Socrate enseignant à la jeunesse ©Wikimedia

Socrate sur les ondes

– Il est onze heures sur Radio Tendances. Il est temps de passer l’antenne à Georges Ladandinière pour son émission L’esprit ouvert. Bonjour Georges.
– Bonjour Armande, bonjour à toutes, bonjour à tous. Bienvenue pour cette nouvelle édition de L’esprit ouvert , en compagnie de Claudine Sotenville. Bonjour Claudine, comment allez-vous ce matin?
– Bonjour Georges, dites-moi, vous portez un magnifique tee-shirt !
– N’est-ce pas ? Aujourd’hui, nous accueillons le philosophe Socrate. Bonjour Socrate.
Socrate salua aimablement.
-Qu’il est laid ! murmura Claudine à l’oreille de l’animateur en chef, heureusement que nous ne sommes pas à la télé !
– Bonjour Socrate… Bonjour…!
Pourquoi ne répond-il pas, ce zouave ? pensa Ladandinière. Mais en bon professionnel qu’il était, il reprit :
– Alors Socrate, vous êtes un philosophe réputé, vous avez beaucoup écrit.
– Non, par Zeus, je n’ai rien écrit.
– Vous n’avez rien écrit ?
– Pas une ligne.
– Mais alors…, mais alors… ? Enfin…, je veux tout de suite vous demander votre avis sur l’affaire qui nous préoccupe tous. Hier, vous le savez certainement, le site prestigieux Manip-média a publié un témoignage accablant contre le ministre Constant Tournebride. Je rappelle l’affaire : le jeune Tournebride aurait dérobé trois ou peut-être quatre billes à Stéphanie Baratineuse au jardin d’enfants et, sur ses protestations, aurait répliqué : « Les filles, ça ne sait pas jouer aux billes ! ». L’association « Halte à la fillophobie » a aussitôt dénoncé ce dérapage et demandé la tête du ministre, le chef de l’opposition a emboîté le pas. Bref, nous sommes en plein Tournebridegate. Qu’en pensez-vous, Socrate ?
– Je ne sais pas. Je ne suis pas capable de répondre à cette question.
– Mais enfin, Socrate, une telle violation de l’égalité, de la justice !
– De quelle justice voulez-vous parlez ?
– Eh bien de la justice, vous savez, la justice !
– Mais la justice n’est-elle pas une question difficile ?
– Oui, non, et vous Socrate, quelle est votre définition de la justice ?
– Je ne sais pas. La justice se vit plutôt qu’elle ne se définit. J’en ai parlé avec Thrasymaque et nous avons convenu que l’injustice est un vice et la justice une vertu.
Thrasymaque, Thrasymaque, qui est ce zigoto ?  se demanda Ladandinière. Puis il se dit qu’il avait trouvé un bon angle d’attaque et enchaîna :
– Un vice, une vertu, c’est un vocabulaire qui sent le réactionnaire. Seriez-vous réactionnaire, Socrate ?
– Je ne sais pas. Qu’entendez-vous par réactionnaire ?
– Vous savez bien, ces gens à l’esprit fermé, ces rétrogrades, ces populistes.
– Vous savez, la seule chose que je sais est que je ne sais rien. Je serais bien incapable de répondre.
– Bon, alors seriez-vous du côté des populistes ?
– Je ne sais pas. Qu’entendez-vous par populiste ?
Il est impossible, ce zig ! pensa Ladandinière. Mais il poursuivit avec courage :
-Écoutez, vous savez bien, Socrate, ces gens qui critiquent les élites, ces esprits fermés, ces réactionnaires.
– Non, je ne sais pas.
– Bon, enfin, à quel camp appartenez-vous ?
– De quels camps parlez-vous ?
– Mais Socrate, êtes-vous tombé de la lune ? Je parle de l’opposition entre les hommes de progrès, les hommes des Lumières et puis les conservateurs, les rétrogrades. Et puis Socrate, voulez-vous cesser de répondre à mes questions par des questions ?
– Pourquoi ? Est-il interdit de poser des questions ?
– Non, mais la règle est que le journaliste pose des questions et que l’invité réponde.
– Oui, mais est-ce une bonne règle ?
– Oh ! Ce n’est pas le sujet, Socrate.
– Je veux dire : pourquoi les journalistes ne veulent-ils pas qu’on leur pose des questions ?
– Parce que c’est comme ça que doit se passer une interview. Mais dites-moi, Socrate, ne seriez-vous pas de ceux qui prennent les journalistes comme bouc émissaire, qui ne cessent de les critiquer ?
– Vous savez, je suis tout neuf dans ce pays-ci. Je me garderais bien de porter un jugement. Mais pourquoi ne peut-on critiquer les journalistes ?
– Encore une question ! Mais la réponse est facile : parce que les journalistes incarnent la liberté d’expression, parce que les critiquer c’est porter atteinte à la liberté, à la démocratie.
– De quelle liberté parlez-vous ?
– Encore ! Mais de la liberté d’expression tout court ! Cela coule de source.
– Par exemple, est-ce que la liberté d’expression des journalistes comprend celle de dire des choses incertaines ou erronées ?
– Euh, qu’est-ce que vous allez chercher ? Non bien sûr.
– Est-elle celle de dire des choses mensongères ?
– Non, non, non. Écoutez, c’est moi qui pose les questions !
– Je termine, ce sera bref. Donc vous convenez que la liberté d’expression est ordonnée à quelque chose qui la dépasse ?
– Peut-être, sans doute… Mais, je vous en prie, Socrate, revenons à notre sujet. Revenons à … je ne sais plus.
– Poursuivons si vous le voulez bien. À quoi donc la liberté d’expression est-elle ordonnée ?
– Mais vous m’empoisonnez… à la fin, je ne sais pas moi, on ne parle jamais de ces choses dans les écoles de journalisme.
– Ce à quoi la liberté d’expression est ordonnée, ne serait-ce pas le vrai ?
– Oui, peut-être, si vous voulez.
– Donc la liberté que vous réclamez est celle de dire le vrai ?
-Oui, c’est ça, voilà.
– Donc, si un journaliste ne dit pas le vrai, n’est-il pas raisonnable de le critiquer ?
– Si vous y tenez, oui, mais cela n’arrive jamais.
– Voulez-vous dire que les journalistes sont infaillibles et qu’ils ont en horreur toute tricherie ?
– Ah c’est trop ! Merci, merci Socrate ! C’était, c’était L’esprit ouvert, une émission de…, de… Ladandinière Georges. La semaine prochaine… eh bien…, vous verrez bien. Une page de publicité.

 À la sortie du studio, une poignée de journalistes assaillirent Socrate. Il réussit à s’enfuir, mais l’un d’eux, le plus véloce, le plus jeune, le rattrapa.
– Je vous en prie, Socrate, je vous en prie, un mot. Si je reviens bredouille, mon rédacteur en chef va me saquer. Et puis, je vous connais, j’ai lu votre disciple Platon. Socrate s’arrêta.
– Je travaille au Temps, dit le jeune homme avec fierté. Et il enchaîna très vite : Voilà, voilà ma question. Je suis sûr qu’elle va vous intéresser. Vous dites dans le Phèdre que l’écrit est par nature défectueux parce qu’on ne peut savoir à qui on s’adresse, alors que la parole permet de dire à chacun ce qu’il est bon pour lui d’entendre. Alors pourquoi avez-vous accepté de parler à la radio ? Vous me direz que vous avez parlé sans doute, mais la radio a les défauts de l’écrit : vous ne pouviez savoir précisément  à qui vous vous adressiez.
– Oui, oui, je vous félicite. Mais pouvez-vous dire que j’ai dit beaucoup de choses à la radio ?
– Oui, non, enfin vous avez posé beaucoup de questions.
– C’est ma manière habituelle, mais pensez-vous que nous sommes allés bien loin ?
– Je suppose que vous allez encore incriminer les journalistes.
– Je  demande seulement si un entretien ordinaire à la radio se prête à la dialectique, je veux dire à un vrai dialogue.
– Mais certainement. Le micro vous était ouvert.
– N’est-il pas vrai qu’en général les journalistes de radio restent à la superficie des choses ?
– Vous êtes bien sévère !
– Qu’ils répugnent aux  développements ?
– Mais c’est la loi du genre !
– Qu’ils aiment faire du spectacle et jouer l’arbitre des élégances ?
– Vous exagérez !
– Et donc que le mieux à faire est de faire passer au journaliste un examen qui puisse lui être utile et le soit également à ceux qui écoutent ?
– Ah, c’est ça, vous êtes allé à la radio pour dire du mal de la radio ! Ou plutôt pour donner à voir… Mais, mais, je ne peux pas écrire ce que vous dites, mon rédacteur en chef ferait une attaque. Dites-moi quelque chose que je pourrai écrire. Je ne sais pas moi, sur…, sur… Voilà, quels conseils donneriez-vous à un jeune homme ?
– Mais, mon jeune ami, moi, je ne sais rien. Je ne fais qu’essayer d’accoucher l’esprit de celui avec qui je parle.
– Allez-y, allez-y, je suis prêt.
– J’en serais heureux si la chose était possible mais le temps est trop court. Je dois être aux Champs-Élysées dès cet après midi.

Le jeune homme parut si désappointé, si chagriné que Socrate ajouta :
– Deux mots pour dire la bonne direction : la première chose est de s’étonner, la seconde, qui est la chose essentielle, est de bien vivre. La connaissance suivra. Soyez courageux et vous apprendrez ce qu’est le courage, soyez juste et vous apprendrez ce qu’est la justice.
– Et puis et puis, pouvez-vous préciser ?
– J’ajouterai seulement ceci : les hommes croient savoir ce qu’ils ne savent pas et ils ne savent pas ce qu’ils savent. Pour le reste, voyez le jeune Platon.

Et Socrate s’éclipsa avec la prestesse d’un jeune homme. Son juvénile interlocuteur se sentit pousser des ailes. Il se plongea dans Platon, réécrivit mille fois son article, enfin l’apporta tout fier à son rédacteur en chef. Celui-ci le lut en diagonale et le jeta aussitôt à la corbeille.
– Socrate, ce vieux schnock ! Avec sa morale de grand-papa ! À quoi penses-tu, fiston ? Nous sommes un journal sérieux.

Philippe Bénéton

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 17 février 2023