Stefan Zweig (1881-1942) © Wikimedia

Stefan Zweig, Vienne et le temps jadis

Le grand écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942) a été le témoin de la fin d’un monde, celui de l’Empire austro-hongrois et d’une certaine Europe disparue après le premier conflit mondial. Retour sur cet auteur tourmenté.

Sous ses airs policés et élégants d’auteur bon chic et bon genre, Stefan Zweig fait partie de l’avant-garde sérieuse qui rayonne dans la plus belle capitale de l’Europe, au début du XXe siècle : Vienne. Cet écrivain placide, aisé et heureux, séducteur et auteur à succès, distingué, issu de la bourgeoisie juive et lettrée, égal à lui-même, tiré à quatre épingles, yeux de velours un brin mélancoliques, moustaches taillées, vécut sur le volcan, dans une Europe de la crise, connut la chute du vieil Empire autrichien et l’effroyable Première Guerre mondiale, l’exil et la défaite de l’espérance.
De tous les auteurs que Vienne a engendrés, Zweig est celui qui illustre le plus le cosmopolitisme d’une intelligentsia éclatante, d’une élite sûre d’elle et de ses qualités. Ami de Freud, Schnitzler, Richard Strauss, il était de ces écrivains, à l’instar de Paul Morand, qui envisagent l’Europe comme un vaste salon où la vie se fait dans les cafés, qui parlent le français comme le natif et songent de Venise comme d’un archipel. C’est un cosmopolitisme du haut qui prolonge le Concert européen et l’Europe galante. Grand ami d’Émile Verhaeren, Romain Rolland et Paul Valéry, il conçut Londres comme centre de ses affaires et Paris la seconde Patrie qu’il connut en 1902 avec ses omnibus et ses fiacres. Familier des bouquinistes et des concerts, joueur de billard, amoureux des manuscrits inédits, des promenades au musée, des femmes et de Verlaine, son cher poète, il se perdit allégrement dans le tourbillon vibrionnant du beefsteak arrosé de Brouilly et des bistrots rue Campagne-Première. « Je mettais Paris pour récompense » tout était là.
Il y a chez Zweig une tension entre la voluptas in motu, le nomadisme infernal, et la voluptas in stabilitate, le plaisir et les choses ; entre le mouvement et la fixité ; le déplacement et la scrutation. Quand il veut écrire sur Marie Stuart, il part à Londres, il revient à Paris pour écrire sur Marie-Antoinette. Zweig ne peut écrire sans voyager. Cette tension est présente dans son œuvre mais aussi dans sa vie dont la synthèse la plus éclatante est le Monde d’hier (1), sorte de testament autobiographique publié en 1943. Il cherche à raconter, comme il le dit dans la préface, « le destin d’une génération, notre génération singulière ». Les ébranlements « volcaniques » ont ébranlé l’Europe, c’est à Zweig de les narrer : « Je suis né en 1881 dans un grand et puissant Empire, la monarchie des Habsbourg ; mais qu’on ne le cherche pas sur la carte ; il a été effacé sans laisser de trace. » L’âge d’or de la sécurité. Une nébuleuse d’artistes de Rilke à Mahler en passant par les sécessionnistes et Otto Wagner participe à la grandeur de la capitale d’un Empire qui reconnaît ses limites. Elle s’est repliée sur elle-même, façonnant sa propre sécurité, pour être à l’avant-garde des arts : « L’Autriche n’avait plus fait valoir d’ambitions politiques ni connu de succès particuliers dans ses entreprises militaires, que l’orgueil patriotique s’y était le plus fortement reporté sur le désir de conquérir la suprématie artistique. » Qui l’eût cru, l’Empire à l’image du vieux Franz-Josef, s’est consacré au Ver Sacrum, aux idées nouvelles, sentant le sens nouveau de l’art !

Vienne
Toute Vienne est froufroutante en ébullition, « vivre et laisser vivre » était la célèbre maxime viennoise « au lieu de cette valeur allemande qui a finalement empoisonné et troublé l’existence de tous les autres peuples ». Vienne des cafés et celle d’une jeunesse triomphante, précoce, douée pour les lettres, l’amour et les arts, comme Hofmannsthal. La Jung-Wien. Les bordels forment une institution à laquelle s’empresse toute la jeunesse, la syphilis, la marque du Démon, condamne bien des talents à un silence précoce. La sexualité reste, bien que son siècle ne puisse plus être considéré comme pieux, et que la tolérance est désormais une valeur centrale, entachée d’une aura anarchique, perturbatrice qui agite les esprits modernes dont Freud est l’exorciste. La musique est une drogue dure où la simple erreur d’un violoniste à un concert valait la disgrâce à vie des cercles musicaux. La seule exactitude. Mais déjà vient l’inévitable Première Guerre mondiale, conclusion des consciences nationales dans toute l’Europe, de l’Italie du Risorgimento au Compromis Austro-hongrois de 1867. L’Autriche, soumise à la Prusse qualifiée de vulgaire et d’arrogante, s’est pliée à une Alliance disgracieuse ; la mort de Franz-Ferdinand, si elle ne fut pas synonyme de tragédie car l’archiduc, successeur du vieil empereur, était loin de faire l’unanimité, conduisit à la guerre par un jeu d’alliance qui entraîna l’intervention de la France et de l’Angleterre au secours de la Serbie. « Es steht schlimmer als je, die Maschine ist doch schon im Gang. / C’est plus grave que jamais, la machine est déjà en marche. » C’est la défaite de l’Europe, la fin des empires, la chute du rêve dans une guerre civile généralisée.
Stefan Zweig a une plume délicate mais aussi vive, presque sèche et dépouillée, un style au sourire léger, concis et efficace qu’il partage avec Arthur Schnitzler et qui cultive ce sentiment de l’étiolement, ce motif de l’irrémédiable faille cher aux décadentistes comme Catulle Mendès. Sa plume odorante, plaisante, mais taillée comme un scalpel charcute le cœur de l’homme. Il n’a pas, à la différence de son ami Josef Roth, un talent pour le lyrisme et le burlesque comme on le goûterait dans La Marche de Radetzky, roman de l’effondrement, roman à thèse et roman comico-tragique sur l’épopée renversée des von Trotta. Ses romans sont vifs, avec un talent pour la finesse. Notons La Confusion des sentiments. Un universitaire se remémore le souvenir de son professeur de philologie qui lui ouvrit les voies de l’esprit. Au-delà de l’amour de l’étude, ce texte évoque l’amour entre deux hommes et les ambiguïtés qui s’agitent contre la morale, la loi et le regard de l’autre. Le professeur a une attitude double et déconcertante envers lui : tantôt il le laisse se rapprocher de lui, tantôt il le repousse froidement. Ce comportement plonge l’étudiant dans une profonde confusion qui tourne rapidement au grand tourment.
L’œuvre de Zweig, saluée par Freud, a une logique récurrente : mettre en lumière des luttes internes déclenchées par un évènement externe. Cette logique-là est présente dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, récit d’une jeune femme qui s’enfuit de son monde avec un jeune homme connu une seule journée auparavant. Les commentaires de la narratrice et d’une vieille dame anglaise vont bon train pour décrire les feux et les passions dévorantes qui, malgré les braises éteintes, secouent toujours les cœur les plus purs.
Stefan Zweig excelle aussi dans l’art du portrait pour y déceler la clef du génie et de ses mystères. Une galerie ferait même une allée nouvelle du Louvre ou du Prado. Nietzsche décrit le philosophe comme le martyr du monde, homme qui enfante dans la douleur ses idées, homme névralgique, aux nerfs d’acier prêts à rompre, à la tête bouillonnante comme un alambic. Son Magellan a de quoi enflammer l’imagination par l’aventure coriace et courageuse d’un doux rêveur ; son Honoré de Balzac est un monument à la force créatrice ; la Vie de Tolstoï retrace le comment du pourquoi d’une conversion mystique d’un écrivain au faîte de sa gloire.

La fin d’un monde
Oui, le monde d’hier est passé. En 1916 meurt le vieil empereur, en 1918 l’Empire devient une république fédérale gangrenée par le socialisme, en 1938, elle est annexée au Reich allemand comme une grosse province d’empire. Quelle disgrâce ! Zweig, pourtant si prompt à déceler les perversités du cœur, mais peu lucide en politique, n’a pas vu la montée du nazisme. À Salzbourg, il n’a rien vu de la montée de Hitler au pouvoir, alors que Josef Roth, partisan de la restauration de l’Empire, dès 1938 dans La Crypte des Capucins, avait cerné l’apparition des hommes en uniforme noir, Hugo Boss pullulant dans les cafés. Les drapeaux à l’aigle, jaune et noir, sont remplacés par les drapeaux à croix gammée sur fond rouge. Zweig crut que l’ordre de l’Histoire se débarrasserait de Hitler sans drame, c’était sa grande erreur. Vint l’exil. Adieu à l’Europe qui s’en va. Hofmannsthal meurt en 1929, Schnitzler en 1931, Roth en 1939. Après un exil à Londres, le voici, perdu à l’autre bout du monde, au Brésil, à Petrópolis. Alors qu’il est en bonne santé mais rongé par la bile noire enfouie dans son cœur, il commet le suicide avec sa femme, en 1942, désespéré de voir son monde qui s’effondre, qui ne s’en remettra pas et dont la résurrection est impossible. Heurs et malheurs ont emporté Zweig, la société qu’il aimait tant a disparu mais sa plume en a gardé la forme et l’essence principale.

Nicolas Kinosky

(1) Stefan Zweig, Le monde d’hier (1943), Folio, 2016, 592 pages, 8,20 €.

© LA NEF n°347 Mai 2022