Mgr Gemayel © DR

Le Liban a une vocation propre

Une nouvelle éparchie pour les maronites de France a été créée en 2012. Entretien avec Mgr Maroun Nasser Gemayel qui en est l’évêque : il a été notamment curé de paroisse au Liban, a été consacré évêque pour les maronites en France et visiteur apostolique pour les maronites d’Europe occidentale en 2012. Il nous présente cette éparchie et nous parle aussi de son pays en crise.

La Nef – En 2012, deux ans après le Synode spécial pour le Moyen-Orient, réuni à Rome par le pape Benoît XVI, ce dernier a créé une nouvelle éparchie (diocèse) pour les maronites de France et vous en êtes le premier titulaire. Pouvez-vous nous expliquer à quels besoins répondait cette décision ?

Mgr Gemayel – Les conditions canoniques et le contexte ecclésial étaient alors favorables à une telle création. Celle-ci est l’aboutissement d’une évolution entamée sous le pontificat de Léon XIII qui, avec la Constitution apostolique Orientalum dignitas ecclesiarum (1894), posa les pierres de fondation d’une conversion des mentalités latines, habituées jusqu’ alors à la praestentia ritus latini. L’idée de la supériorité du rite latin masquait la reconnaissance d’une égale dignité des rites orientaux. Donc, déjà vers la fin du XIXe siècle, la papauté s’est rendue compte que chacune des Eglises orientales demandait à être préservée dans son identité propre. En 1927, Pie XI institua une commission chargée de réfléchir à l’élaboration d’un Code de droit canonique pour les Eglises orientales, lequel sera promulgué en 1990 par Jean-Paul II, dans la foulée du décret du concile Vatican II, Orientalium Ecclesiarum, qui stipule : « Dans sa sollicitude pour les Eglises orientales, qui sont des témoins vivants de cette tradition, le Concile œcuménique désire qu’elles soient florissantes et accomplissent avec une vigueur apostolique renouvelée la mission qui leur incombe ». Un souhait qui concerne les territoires historiques des Eglises orientales mais aussi les communautés établies sur tous les continents, lesquelles bénéficient ainsi de leur droit ecclésial propre.

La création de l’Eparchie Notre-Dame du Liban des Maronites a tenu compte de la diminution numérique et de la perte d’influence des chrétiens au Proche-Orient, mais il ne s’agissait pas tant de prendre en considération l’augmentation de leur présence humaine, sociale, ecclésiale et culturelle en France et en Europe, conséquence de la guerre du Liban, que de répondre à l’évolution des mentalités occidentales : accepter la présence, sur un même territoire de tradition latine, d’une autre juridiction catholique, orientale antiochienne, qui prie et célèbre en langues arabe et syriaque.

Cette nouvelle éparchie, pleinement intégrée à la Conférence des Evêques de France, a pour mission de maintenir un lien fort et permanent des fidèles résidant sur le Vieux Continent avec leurs pays d’origine et de préserver leur identité ecclésiale. Il s’agit de favoriser leurs retrouvailles et de les aider à se réapproprier leur héritage spirituel et culturel pour faire connaître ce précieux patrimoine.

Vous êtes l’auteur d’une thèse intitulée Les échanges culturels entre les Maronites et l’Europe, éditée à Beyrouth en 1984. Peut-on y voir une prédestination à la mission qui vous est confiée en France. Pouvez-vous retracer brièvement votre parcours ?

J’y vois plutôt une grâce du Ciel et l’œuvre de la Providence. Souvent, on met du temps à comprendre la volonté de Dieu dans notre vie. Or, tout projet d’Eglise est décidé, en son temps, par le Seigneur. Deux années d’études à l’Institut catholique de Lyon, puis six ans à la Sorbonne, furent les plus riches de ma vie. J’ai été disciple d’éminents professeurs tels que Gérard Troupeau, Jean-Baptiste Duroselle, Youakim Moubarak. Enfin, j’ai enseigné pendant 27 ans à l’Université Libanaise et à l’Université du Saint-Esprit de Kaslik. Tout ce temps de formation, de recherches, de voyages et d’expérience professionnelle m’a été bien utile pour me préparer au chantier ecclésial qui m’est confié en France et en Europe puisque je suis aussi visiteur apostolique pour le continent.

Votre tâche consiste à organiser un diocèse qui n’existait pas. Qu’avez-vous entrepris dans ce but ?

Tout commencement est difficile. Ce fut donc le cas lorsqu’il m’a fallu travailler à changer les mentalités et même à justifier l’avènement d’une éparchie, y compris quelquefois auprès de mes compatriotes. Il faut dire que les générations nées en France ont oublié leurs origines et se sont latinisées, ce qui n’est pas le cas de leurs parents qui, eux, cultivent leurs racines avec fierté. Ce décalage et la diversité des rites dans nos familles compliquent la mise en place de structures stables. Néanmoins, un an et demi après mon arrivée, j’ai pu établir mon siège à Meudon. Par ailleurs, je n’ai cessé de visiter les grandes villes à la recherche des maronites (ils sont 80 000 en France) pour les fédérer en paroisses. En huit ans, leur nombre est passé de 3 à 10 et nous assurons chaque mois 16 « missions » avec célébration liturgique dans des églises latines pour nos communautés qui ne disposent pas encore de paroisse.

L’une de mes priorités est d’élaborer une catéchèse et une pastorale d’ensemble adaptées à la situation que je viens de décrire. En outre, j’ai besoin de prêtres ayant un profil européen et ils ne sont pas faciles à trouver. D’où l’urgence d’un séminaire maronite en France. Tout cela nécessite d’importants investissements financiers. Vous voyez, le défi est grand ! Il y va de la survie de notre Eglise en Europe.

En octobre 2019, une grande partie du peuple libanais a entamé un mouvement de protestation contre ses dirigeants, auxquels ils reprochent leur incapacité à prendre les mesures nécessaires pour résoudre la grave crise économique, sociale et politique que connaît votre pays. La colère populaire a resurgi à la suite des deux terrifiantes explosions survenues le 4 août dernier dans le port de Beyrouth qui ont dévasté les quartiers à majorité chrétienne de la capitale. Votre Eglise soutient ce mécontentement. Pouvez-vous nous en donner les raisons ?

Depuis sa fondation, vers la fin du VIIe siècle, le Patriarcat maronite a préservé l’identité de la communauté. Il en fut le guide et le représentant sous tous les régimes, depuis les Omeyyades et les Abbassides, en passant par les Croisés, les Mamelouks et les Ottomans. Cette habitude séculaire a conduit le patriarche Elias Hoayek à obtenir de la France la création du Grand-Liban en 1920. Il n’est donc pas étonnant que son successeur actuel, le cardinal Béchara Boutros Raï, entreprenne des démarches diplomatiques auprès des gouvernements du monde. L’Eglise maronite (patriarche, évêques et clergé) est la conscience de son peuple. Son soutien actuel au soulèvement et sa critique des dirigeants politiques sont justifiés par la nécessité de sauvegarder la vocation et la mission de la patrie tout entière, aujourd’hui en danger de mort.

La solution à tous ces problèmes passe-t-elle par l’élaboration d’un nouveau « pacte national » comme le demande le président Macron ? Faut-il envisager la déconfessionnalisation du système politique libanais ?

Le Liban, petit pays du Levant, a une vocation propre : être une association de minorités (chrétiennes, musulmanes mais aussi juive). Sa singularité est d’offrir un message de liberté et de dialogue. Mais son équilibre demeure instable à cause d’un voisinage (Syrie, Israël, Iran, États arabes) qui multiplie les ingérences en s’appuyant sur ses diverses composantes. De ce fait, le peuple libanais est devenu un peuple otage et tout changement présente de grands risques pour le maintien de sa vocation, surtout s’il est mal préparé. Mais il faut aussi compter avec les maux intérieurs, tels que la corruption de dirigeants irresponsables qui faussent le jeu et empêchent la résurrection du pays.

Le 5 juillet dernier, le cardinal Raï a publiquement appelé à l’instauration d’un statut de « neutralité constructive », garanti internationalement, afin de mettre le Liban à l’abri des influences régionales. Quel accueil cette proposition a-t-elle reçu ?

La neutralité est en germe dans le pacte national de 1943. La démarche du patriarche est donc pleinement justifiée et constitue notre espérance. C’est l’une des solutions pour la survie du Liban, mais une partie de la classe politique la refuse, tandis qu’une autre l’approuve. Si les institutions internationales ne l’imposent pas, il s’en suivra un blocage politique inextricable, dont l’une des pires conséquences sera l’exode de la jeunesse formée et compétente qui ira faire profiter d’autres pays de ses inestimables talents.

En tant que membre de la conférence des évêques de France, ressentez-vous la solidarité de vos confrères face aux incertitudes concernant l’avenir des chrétiens du Liban et plus largement du Proche-Orient ?

Bien sûr ! Je ne suis entouré que par des confrères solidaires de « notre cause » maronite et libanaise. Ils nous comprennent et nous soutiennent. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ont visité le Liban et entretiennent des relations stables tant avec des institutions qu’avec des particuliers. Cela nous encourage à promouvoir des jumelages entre diocèses et paroisses, pour le plus grand bien de nos deux poumons ecclésiaux. Assurément, les chrétiens du Liban et du Proche-Orient savent qu’ils ont des alliés sur l’autre rive de la Méditerranée. En tant qu’évêque, je veux dire ma reconnaissance envers le gouvernement et le peuple français.

Propos recueillis par Annie Laurent

© LA NEF n°329 Octobre 2020 (version longue de l’entretien publié dans la version « papier »)