Roland Hureaux, essayiste, haut fonctionnaire et homme politique, est l’auteur de nombreux essais. Il nous parle ici de son dernier livre consacré à Jésus de Nazareth.
La Nef – Les livres sur Jésus ne manquent pas : pourquoi un nouveau livre sur Jésus ? Que votre livre apporte-t-il d’original aux publications existantes ?
Roland Hureaux – Les livres sur Jésus ne manquent pas : pourquoi un nouveau livre sur Jésus ? Que votre livre apporte-t-il d’original aux publications existantes ?
Jésus est un sujet sur lequel il ne faut justement pas chercher à être original. Certains auteurs ont eu des succès faciles en disant que Jésus était un zélote, qu’il avait eu une liaison avec Marie-Madeleine ou qu’il avait séjourné chez les Esséniens. J’ai voulu éviter ces facilités et rester sérieux, évitant de m’écarter sans de bonnes raisons de la lecture traditionnelle.
Ceci dit, j’ai apporté un regard qui m’est propre.
D’abord par mon intérêt d’historien pour le Ier siècle romain qui éclaire le contexte. J’ai voulu décrire un Christ incarné dans son époque. Imaginez qu’en voyageant quelques jours en bateau, vous pouviez le voir prêcher à Jérusalem puis voir l’empereur Tibère à Rome ; ils ne vivaient pas dans des univers parallèles !
Autre particularité : mon expérience de l’administration et de la politique. Elle m’a permis de comprendre mieux que d’autres le comportement des acteurs. Vous savez que certains doutent de l’historicité des Évangiles et même de l’existence de Jésus-Christ. Une des preuves les plus fortes de cette historicité me paraît être le réalisme profond de la description des comportements : des autorités, des apôtres, des foules. Les évangélistes étaient à coup sûr de très fins observateurs de la psychologie collective. Cela, bien entendu, les crédibilise.
J’ajoute au titre de mon regard spécifique, un zeste d’anthropologie ( Frazer, Girard) , pas très à la mode en un temps où on essaye d’effacer toute mention du « sacrifice », mais qui relativise l’idée qu’il y ait eu un peuple régicide, déjà condamnée par le Concile de Trente.
Votre approche est principalement historique : sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?
D’abord et avant tout les quatre Évangiles dont j’ai essayé de n’oublier aucun passage important. Il n’y a guère d’autre source sérieuse, mais quatre textes ce n’est déjà pas si mal. À partir de là, j’ai fait, en plus des chapitres proprement historiques, une mise en ordre thématique de ce qu’on y trouve. J’ai eu une attitude d’historien bienveillant, évitant la méfiance systématique de certains savants, qui, après tout, n’étaient pas sur place pour justifier leurs doutes. Les évangélistes sont des juifs respectueux du 9e commandement ( « tu ne porteras pas de faux témoignage ») : pourquoi nous auraient-ils trompés ? J’ai laissé cependant ouvertes quelques interrogations, ainsi s’agissant des miracles. Il arrive que l’on aille chercher des explications compliquées alors que les Évangiles en donnent de suffisantes, par exemple, nous y reviendrons, sur le comportement de Caïphe. J’ai aussi beaucoup utilisé l’Ancien Testament, non comme source directe mais pour comprendre pourquoi les témoins disent que Jésus réalise les prophéties, plus les Actes des apôtres et saint Paul pour certains compléments.
Les apocryphes ou les textes de Qumran, contrairement à ce que certains croient, ne nous apprennent pas grand-chose (sauf l’enfance de la Vierge dans le proto évangile de Jacques, incertain historiquement).
L’autre grande source, non chrétienne, elle, ce sont les récits historiques de Flavius Josèphe ; ils parlent peu de Jésus mais nous en apprennent beaucoup sur le contexte politique.
Sur le même contexte, le Talmud nous donne de précieuses indications qu’il ne faut pas mépriser. Je suis reconnaissant au regretté père Michel Remaud de me les avoir signalées. Outre les sources primaires, j’ai aussi utilisé beaucoup l’œuvre de Jacqueline Genot-Bismut, universitaire juive bienveillante pour les Évangiles et pleine d’éclairages originaux.
Vous vous êtes intéressé à cerner la personnalité de Jésus et son enseignement : quel portrait dresseriez-vous à grands traits de Jésus ?
Je vous renvoie sur ce point à mon chapitre IV. Pour faire bref, il apparaît comme un surdoué qui comprenait certainement plusieurs langues, dont le latin, non liturgique mais administratif, et savait par cœur la Bible. Il est hypersensible, notamment aux souffrances d’autrui, mais aussi aux résistances des Juifs. Il est doux et, en même temps, violent, au moins en paroles, et doté d’une exceptionnelle autorité sur les foules : « il parle avec autorité et non point comme les scribes ».
Il est un leader dirions nous, ce que tout pasteur doit être, on l’oublie trop. Disant cela, je le décris comme on pourrait décrire n’importe quel personnage historique. C’est la ligne que nous dicte le Concile de Chalcédoine : deux natures, « sans séparation » mais aussi « sans confusion ». Nous devons considérer que s’il est surdoué ou fait des prodiges, ce n’est pas parce qu’il est fils de Dieu, comme le suppose une théologie facile, mais à partir de mécanismes humains, quoique exceptionnels. Nous retrouvons là l’importance de l’incarnation.
Que pensez-vous de la distinction faite par certains exégètes entre le « Jésus de la foi » et le « Jésus de l’histoire » ?
Elle est absurde pour toutes les raisons que je viens de dire.
Tout aussi absurde est d’avoir ressassé pendant des décennies dans nos paroisses que « les Évangiles ne sont pas un récit historique », ce qui, reçu par les gens ordinaires, est compris comme « ils ne sont pas vrais ».
Que pouvez-vous nous dire du contexte historique dans lequel Jésus évolue ?
C’est une période de crise comme il y en a eu beaucoup dans l’histoire mais celle-là est particulière. La venue de Jésus coïncide avec l’instauration de l’Empire Romain comme espace de paix. Immense nouveauté dans une humanité où tout le monde avait toujours été peu ou prou en guerre avec ses voisins – voyez le livre des Juges ou l’Iliade. L’empire romain, après l’Empire hellénistique qui l’avait précédé, c’est déjà une sorte de mondialisation, que la paix favorise. On a, dès l’Antiquité, fait un parallèle, plus historique que moral, entre Auguste et Jésus. Mais la civilisation hellénistique suscite la résistance des juifs, des Macchabées aux Pharisiens et à Jésus qui s’accrochent à la loi juive par fidélité mais aussi pour préserver leur identité contre le cosmopolitisme grec. La mondialisation détruit certains cadres sociaux : l’écart entre les riches et les pauvres, ceux dont parlent les paraboles s’accroît. Le banditisme se développe.
Ces changements créent une anxiété religieuse qui pousse les gens vers les prédicateurs comme Jean le Baptiste, Jésus ou d’autres.
Les Romains sont sans doute impopulaires mais aucun groupe ne remet leur présence en cause : ni les Sadducéens, ni les Pharisiens, ni les disciples de Jésus. Un courant zélote existe mais il est durement réprimé et ne devait sortir de la clandestinité que lors de la révolte de 66-70. Les Zélotes n’apparaissent pas dans les Évangiles. Pas plus que les Esséniens d’ailleurs, ce qui reste à expliquer.
Quelles étaient les principales nouveautés apportées par Jésus ?
Une des thèses de mon livre c’est qu’il y en a moins que l’on croit. Jésus est d’abord juif. L’enseignement de Jésus c’est la fidélité à la loi de Moïse, dont pas « un iota ne passera » ; Jésus, comme Paul, dit que cette loi est tout entière contenue dans les deux premiers commandements : aimer Dieu, aimer son prochain, ce que les Pharisiens, pour la plupart, ne voient pas. Mais dire cela n’est pas instaurer une nouvelle Loi. Comme Jésus, les Pharisiens sont très attachés à la Loi : si leur opposition à Jésus est si forte, c’est, paradoxalement, parce qu’ils en sont proches, comme il arrive souvent.
Des textes comme le Magnificat ou les Béatitudes que l’on croit typiques de l’esprit des Évangiles sont des collages de l’Ancien Testament !
Des obligations tenues pour évangéliques comme la miséricorde ou le soulagement des pauvres sont très largement développées dans l’Ancien Testament.
Ce qui n’y est pas : par-delà la nécessité de donner aux pauvres, celle, nouvelle, d’être soi-même pauvre ou encore l’appel à redevenir un enfant. Les pauvres et les enfants sont les premiers héritiers du Royaume annoncé par jésus : cela est nouveau.
Le passage d’une religion ethnique à une religion universelle était déjà esquissé dans le judaïsme tardif et il apparaît surtout dans les dernières prédications de Jésus, mais il n’exclut pas la préséance des Juifs.
Qu’est-ce qui a justifié la mise à mort de Jésus ?
Je vous le disais : les explications les plus simples sont souvent les meilleures, les plus cohérentes politiquement. Caïphe les donne à ses proches. Jésus n’est certes pas un révolutionnaire social, mais les Romains risquent de s’inquiéter des remous qu’il provoque et arriver en force. Ils vont alors abolir les privilèges des Juifs, raser Jérusalem, exactement ce qui devait se passer 66-70. Ajoutons le rôle clef, juste avant, de la résurrection de Lazare, dont Jésus dit, notons-le, « il repose, je vais le réveiller » . Ce prodige est susceptible d’accroître dangereusement l’autorité de Jésus ; il faut donc l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard.
Vous abordez aussi la question du jour de la mort de Jésus le vendredi et de l’institution de l’Eucharistie le jeudi : que pouvez-vous nous en dire ?
Je me suis inspiré des travaux trop peu connus d’Arthur Loth. La symbolique chrétienne fait de Jésus l’Agneau de Dieu, immolé au jour de la Pâque. Mais toute exécution était interdite ce jour-là. Comment résoudre la contradiction ? Une hypothèse est que le calendrier de Jésus, avançait d’un jour par rapport à celui du Temple. Cela parce que les Galiléens, étaient restés attachés à un calendrier plus traditionnel. Les Esséniens aussi, semble-t-il, mais je ne crois pas, pour ma part, que Jésus les ait fréquentés.
Vous tentez d’apporter des éclairages nouveaux sur certains sujets comme le jeune homme riche, le sens des paraboles, la vision de Jésus sur la richesse, le ciel, l’enfer… Pourriez-vous nous en dire un mot ?
Nouveaux et pas nouveaux. Que les paraboles n’aient pas eu pour but de mettre la doctrine à la portée des simples, au contraire, que Jésus ait annoncé un enfer de souffrances éternelles, c’est écrit en toutes lettres dans les Évangiles. Que Paul ait été le jeune homme riche n’est qu’une hypothèse personnelle que rien ne contredit. Un argument qui n’a rien d’historique : ce jeune homme avait visiblement des qualités exceptionnelles ; or, comme le montre l’histoire de Jonas, il est rare que Dieu lâche si facilement quelqu’un qu’il a accroché !
Quel était l’état de l’opinion à Jérusalem avant l’arrestation de Jésus ?
Jérusalem, l’Évangile le dit, commençait à être largement acquise à Jésus. « Si nous laissons faire, tous iront à lui » . D’où le caractère soudain et brutal que prend son arrestation. La foule est certes sensible au charisme du prédicateur et sur ce terrain, Jésus surclassait la caste dirigeante, mais elle est aussi sensible au rapport de force. L’arrestation faite de nuit, la présentation dès le début du vendredi d’un homme abîmé par un premier passage à tabac, la crucifixion elle-même, châtiment dégradant, tout cela devait être perpétré très vite. D’où l‘invraisemblance politique de la thèse selon laquelle ces évènements se seraient étalés sur plusieurs jours.
L’arrestation de Jésus, c’est un « coup d’État » qui doit prendre tout le monde par surprise.
Les foules étaient également sensibles à la qualité, jamais contestée, de fils de David que tout le monde reconnaît à Jésus.
Il est donc, dit Nathanaël, roi d’Israël.
J’ai particulièrement insisté sur cette dimension royale. Pilate aussi quand il écrit sur la croix « Jésus de Nazareth, roi de Juifs » , un titulus que j’ai repris comme titre de mon livre, même s’il ne le résume pas entièrement.
Un dernier mot ?
Je n’ai suivi aucune mode, pas même celles des exégètes officiels auxquels il arrive d’ailleurs de changer. Mon livre, je pense, n’aura pas à être mis au pilon dans vingt ans.
C’est donc un livre pour l’avenir. Mais c’est aussi un livre pour le présent : dans l’état de délabrement de la foi et, d’ailleurs, de tous les repères de là société, j’ai voulu planter du personnage Jésus un portrait clair qui instruise tous ceux, croyants ou incroyants, qui n’en connaissent que quelques clichés et qui ont le désir d’en savoir davantage.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Roland Hureaux, Jésus de Nazareth Roi des Juifs, Desclée de Brouwer, 2021, 576 pages, 23 €.
© LA NEF n°354 Janvier 2023. Version longue intégrale de l’entretien paru dans La Nef.