Judith Butler et Donna Haraway © Andrew Rusk et Rusten Hogness-Commons.wikimedia.org

L’impasse du féminisme actuel

Le féminisme, idéologie incontournable de la postmodernité, épouse des combats de plus en plus abscons. Nous récapitulons ici les principales raisons de contester le féminisme actuel.

Alors que le féminisme fait partie intégrante de l’idéologie dominante obligatoire, il est plaisant de constater que ce sont deux jeunes femmes qui consacrent chacune un essai percutant pour le démolir : Gabrielle Cluzel (1) et Eugénie Bastié (2). Toutes deux tirent un bilan très négatif du féminisme, les sous-titres des deux ouvrages résumant bien leurs propos, puisque ce serait « les dernières heures du féminisme » pour l’une et « la défaite des femmes » pour l’autre. Pourtant le féminisme n’a-t-il pas déjà gagné la partie, n’a-t-il pas obtenu l’essentiel de ses revendications, ainsi que l’écrit Eugénie Bastié dans son prologue ? Fin de la société « patriarcale » (qui l’était en réalité beaucoup moins que dans les autres civilisations), égalité largement obtenue à tous les niveaux avec des femmes au plus haut de l’échelle sociale, patronnes de multinationales et chefs d’État !…

DEUX EXCELLENTS OUVRAGES

L’intérêt de ces deux livres est de montrer que si le féminisme avait originellement certaines justes exigences, il a vite été noyauté par une idéologie qui allait l’entraîner dans des revendications sans fin. Sa dimension idéologique, à l’instar du marxisme et de sa lutte des classes, a été de voir l’homme comme un ennemi à combattre, comme le détenteur dictatorial de tous les pouvoirs, aussi bien dans la société que dans la famille. Dès lors, la lutte du féminisme a été pensée dans une optique de pure égalité – de type mathématique – faisant fi des différences et de la complémentarité des sexes – les quotas imposés au nom de la parité sont un exemple de cette approche comptable. Ainsi, obsédées par une égalité mal pensée, les féministes n’ont-elles guère développé de réflexion sur la spécificité féminine de la maternité et ont ainsi sacrifié cette dimension centrale à laquelle cependant la plupart des femmes demeurent très attachées. C’est l’image même de la mère au foyer qui a été ridiculisée, comme si consacrer une partie de sa vie à l’éducation des enfants était une tâche subalterne ingrate et indigne – sans même parler du service insigne rendu à la société, la mère au foyer contribuant de façon évidente au bien commun.

Bref, au nom de l’égalité revendiquée par les féministes, on a poussé la femme à travailler – c’est une nécessité dans les familles les plus pauvres – sans vraiment se soucier de lui laisser le choix. Que la femme, comme l’homme, cherche à s’épanouir dans un métier est une chose légitime et que cela lui soit offert aujourd’hui est incontestablement un progrès, ce qui l’est moins est la pression sociale qui s’exerce en ce sens sans qu’une véritable alternative lui soit proposée. Surtout quand le travail en question est peu gratifiant, oblige à de longs moments de transport et impose un stress et un rythme d’enfer pour jongler entre le mari, les enfants et la maison. Une mère au foyer contribuant au bien commun, il serait juste de réfléchir à des systèmes de compensation qui permettraient un véritable choix, et donc aux femmes qui le souhaitent de demeurer un temps au foyer pour s’occuper de leurs enfants, sans perte financière rédhibitoire.

Pour celles qui préfèrent travailler tout en ayant des enfants, Gabrielle Cluzel et Eugénie Bastié ont le courage de reconnaître que cela peut poser des problèmes pour les entreprises, quand elles sont obligées de s’arrêter plusieurs mois pour mener leur grossesse à terme et ensuite s’occuper du poupon, sans que cela relève de la « misogynie » des employeurs, objectivement gênés dans de telles situations. Il est vrai que les grandes multinationales américaines comme Google, Apple ou Facebook ont trouvé la parade : offrir à leurs salariées la congélation de leurs ovocytes avant 30 ans pour qu’elles puissent être mères plus tard – mais quand donc ? à 65 ans ? –, sans nuire à leur carrière.

Pour nombre de féministes, cependant, le problème de la maternité ne se pose pas vraiment, puisque leur plus grande victoire est la totale « maîtrise » de leur sexualité : « un enfant si je veux, quand je veux ! » La contraception, avec l’apparition de la pilule dans les années 60, a permis de déconnecter sexualité et procréation – l’avortement étant heureusement là pour réparer les petits ratés de la contraception. Ce faisant, l’esprit jouisseur de Mai 68 passant par là, on n’a guère réalisé combien la « révolution sexuelle », en dissociant radicalement la sexualité et la procréation, allait plus encore briser le lien entre l’amour et la sexualité : celle-ci, sous la pression sociale, le cinéma, la pub… est devenue un acte totalement banalisé que l’on commet avec n’importe quel « partenaire » de passage ; non seulement il n’est plus question d’amour véritable et encore moins de don de soi ou d’engagement impliquant une responsabilité assumée (notamment à l’égard d’un possible enfant), mais uniquement de la recherche du plaisir des sens – à l’heure du « tout marché », le sexe est devenu une consommation comme une autre. Et tout pousse les plus jeunes à s’engager au plus tôt dans cette quête au plaisir sexuel – à commencer par les odieuses campagnes de l’Éducation nationale –, sans se soucier de leur bien psychologique ni de savoir s’ils le souhaitent vraiment.

Là-dessus, Gabrielle Cluzel a de beaux développements où elle montre avec finesse et humour combien on vole aux jeunes filles leur virginité en leur imposant un modèle de sexualité qui est en fait celui des hommes et non des femmes ! Du point de vue féministe, la « libération sexuelle » est une complète imposture, elle est en réalité une victoire du pire machisme. Et Gabrielle Cluzel a mille fois raison d’insister sur la disparition de la galanterie – qui serait du « sexisme bienveillant » ! – qui marque une régression effrayante dans les rapports homme-femme dont ces dernières sont évidemment les victimes. La galanterie est la fine fleur de la civilisation et elle a été remplacée par la « drague dure » qui consiste à ne plus s’embarrasser de préliminaires pour passer directement au sexe. Dans l’imagination de nombre de jeunes garçons d’aujourd’hui, les filles sont des « coquines » qui ne recherchent que ça – des « putes » pour reprendre leur subtil langage, surtout si elles portent une jupe – ou, quand elles hésitent, des provocatrices (« salopes » en langue jeune) ou des « coincées », des mijaurées que l’on montre du doigt. Bref, cela se traduit pour les filles et les femmes par un climat d’agressivité sexuelle dont on a du mal à croire qu’il s’agisse d’un progrès !

LA QUESTION DE L’AVORTEMENT

Pour les féministes, l’avortement est sans doute l’un des « acquis » les plus essentiels, c’est pourquoi elles ont voulu en faire un « droit fondamental » (en novembre 2014, il n’y avait que sept députés pour s’y opposer). La question est abordée par nos deux auteurs et Eugénie Bastié a le mérite d’y consacrer deux chapitres fort riches. Elle défend une stratégie consistant à ne pas demander l’abrogation de l’IVG pour revenir à l’esprit initial de la loi Veil et mettre en œuvre une politique qui permette de baisser significativement le nombre d’avortements. Bien souvent, ses développements visent justes et elle-même pose l’alternative dans sa brutale simplicité : l’avortement est-il la mort d’un enfant à naître ou seulement l’évacuation d’un amas de cellule ? Tout ce qu’elle écrit montre qu’elle penche indubitablement pour la première solution – même sans certitude, le principe de précaution joue ici évidemment en faveur du futur bébé –, aussi son plaidoyer « pro choice » est-il pour le moins surprenant !

Eugénie Bastié estime que revenir à la loi Veil de 1974 représente le meilleur compromis possible. Le pape Jean-Paul II lui-même, dans Evangelium vitae (1995), reconnaissait la légitimité, pour un parlementaire, de voter une loi de moindre mal sur l’avortement (cf. n. 73). Mais à la condition expresse que sa position personnelle contre l’avortement soit manifeste et connue de tous. On peut donc croire qu’il faille revenir sur l’avortement progressivement, mais il y a une incohérence à vouloir s’arrêter à mi-chemin, car je vois mal comment défendre moralement l’avortement, même au titre du moindre mal, si l’on est conscient qu’il s’agit d’un « crime abominable » (Gaudium et spes, n. 51). Au reste, l’argument d’Eugénie Bastié est ici particulièrement faible : son souci de « santé publique » est louable mais très surfait ; si on devait la suivre, n’y a-t-il pas nombre de délits qu’il faudrait « légaliser » au prétexte qu’ils existeront toujours ? On ne peut accepter le principe qu’une personne soit poussée à poser un acte moralement mauvais permis par la loi : tout avortement peut être évité, encore faudrait-il en effet mettre en œuvre les structures pour que cela soit possible ; là se situent les enjeux à venir sur cette question.

LE NÉOFÉMINISME

Aujourd’hui, le néoféminisme va encore bien au-delà de ces problématiques. En épousant la théorie du genre, dont Judith Butler est l’une des théoriciennes, et en s’alliant à la cause du lobby homosexuel LGBT, ce néoféminisme en arrive à ne plus défendre la femme et à se nier lui-même, tant sa conception de l’humain efface les différences homme-femme, qui ne seraient que le fruit d’un conditionnement culturel et social, l’être se construisant lui-même et déterminant ainsi son « genre ». Ce néoféminisme sombre donc dans l’incohérence en déclarant abolie la distinction des sexes tout en développant une haine viscérale de l’homme, éternel dominateur, violeur en puissance, le « patriarcat » étant une explication centrale du malheur des temps. Ce néoféminisme gauchiste amplifie la vision marxiste qui ne voit le monde que comme une lutte incessante entre dominés – les victimes : les femmes – et dominants – les coupables : les hommes. La vision négative de la masculinité et de l’hétérosexualité se conjugue avec une approche positive de l’homosexualité selon un schéma proche de celui du racisme et de l’antiracisme des années 80, l’archétype de la figure répulsive étant désormais l’homme blanc hétérosexuel de plus de 50 ans – pas étonnant que la figure du père ait été évacuée !

Cet aspect est finement et courageusement analysé par Pierre-André Taguieff qui développe une critique féroce de ce néoféminisme en partant du débat sur la pénalisation des clients de la prostitution (3). « Si le féminisme est loin de se réduire à une vision androphobe du monde, écrit-il, cette dernière doit sa force de séduction au fait qu’elle entre en consonance avec nombre de thèmes féministes radicalisés. Il ne s’agit donc pas du surgissement d’une nouvelle structure sociale de domination, mais de la formation d’une vision polémique du monde dans laquelle l’ennemi est incarné par l’homme, et plus précisément par le mâle hétérosexuel dominateur qui, dans les discours qui le dénoncent, est doté de deux attributs répulsifs supplémentaires : son identité ethno-raciale (l’homme dit “européen” ou “blanc”) et son âge relativement avancé – le “mâle hétérosexuel blanc” étant d’autant plus stigmatisable qu’il est “vieux” » (p. 273-274).

Le fait que ce néoféminisme ait déposé les armes devant l’islam illustre parfaitement ce propos. L’affaire de Cologne a clairement montré que la défense des droits de la femme s’arrêtait dès lors qu’étaient en questions des enjeux supérieurs pour la gauche : l’antiracisme et sa vision idyllique de l’immigration, les « mauvais » ne pouvant être que les Occidentaux, en aucune façon les migrants, forcément victimes ! Souvenons-nous du propos de Caroline de Haas, porte-parole de « Osez le féminisme » : « Ceux qui me disent que les agressions sexuelles en Allemagne sont dues à l’arrivée des migrants : allez déverser votre merde raciste ailleurs. »

« L’affaire des agressions sexuelles de Cologne, écrit encore Pierre-André Taguieff, permet de mettre en lumière les récentes métamorphoses du néoféminisme gauchiste et la banalisation de ce racisme culturel émergeant qu’est le racisme anti-Blancs, alimenté par la mauvaise conscience des Européens qui se dénigrent eux-mêmes en tant qu’ex-colonisateurs, impérialistes ou racistes. Antiracistes avant tout, les néoféministes n’oublient leur antisexisme frénétique que dans un seul type de situation : lorsqu’elles perçoivent un risque de “stigmatisation” des immigrés de culture musulmane, incarnant à leurs yeux le type de la victime maximale » (4). L’antiracisme d’État a ainsi contribué au mythe d’une société multiculturelle idéalisée et favorisé une immigration extra-européenne pléthorique : cette utopie s’effondre aujourd’hui devant la réalité en laissant une situation catastrophique !

Dans un bel essai, Chantal Delsol a rendu justice au christianisme qui, seul, a permis l’émancipation de la femme, tant le principe ontologique d’égalité des sexes va à l’encontre des coutumes de tous les peuples (5). Si la pratique n’a pas toujours suivi la théorie, c’est quand même le christianisme qui a posé cette égalité ontologique (« Il n’y a plus ni homme, ni femme… ») et institué le mariage monogame par libre consentement mutuel. Revenir au christianisme ne serait-il pas le meilleur moyen de défendre vraiment la femme dans toute sa richesse ?…

Christophe Geffroy

(1) Gabrielle Cluzel, Adieu Simone. Les dernières heures du féminisme, Le Centurion, 2016, 130 pages, 11,90 €.
(2) Eugénie Bastié, Adieu mademoiselle. La défaite des femmes, Cerf, 2016, 226 pages, 19 €.
(3) Pierre-André Taguieff, Des putes & des hommes. Tous coupables, toutes victimes, Ring, 2016, 292 pages, 18 €. Excellente critique du néoféminisme, mais nous ne suivons pas l’auteur dans tous ses développements pour défendre la prostitution.
(4) Interview au Figaro Magazine du 20 mai 2016.
(5) Chantal Delsol et Martin Steffens, Le nouvel âge des pères, Cerf, 2015, 264 pages, 19 €.

© LA NEF n°282 Juin 2016, mis en ligne le 16 avril 2020