Fabrice Hadjadj © Melchior Magazin-Pierre Boutinard Rouelle

Être père avec saint Joseph

Fabrice Hadjadj, écrivain, philosophe et père de neuf enfants, dirige l’Institut Philanthropos à Fribourg (Suisse) et est l’auteur de nombreux essais et pièces de théâtre. Entretien sur son dernier livre (1)

La Nef – L’Évangile dit très peu de choses de Joseph, chaste époux d’une Vierge, père « adoptif » d’un enfant né du Saint-Esprit, pas vraiment le profil habituel du père : en quoi peut-il cependant être un exemple pour nous, puisque vous écrivez que personne n’est plus radicalement père que lui ?

Fabrice Hadjadj – L’Évangile ne dit même pas ce que vous dites de lui. Les termes que vous employez appartiennent plutôt à la tradition, et encore ! Je peux concéder « chaste » mais je dois contester « adoptif ». L’adoption suppose l’existence d’un géniteur humain. Or Joseph n’adopte pas le fils d’un autre homme. Ne serait-il pas lui-même le père virginal de Jésus comme Marie est vierge et mère ? C’était la thèse de saint Augustin dans son sermon 51. Lors du recouvrement au Temple, Marie parle de Joseph à Jésus en disant : Ton père et moi… Ne faut-il pas suivre la leçon de Notre Dame ? Au reste, il est temps, dans un contexte de déconstruction de la famille naturelle, d’avoir une vision de la sainte Famille qui préserve aussi bien le mystère de la conception virginale que celui d’une grâce qui ne détruit pas la nature.

Ainsi c’est une vierge fiancée, et non pas célibataire, qui reçoit l’annonce de l’ange. Le fait est loin d’être anodin, d’autant que le fiancé reçoit aussi une annonce angélique. Dieu a donc voulu qu’une femme engagée dans le désir d’un homme soit la Mère de son Fils, et donc que ce Fils soit lui aussi le fruit de l’amour d’un homme et d’une femme.

S’agissant de la paternité de Joseph, mon raisonnement est le suivant : le nom de Père s’applique absolument à Dieu (de qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom, Ep 3, 15). Plus elle se rapproche de celle de Dieu, donc, plus la paternité est parfaite. Or je suis père par l’intermédiaire des forces de la nature, tandis que Joseph est père directement par l’Auteur des forces de la nature : c’est Dieu lui-même qui lui commande de prendre avec toi Marie, ta femme, et de donner à l’enfant le nom de Jésus, double reconnaissance par lesquelles on devient père. C’est en cela que Joseph est plus radicalement et plus parfaitement père que nous.

Vous évoquez dans votre livre la phrase de Péguy sur les pères de famille, les « grands aventuriers du monde moderne » : en quoi sont-ils des « aventuriers » ?

En ce sens qu’en transmettant la vie dans la parole, ils rouvrent l’« avenir » (le mot « aventure » vient de là). Mais il convient ici de distinguer l’avenir et le futur. Le futur est ce que l’on peut programmer : il découle du présent, comme une performance. L’homme du futur est en cela plutôt l’ingénieur. L’avenir est ce qui advient, au-delà de nos plans et de nos performances : il relève de la contingence et de la liberté. L’homme de l’avenir est en cela le père, parce que l’enfant n’est pas son produit – il fugue toujours, pour ainsi dire, qu’il soit pécheur ou saint, prodigue parmi les cochons ou prodige parmi les docteurs. Quant à ceux qui partent au bout du monde pour vivre dans la jungle en se nourrissant d’insectes, c’est souvent parce qu’ils n’ont pas supporté d’avoir un adolescent incontrôlable et une belle-mère en visite.

Pour être père, il faut être fils, dites-vous… Pouvez-vous nous expliquer ce que vous voulez dire ?

Aucun homme n’est simplement père. Il est père et fils. D’abord fils, au point de vue chronologique. Mais, au point de vue d’une certaine assomption intérieure, paternité et filiation grandissent en nous en même temps. Un enfant n’admet pas vraiment d’être le fils de ses parents : il s’identifie plutôt à un chevalier ou un super-héros. Il lui faut une grande conscience historique, qui ne vient qu’avec l’âge, pour comprendre ce que signifie porter tel nom de famille. C’est spécialement au moment où je suis devenu père que j’ai pris conscience de ce que mon père avait été pour moi. Et pour cause, la première fois que le mot « père » apparaît dans la Bible, c’est pour désigner celui à qui l’on tourne le dos : L’homme quitte son père et sa mère… Mais en faisant une seule chair avec sa femme, en ayant un enfant, il se rend compte de cette dette qui ne se solde qu’en poursuivant l’insolvabilité vers l’avenir, c’est-à-dire en donnant à son tour, sans retour, à son propre petit… Enfin, le père humain n’est pleinement père qu’en étant fils de Dieu. Et cela se joue particulièrement à travers ses failles, ses échecs, ses absences mêmes : en les confessant à son fils, il peut le tourner vers le Père des miséricordes.

Votre livre est parsemé de références bibliques, on sent chez vous une grande familiarité avec le texte sacré : d’où vous sont venues cette familiarité et votre dévotion à saint Joseph qui transparaît tout au long de votre livre ?

La Bible est à la fois la source et l’estuaire de la théologie. Jusqu’ici, mes livres étaient plutôt théologiques, mais, l’âge venant, et le fleuve filant vers la mer, je reviens ou plutôt je vais à l’embouchure. Tout ce que j’ai pu apprendre dans l’ordre conceptuel retourne à la narration biblique en l’approfondissant. Le narratif est plus proche de la vie. Le passage du père au fils ne relève pas de la déduction. Le généalogique dépasse le logique. Il n’y a sans doute que peu de versets sur Joseph dans le Nouveau Testament. Mais ce sont les versets qui l’inaugurent et qui forment la charnière avec l’Ancien. Aussi la figure de Joseph, par-delà celle du Joseph de la Genèse, concentre en elle d’innombrables consonances qui renouvellent sans fin l’écoute de la Parole du Père.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Fabrice Hadjadj, Être père avec saint Joseph. Petit guide de l’aventurier des temps postmodernes, Magnificat, 2021, 288 pages, 14,50 €.

© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021