Père Bernard Bourdin, op

Libéralisme et tolérance

Il est devenu coutumier d’affirmer que le « libéralisme » est une philosophie du « laisser faire, laisser passer ». Et que ce qui vaut pour l’économie vaut pour les idées. Ce que nous désignons par « libéralisme » correspond beaucoup plus, en réalité, à son évolution depuis ces dernières décennies au point de l’associer, en matière de mœurs, au libéralisme-libertaire. Pourtant, si l’on se donne la peine d’examiner ses fondements philosophiques, il n’y a rien de plus faux. En témoigne, le fondateur de la philosophie politique libérale. Pour John Locke, libéralisme économique (l’homme qui acquiert des biens par son travail et les échanges), libéralisme politique (distinction des pouvoirs exécutif et législatif) sont inséparables du libéralisme théologique. Autrement dit, pour que l’édifice de la société politique « libérale » puisse se pérenniser, il doit reposer sur l’obligation morale que se doivent les individus, obligation morale fondée sur la loi de nature donnée par Dieu. Pour ce motif capital, il n’y a pas plus attaché à la Loi que le libéralisme.
Il en résulte une conséquence absolument déterminante dans la conception que se fait Locke de la tolérance. Celle-ci ne repose pas tant sur la liberté de conscience que sur la séparation de l’Église et de l’État. Ce qui signifie concrètement que les individus de la société politique libérale sont libres dans leur manière de croire, mais ne sont pas libres de ne pas croire. L’athéisme est par conséquent interdit ! Si la négation de Dieu était tolérée, le fondement de l’obligation morale aurait disparu. Mais il est une autre restriction à laquelle Locke attache beaucoup d’importance, à savoir l’exclusion des catholiques de la société politique. Obéissant à un pouvoir ecclésiastique extérieur (le pape), leur loyauté n’est pas fiable.
Ces deux restrictions sont extrêmement intéressantes au regard du drame que la France vient de vivre. D’une part, le libéralisme n’implique pas en tant que tel un « droit » des individus de croire « sans limites ». Tant la cohésion morale de la société que la protection de la conscience ne doivent en aucun cas être mises en cause, d’où le refus de l’athéisme et d’une religion « étrangère ». En raison de ces deux motifs, le libéralisme tel qu’il se présente dans ses fondements, bien loin de « laisser faire, laisser passer », a intégré l’idée que tout n’est pas tolérable. C’est la leçon qu’il nous faut retenir en cette première moitié du XXIe siècle.
Que je me fasse bien comprendre : il ne s’agit pas d’interdire l’athéisme ou de proscrire le catholicisme, ce qui serait de nos jours absurde. En revanche, notre République démocratique-libérale et laïque aurait tout intérêt à redécouvrir ce juste équilibre entre « conscience » et « cohésion morale » et faut-il ajouter désormais, « cohésion culturelle ». À lire le fondateur du libéralisme, il n’y a rien d’anti-libéral à reconnaître que toute conviction ou croyance n’est pas tolérable dès lors qu’elle menace la cohésion d’une société et la liberté d’expression. Nos principes libéraux s’autodétruisent en refusant de poser des limites strictes. Elles devraient faire partie intégrante des critères d’accueil des personnes étrangères. Ce qui n’est pas réglé dès les premiers moments resurgira quelques années plus tard. C’est ainsi que les fidèles d’une religion voudraient imposer ce qui ne doit pas être enseigné à l’École de la République, conformément à leurs normes morales-religieuses. C’est ainsi qu’un enseignant est décapité parce qu’il ne s’est pas soumis aux injonctions d’une religion et que des fidèles qui prient dans une église sont assassinés. L’intolérable n’étant pas fixé par l’État, une minorité s’en empare.

L’idée de République impossible
C’est l’idée même de République (chose publique) qui est devenue impossible. Pour qu’elle le redevienne, toute conviction qui ne tolère pas l’argument de raison ne saurait être tolérable. Toute conviction qui n’accepte pas d’être limitée par la Loi ne saurait être non plus tolérable. Le libéralisme politique a paradoxalement besoin de la Loi pour exister et faire respecter les droits de l’homme… et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » C’est pourquoi affirme encore la Déclaration de 1789 : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique. » Ce qui revient à dire avec Max Weber que seul l’État a le monopole de la violence (ou de la contrainte) légitime. Quand il y renonce, la violence se répand partout… sans limite ! Il est grand temps de s’intéresser à nouveau aux ressources morales du libéralisme, sans commune mesure avec ce qu’il est devenu, c’est-à-dire la caution idéologique à des droits-créances. Désormais conçu en ces termes, le libéralisme génère sa propre subversion. Le retour du problème politique de la religion en est la plus violente expression. L’islam, religion totalement étrangère à notre histoire philosophique, en est le tragique révélateur par sa frange extrémiste qui revendique des droits pour elle.

Père Bernard Bourdin, op

Le Père Bernard Bourdin est Dominicain de la province de France, professeur de philosophie politique et d’histoire des idées à l’Institut catholique de Paris, spécialiste de théologie politique en contexte chrétien et auteur de plusieurs ouvrages, dont celui avec Jacques Sapir Souveraineté, nation, religion, dilemme ou réconciliation ? (Cerf, 2017) et Le christianisme et la question du théologico-politique (Cerf, 2015).

© LA NEF n°331 Décembre 2020