Contrairement aux gestionnaires, les économistes avaient relativisé l’apport des nouvelles technologies de l’information ; Robert Solow, le Prix Nobel spécialiste de la croissance, disait « le voir partout sauf dans les statistiques de la croissance ». Son collègue américain Robert J Gordon rappelait que la plupart des grandes découvertes ayant relevé le niveau de vie au XXe siècle avaient été faites bien plus tôt, entre 1880 et 1914. Tous deux se montraient donc sceptiques devant la généralisation des progrès de l’informatique et de la numérisation. Il apparut à l’usage que Solow avait en partie tort puisque beaucoup de secteurs des nouvelles technologies se sont portés en « pole position » boursière et industrielle dès les années 1990, le PIB profitant de la circulation de l’information et des investissements correspondants. Néanmoins, on est frappé par l’absence de véritable rebond corrélatif du taux de croissance général, comme si le secteur numérique provoquait de forts effets d’éviction sur d’autres secteurs. Le pic de croissance du « Kondratieff » correspondant, célébré prématurément en l’an 2000, a finalement plus ressemblé aux Vosges qu’aux Alpes.
Le recul de la culture
L’application du « modèle culturel de croissance économique » rend encore plus circonspect. La numérisation provoque quasiment la baisse de toutes les cultures humaines, à l’exception temporaire de la puissance nationale. Le niveau de formation scolaire et universitaire s’abaisse, en raison d’un déficit de plus en plus marqué de lecture, chez les jeunes en particulier ; le temps de « transmission » se réduit dans les familles au profit du temps de vie-loisirs. Les « facilités » procurées par le numérique conduisent aussi à s’éviter les efforts et les risques, en abaissant le courage et les vertus d’engagement. Les individus deviennent spectateurs plutôt qu’acteurs de leur vie et de leur propre bonheur. Les réseaux sociaux et la circulation d’une sous-culture internationale stéréotypée contribuent à modifier les mentalités, à couper les personnes de leurs racines et à les séparer de leurs proches, affaiblissant énormément la convivialité du quotidien et les coutumes.
La numérisation de l’existence constitue donc un désinvestissement marqué des cultures humaines et elle a un impact sur la culture de santé : troubles physiques et psychiques, addictions aux jeux vidéo, à la pornographie… Au total, ces désinvestissements culturels cumulés réduiront certainement la croissance économique à long terme.
Au-delà, la numérisation et les normalisations afférentes accroissent l’efficacité des pressions financières ou non financières subies par les individus de la part des pouvoirs économiques et politiques, autorisant techniquement le fichage généralisé. Ceci concerne l’État mais aussi les firmes, qui s’assurent d’un encadrement de plus en plus strict de leurs employés, le « fil à la patte » pour les commerciaux et les routiers, les notations et avis… La numérisation rend possibles les abus liberticides un peu partout dans le monde. Les propagandes y trouvent un outil efficace et la pratique de contrats commerciaux léonins se généralise dans la vie courante, affaiblissant le pouvoir des consommateurs au profit des administratifs et des gestionnaires. La numérisation permet encore une « transparence » et un « contrôle » qui conduisent à la tyrannie du quotidien et inspire, par exemple, les projets rampants de suppression de l’usage des espèces monétaires.
Fragmentation de la société
Cette évolution aurait des effets encore plus dévastateurs sur le bonheur des gens si elle n’entamait pas en même temps les mentalités des peuples. Le plus grand nombre modifie progressivement ses fonctions d’utilité dans le sens d’une soumission aux nouvelles donnes sociales. La société se fragmente car certains autres groupes en souffrent plus mais résistent mieux, en particulier les personnes imprégnées de valeurs religieuses et/ou philosophiques.
Ainsi, le progrès technique associé à la numérisation de la vie professionnelle et courante a un double effet. Dans la sphère de la production de biens et services, il a un impact de productivité positif mais faible, car il détourne le travail et le pouvoir d’achat au détriment des autres secteurs ; le numérique devenant obligatoire partout, il provoque ainsi des effets d’éviction. Dans la sphère de l’utilité, il accouche jusqu’à présent d’un monde de zombies connectés et surveillés ; l’impact négatif final sur le bonheur n’est douteux que si l’être humain change assez radicalement pour s’adapter à la nouvelle donne technologique… Ce qu’à Dieu ne plaise !
Bernard Landais
Professeur émérite de sciences économiques à l’Université de Bretagne-Sud,
auteur de Réagir au déclin, Une économie politique pour la Droite Française (VA Éditions, 2022).
© LA NEF n° 456 Mars 2023