, la reconnaissance du droit et de la dignité des femmes, la préservation de la vie, l’éducation saine, l’adhésion aux valeurs morales ainsi que la justice pour tous, la protection des lieux de culte, et même la liberté de croyance, de pensée, d’expression et d’action (mais la liberté de conscience est absente), etc. Ils condamnent aussi la justification de toutes les formes de violence au nom de Dieu. « Nous déclarons – fermement – que les religions n’incitent jamais à la guerre et ne sollicitent pas des sentiments de haine, d’hostilité, d’extrémisme. »
Ces promesses ne sont cependant pas dénuées d’ambiguïté. En effet, si les chrétiens et les musulmans utilisent le même vocabulaire, le contenu des mots tels que paix, justice, famille, morale, tolérance, n’est pas identique dans les deux religions. Peut-on encore soutenir que, dans le Coran et la Sunna (Tradition), Allah et Mahomet n’exigent pas des fidèles de l’islam des comportements contraires au Décalogue et à l’Évangile ? Quant à la « tolérance », l’islam ne la conçoit pas en termes de respect dû à tout être humain. Sur tous ces aspects, on voit mal comment le fait de considérer « les religions » comme indistinctement porteuses de toutes les vertus peut apporter de la clarté dans le dialogue.
Surprenantes affirmations !
Tout aussi surprenantes sont l’attestation du pape et du grand-imam de leur « foi commune en Dieu » et leur affirmation que « le pluralisme et les diversités de religion […] sont une sage volonté divine ». Ces positions contreviennent directement aux enseignements du Christ rapportés par les Évangiles et transmis fidèlement jusqu’à nos jours par le Magistère de l’Église. La Déclaration Dominus Iesus (6 août 2000), rédigée par la Congrégation pour la Doctrine de la foi et publiée à la demande de saint Jean-Paul II en réaction à l’indifférentisme professé par un nombre croissant de catholiques, en est la parfaite illustration. Elle dénonce « l’identification entre la foi théologale, qui est l’accueil de la vérité révélée par le Dieu Un et Trine, et la croyance dans les autres religions, qui est une expérience religieuse encore à la recherche de la vérité absolue, et encore privée de l’assentiment de Dieu qui se révèle » (n. 7).
Reste à comprendre la motivation du pape François. En entraînant El-Tayeb à signer avec lui des engagements aussi éloignés des principes de la religion que ce dernier professe, et en endossant des formulations non approuvées par le théologien de la Maison pontificale, le P. Wojciech Giertych, comme celui-ci l’a déclaré, il a peut-être obéi à une subtile stratégie : pressentant que la paix dans le monde dépend aujourd’hui d’une révision structurelle du rapport des musulmans à leurs textes sacrés, pousser l’ambitieux grand-imam à agir dans ce sens. L’efficacité serait ainsi visée.
Ce faisant, le Saint-Père ne prend-il pas le risque d’aggraver le relativisme en cours dans une partie de l’Église et de désorienter les catholiques fidèles ? Il est difficile de ne pas rappeler ici le commentaire de Dominus Iesus par le cardinal Ratzinger qui regrettait la déformation du sens du « dialogue » tel qu’enseigné par Vatican II : « L’idéologie du dialogue se substitue à la mission et à l’urgence de l’appel à la conversion » (4).
Annie Laurent
(1) Cf. l’étude érudite de John Tolan, Le Saint chez le Sultan, Seuil, 2007.
(2) Agence I.Media, 16 octobre 2018.
(3) La Croix, 6 février 2019.
(4) Texte reproduit sur le site InfoCatho, 11 février 2019.
© LA NEF n°312 Mars 2019