Combat contre l’avortement au Canada : un souffle de vie venu des États-Unis

Jean-Léon Laffitte est président de l’Association des parents catholiques du Québec. Il travaille sur la question de l’avortement dans sa province et au Canada depuis 1988. À la veille des élections de mi-mandat aux États-Unis de ce 8 novembre 2022, il explique la situation vue d’Amérique.

La Nef – Pourquoi vous êtes-vous engagé dans ce combat pour la défense de la vie en 1988 ?
Jean-Léon Laffitte
– Par ce que cette année-là, la Cour suprême du Canada a décriminalisé l’avortement et créé un vide juridique, c’est-à-dire que la Cour suprême a demandé que le Parlement canadien légifère. Ce dernier a tenté de le faire une fois mais sans succès. Dès lors, ce vide juridique permet d’avorter jusqu’à la naissance, pour quelque raison que ce soit. Tout d’abord, cela m’a paru impensable que l’on puisse tuer un enfant, comme ça, au Canada. Je pense que le droit à la vie est à la base de tous les autres droits. Dans un second temps, l’avortement veut dire qu’on n’a même pas le droit d’être pauvre ! L’argument souvent utilisé pour justifier cet acte est que cet enfant non désiré va finir dans la rue, seul et pauvre. Et donc qu’il vaut mieux le supprimer. Ce pessimisme-là m’a toujours révolté. Affirmer cela, c’est ne pas croire que d’autres peuvent accueillir et aimer cet enfant non désiré. Mais quelle vision inhumaine et horrible de la société des hommes !

Jean-Léon Laffitte © DR

Quelle est la situation actuelle en matière d’avortement au Canada ?
Cette décision est laissée au bon vouloir du médecin et de la femme concernée. C’est une question qui est laissée à chaque hôpital, à chaque équipe bioéthique quand il y en a une. À l’hôpital Sainte-Justine de Montréal, notre hôpital spécialisé pour les avortements du dernier trimestre de la grossesse, certaines équipes médicales n’ont pas voulu y participer. Il y a eu en interne de grandes discussions. Une équipe bioéthique a même fait des recommandations –comme celle d’administrer des antidouleurs aux enfants à naître ; on sait, et aucune étude ne le conteste, que dans le dernier trimestre, les enfants ressentent la douleur – mais elles n’ont jamais été suivies. À l’échelle nationale, quand des médecins ne réussissent pas à avoir une équipe médicale complète pour procéder à l’avortement du dernier trimestre, la patiente est alors envoyée aux États-Unis. Là, cet acte est pratiqué sans aucun problème et il est même remboursé par le Canada.

Des chiffres ?
Cela varie d’une année à l’autre. En gros, pour le Canada, on compte 100 000 avortements par an pour 38 millions d’habitants. Dans la province du Québec, on tourne autour de 25 000 interruptions de grossesses pour 8,5 millions d’habitants. Oui, cela semble diminuer avec le temps mais on ne comptabilise pas toujours les avortements médicamenteux qui augmentent petit à petit.

Pourquoi le nombre d’avortements baisse-t-il ainsi ?
En fait, ce sont les avortements chirurgicaux qui diminuent, ceux qui se font directement sur place dans les hôpitaux ou dans des cliniques spécialisées. Ces dernières sont réparties sur tout le territoire. De plus en plus, au Canada comme ailleurs, ce sont les avortements médicamenteux qui prennent la place. Ils sont pris sous forme de pilules, en une ou deux fois. Dans ce cadre, la femme subit toutes les conséquences, seule.

Quelle est la place du père ?
Elle est absente. Le père n’a pas son mot à dire. C’est un peu comme ça que s’est décriminalisée l’interruption de la grossesse chez nous. En 1988, un père a fait un procès à sa femme qui voulait se faire avorter. C’est allé jusqu’à la Cour suprême du Canada. Trouvant que la procédure prenait trop de temps, la mère est allée se faire opérer aux États-Unis même si le procès était en cours et qu’aucune décision n’avait été prise ! Elle a ensuite été graciée et la criminalisation de cet acte est tombée à ce moment-là. Depuis, le père n’a aucun mot à dire dans ce choix.

Depuis lors, l’État mène-t-il une politique engagée en la matière ?
Le parti libéral canadien des Trudeau père et fils, a toujours été favorable à cette décriminalisation de l’avortement décidée cette année-là. Pour eux, cette question se discute entre le médecin et la femme. Il n’y a donc aucune loi à voter car aucune législation ne doit venir s’immiscer entre ces deux personnes. Des partis d’opposition ont bien tenté d’encadrer cette pratique abortive, notamment à cause des avortements sélectifs liés au sexe de l’enfant ; au Canada, certaines communautés, à l’instar de ce qui se vit en Inde, ont davantage de garçons que de filles à cause de cette sélection. Mais tous les partis, sauf le parti conservateur du Canada, désirent une possibilité d’avorter sans limites dans le temps, pour quelque raison que ce soit.

Que dit l’Église ?
En 1988, l’assemblée des évêques de la province québécoise a proposé que l’avortement soit autorisé jusqu’à la douzième semaine de grossesse. Ce sont alors les pro-vie du Québec qui ont repris la position de saint Jean-Paul II et qui l’ont fait connaître partout au Québec en rappelant que le chrétien en politique ne peut participer à la mise en place d’une loi favorable à l’avortement. Il ne peut qu’apporter des restrictions à des lois plus permissives, son refus de l’avortement dès la fécondation étant connu. À la différence des États-Unis, l’Église catholique au Québec, bien qu’en communion avec l’enseignement de l’Église universelle, ne parle pas de cette réalité. Pour elle, c’est un choix politique et elle ne veut pas participer au débat, ni en chaire ni dans les médias. Elle ne serait d’ailleurs pas entendue, puisque censurée dans les journaux et les médias.

Quelles sont les proportions entre pro-choix et pro-vie au Canada ?
Il faut d’abord distinguer ce qu’on entend par ces dénominations. Oui, il y a une majorité de personnes qui sont pro-choix au Canada : parmi elles, des personnes favorables pour l’avortement jusqu’au dernier moment de la grossesse et d’autres qui sont pour cette interruption jusqu’à la 21e semaine, à partir du moment où l’on considère que l’enfant est viable hors du sein de la mère. Les statistiques canadiennes n’ont jamais été précises sur cette distinction.

Même s’ils sont peu nombreux dans le pays, qui sont les opposants à l’avortement aujourd’hui ?
On compte de plus en plus de jeunes qui s’impliquent et pour qui c’est inconcevable qu’on tue ainsi des enfants. Le bouche-à-oreille voit leur nombre s’accroître comme dans les membres du « Center for bioethical reform » de Toronto, dans la province de l’Ontario. Ce groupe est très dynamique et travaille, à travers le pays, à former les personnes, pour les manifestations et l’argumentation raisonnée, à l’écoute de ce que les personnes pro-choix peuvent vouloir apporter, mais indéfectiblement liée à la défense de l’enfant à naître. Au Québec, le groupe « Montréal contre l’avortement », qui est constitué de francophones, d’anglophones et de latinos, est ainsi aidé et formé par ces personnes de Toronto à manifester dans la rue et à argumenter.

Sont-ce uniquement des groupes confessionnels ?
Non, aucun ne l’est sauf peut-être « Campagne Québec-Vie » qui affiche une orientation confessionnelle catholique avec la nouvelle direction depuis une dizaine d’années. Ce groupe fondé par le diplomate Gilles Grondin a fait un énorme travail depuis, tenant seul le flambeau politique, alors que des centres d’aide aux femmes enceintes en difficultés naissaient un peu partout à travers la province. Personnellement, je pense que c’est mieux de ne pas être confessionnel pour rassembler le plus de personnes possibles afin de lutter unis contre l’avortement. Aux États-Unis, on trouve même des groupes d’athées, un groupe minoritaire du parti démocrate aussi.et même parfois des d’anarchistes pro-vie. Bien sûr, la majorité des pro-vies sont chrétiens.

On le voit dans l’actualité, pourquoi ce combat revient-il aussi fort aux États-Unis ?
Il a toujours été très présent dans la société américaine. En fait, ce qui vient de se produire à la Cour suprême des États-Unis a donné un coup de pouce aux mouvements pro-vie. En 1973, la jurisprudence Roe vs Wade, a permis de pouvoir avorter partout aux États-Unis. Fin juin 2022, la Cour suprême a montré que cette jurisprudence n’avait rien de constitutionnel. Et chaque État américain a retrouvé son autonomie pour légiférer sur le sujet. Une dizaine d’États ont immédiatement interdit l’IVG à partir de la loi qui avait été invalidée par le jugement Roe Vs Wade, mais remise en vigueur avec le jugement du 24 juin dernier.

Comment cela se passe  ?
C’est un combat énorme. Certains évoquent une similitude avec la Guerre civile aux États-Unis pour la question de l’esclavage. Je ne pense pas que cela va aller jusque-là. Mais on a vu quand même des interventions du FBI sur des militants pro-vie assez choquantes. Comme celle sur ce père de famille de sept enfants qui a été arrêté en pleine nuit, devant ses enfants, par des membres du FBI armés. Son tort ? Avoir participé à une manifestation pro-vie… Ce sont des tentatives d’intimidations qui viennent du gouvernement Biden. Gouvernement qui vient d’ailleurs de dire que cette question de l’avortement serait au cœur des élections de mi-mandat de ce début novembre et qu’il s’engageait de toutes ses forces à ce que l’avortement soit légal partout aux États-Unis malgré la volonté des États qui l’ont interdit. La situation est assez explosive et parfois ubuesque : on a entendu une sénatrice défendre l’avortement car cela fait baisser l’inflation selon elle… Et que dire de l’Église sataniste américaine qui poursuit en justice le gouvernement américain parce qu’elle est entravée dans sa liberté religieuse : depuis juin dernier, elle ne peut plus faire ses rituels sataniques qui vont de pair avec ces avortements…

Pourquoi cet acharnement du président Joe Biden qui se présente pourtant comme catholique ?
C’est difficile à expliquer. Par le passé, Joe Biden s’est prononcé à plusieurs reprises contre l’avortement. Mais depuis qu’il a été candidat à la présidence américaine, il a complètement changé d’avis. Le parti démocrate, son parti, a toujours été pro-choix donc il a dû se plier à cette politique-là. C’est pour eux, désormais, une question essentielle comme le fut la question de l’esclavage à l’époque, qu’ils ont également défendu. Ils se trouvent de nouveau du mauvais côté de l’histoire… La tension est très forte : sur les réseaux sociaux, il y a des publicités extrêmement hargneuses contre le mouvement pro-vie. On a vu ces derniers mois des églises vandalisées ou incendiées. Des centres d’aide aux femmes enceintes en difficulté ont subi le même sort. Bien que des groupes connus aient revendiqué ces actes, personne n’a été poursuivi et encore moins puni.

Quelles sont les racines de cette question de l’IVG ?
Cette question rejoint tout le monde. Faire cesser l’avortement, c’est remettre en cause la liberté sexuelle. On veut pouvoir avoir des actes sexuels sans être lié par les liens du mariage sur le long terme. Et si un enfant arrive, il faut vite trouve le moyen de s’en débarrasser à tout prix ! D’un côté, les pro-vie demandent que chacun se responsabilise et choisisse un partenaire avec qui il est prêt à éduquer un enfant si celui-ci arrive. D’un autre côté, les pro-choix disent que la contraception n’est pas efficace à 100 % et que dans la majorité des cas, des actes sexuels à répétition causent, à un moment ou un autre, l’arrivée d’un enfant. Et que cela appelle donc la contraception de dernier recours : l’avortement… Deux esprits irréconciliables semblent s’affronter, mais la Vérité triomphe toujours avec le temps, il est nécessaire par contre qu’elle soit dite et répétée avec la même conviction et la même ténacité que les partisans de la mort des enfants à naître le font. La parole de votre jeune bergère est une vérité universelle. « Les soldats combattront, et Dieu donnera la victoire. » D’ailleurs, sainte Jeanne d’Arc a toujours été il me semble, une sainte très aimée par le peuple américain. Son cri rejoint la règle ignatienne de travailler comme si tout dépend de nous, sachant que tout dépend de Dieu…

Quelle est votre espérance actuelle ?
Que la vague américaine pro-vie nous submerge complètement. Ici, au Canada, on s’intéresse à la politique américaine et nombre de Québécois partent en vacances en Floride l’hiver, parfois pour six mois. Nous sommes influencés par notre voisin. C’est un souffle qu’on espère pérenne, notamment dans notre province québécoise où il y a le plus de cliniques d’avortement par habitant dans tout le pays. Un comble pour le coin d’Amérique où il y avait des familles avec dix à quinze enfants par foyer au début du XXe siècle ! Dans les années 1950, il y avait 95 % de la population qui était catholique pratiquante. Ici, nous sommes un peu moutonniers et être différent, c’est être exclu. Alors, pour rester dans le groupe, à coups d’émissions télé et d’enseignement scolaire orienté, le nouveau « vivre ensemble » s’est construit selon des valeurs libérales. Désormais, pour faire partie du groupe, il faut penser et s’afficher pro-choix. Cela ne pourra changer que si les pro-vies acceptent de témoigner. Ce qui veut dire accepter d’être profondément haïs.

Propos recueillis par Louis Plantier-Vassal

© LA NEF le 27 octobre 2022, exclusivité internet