Les réponses du pape aux Dubia

Alors que la première partie du synode sur la synodalité s’est achevée le 29 octobre – nous en rendrons compte le mois prochain –, revenons sur les dubia (doutes) adressées en juillet dernier au pape par cinq cardinaux, et rendues publiques courant octobre.

Le 10 juillet 2023, cinq cardinaux (Walter Brandmüller, Raymond Burke, Juan Sandoval Íñiguez, Robert Sarah, Joseph Zen Ze-kiun) ont adressé au Saint-Père des dubia (doutes) sur des points importants de la doctrine catholique (dogme, morale, sacrements), qui leur semblent remis en question dans l’actuelle démarche synodale (2021-2024). Le Saint-Père a répondu deux jours après (le 12 juillet), dans un texte que nous allons commenter. Mais les cardinaux, insatisfaits de ce texte, ont écrit au pape le 21 août en demandant des réponses par oui ou par non aux dubia reformulés ; et sur la non-réponse du Saint-Père, ils ont alors écrit une Lettre aux fidèles le 2 octobre, leur expliquant leurs craintes. Nous ne commenterons pas ces derniers textes, qui n’apportent pas de lumière supplémentaire. Enfin début octobre, le Dicastère pour la Doctrine de la foi a publié les dubia formulés le 10 juillet et la réponse du Saint-Père du 12.

1. Le premier doute des cardinaux semble être engendré par la crainte de voir se répandre dans l’Église un subjectivisme qui relativise le donné révélé et ses expressions. En effet, le climat post-kantien dans lequel nous vivons nie la possibilité pour l’intelligence d’atteindre une vérité objective, guidant un agir moral sûr : les vérités révélées devraient sans cesse être réinterprétées en fonction des modèles culturels propres à chaque époque.
La réponse du Saint-Père est très riche, et développe la doctrine de Vatican II sur la transmission de la révélation (Dei Verbum n. 8) : celle-ci s’approfondit par une meilleure compréhension et expression, un dégagement progressif des conditionnements culturels (le pape prend l’exemple de l’esclavage et de la sujétion des femmes), en soulignant la connexion des vérités de foi, leur ordination au salut, et une hiérarchie dans leur présentation théologique (certaines dépendent d’autres plus essentielles). Un exemple de ce développement fécond est la reconnaissance de la sacramentalité de l’épiscopat (Lumen gentium n. 21).
Et le Saint-Père, en soulignant l’ordination au salut des vérités de foi, remarque que leur application à la moralité des actes humains ne peut entraîner la détermination de tous les cas concrets. Il cite saint Thomas, qui écrivait à propos de la loi naturelle : « plus on descend dans les détails, plus l’indétermination augmente [à cause de l’éloignement des premiers principes de la moralité] » (1). Ceci est vrai pour les préceptes positifs, qui doivent tenir compte des circonstances. Par exemple, il faut toujours rendre un dépôt, mais pas « si un fou furieux ou un ennemi de l’État réclamait les armes qu’il a déposées » (IIa IIae q 57 a 2 ad 1). Mais ce n’est plus vrai pour les préceptes négatifs, qui obligent toujours (semper) et pour toutes les circonstances (pro semper) (2) ; « Tu ne commettras pas d’adultère » (Ex 20, 14), cela ne souffre pas d’exception. Se référer à l’indétermination des détails sans mentionner la différence entre préceptes positifs et négatifs pourrait laisser penser que tout acte peut être rendu bon, en fonction des circonstances, ou de l’intention. Il n’y aurait plus alors d’acte objectivement mauvais, alors que le Compendium du Catéchisme de l’Église catholique (2005), affirme : « L’acte est moralement bon quand il y a en même temps la bonté de l’objet, de la fin et des circonstances » (n. 368).

2. Le deuxième doute demande si, à la suite d’Amoris laetitia (sans s’y référer explicitement), l’enseignement de l’Église sur l’homosexualité n’a pas changé, et si en conséquence les bénédictions d’unions homosexuelles sont légitimes. En effet Amoris laetitia au ch. 8 (qui ne traite pourtant pas de l’homosexualité, contrairement au ch. 6), n. 307, parle de l’« idéal complet du mariage » ; et au n. 308 d’une croissance dans le « bien possible » pour les personnes fragiles : deux expressions soulignées par les cardinaux dans leur deuxième doute. La réponse du Saint-Père est très ferme sur la réalité du mariage et le nom qui doit lui être exclusivement réservé : « une union exclusive, stable et indissoluble entre un homme et une femme, naturellement ouverte à la procréation d’enfants. Seule cette union peut être appelée “mariage” » ; et à vrai dire, Amoris laetitia était déjà très ferme pour refuser d’assimiler l’union homosexuelle à un mariage : « il n’y a aucun fondement pour assimiler ou établir des analogies, même lointaines, entre les unions homosexuelles et le dessein de Dieu sur le mariage et la famille » (ch. 6, n. 251). Et le pape poursuit sa deuxième réponse : la réalité du mariage « est sans aucun doute beaucoup plus qu’un simple “idéal”. C’est pourquoi l’Église évite tout type de rite ou de sacramental qui pourrait contredire cette conviction et faire croire que l’on reconnaît comme mariage quelque chose qui ne l’est pas ». Ce qui avait déjà été exposé par la Congrégation pour la Doctrine de la foi (CDF), le 22 février 2021, dans une Réponse qui « n’exclut pas l’octroi de bénédictions individuelles aux personnes à tendance homosexuelle qui manifestent le désir de vivre en fidélité aux desseins révélés de Dieu, […] mais elle déclare illicite toute forme de bénédiction qui tend à reconnaître leurs unions ».
Et le Saint-Père poursuit sa réponse au deuxième dubium en invitant à « discerner correctement s’il existe des formes de bénédiction, demandées par une ou plusieurs personnes, qui ne véhiculent pas une conception erronée du mariage ». Il semble que pour rester cohérent avec la Réponse du 22 février 2021, cette bénédiction, même demandée par « plusieurs personnes », devrait rester individuelle, s’appliquer successivement à chacune, et exprimer uniquement « une demande d’aide à Dieu, un appel à pouvoir mieux vivre, une confiance en un Père qui peut nous aider à mieux vivre ». Mais le pape continue en demandant de ne pas poser de norme en cette matière, ce qui est dommage, car même si les normes ne peuvent embrasser tous les cas particuliers, elles créent une unité de direction, et aident les prêtres à se guider dans des situations difficiles, en leur laissant cependant la faculté d’user d’une sage épikie, interprétation bénigne de la loi dans les cas où celle-ci s’avère plus nocive que raisonnable.

3. Le troisième doute demande « si la synodalité peut être le critère régulateur suprême du gouvernement permanent de l’Église », puisqu’elle est une « dimension constitutive de l’Église » (3).
Rappelons d’abord que synode vient du grec sun (avec)-odos (chemin), d’où le sens de « marcher ensemble », de se réunir en assemblée pour conseiller une autorité : les Patriarches en Orient (c’est le Saint-Synode) ; en Occident, le pape, depuis 1965 et la création du Synode des évêques par saint Paul VI. Bien qu’il ne puisse délibérer et porter des décrets (c’est le rôle des conciles), il a pris de plus en plus d’importance pour proposer des solutions concertées aux problèmes du monde en évolution. Et le Saint-Père explique dans sa réponse que « l’Église est un “mystère de communion missionnaire” ». Belle définition, qui exprime le dessein de Dieu de rassembler en lui les hommes, par l’envoi (la mission) de son Fils qui dépêche les Apôtres pour répandre l’Esprit (Jn 20, 21-22). Ce qui implique une mise en commun des réflexions dans la docilité à l’Esprit. « En ce sens, nous pouvons dire que la synodalité, en tant que style et dynamisme, est une dimension essentielle de la vie de l’Église. » Mais « essentiel » n’implique pas « primauté ». Ainsi le corps est de l’essence de l’être humain, bien qu’il laisse la primauté à l’âme. Et le pape reste totalement libre par rapport au document proposé par le Synode : le document final « est offert au Pontife Romain qui décide de sa publication » (Episcopalis Communio, art. 18). Ceci est apparu clairement dans l’assemblée spéciale du Synode sur l’Amazonie (2019), où le pape a rejeté les invitations à l’ordination d’hommes mariés.

4. Le quatrième doute demande si l’affirmation d’une différence essentielle entre le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel (Lumen Gentium 10) est toujours valable, ou si c’est seulement une différence de degré. Le Saint-Père répond qu’il ne s’agit pas d’une différence de degré, ce qui impliquerait une dépréciation du sacerdoce commun, considéré comme de moindre valeur. Il s’agit de deux formes différentes de participation au sacerdoce du Christ, et ces « deux formes de sacerdoce s’éclairent et se soutiennent mutuellement ». Ainsi le sacerdoce ministériel permet d’offrir le sacrifice du Christ, et d’y unir l’offrande que les fidèles font d’eux-mêmes selon leur sacerdoce baptismal.
Mais si le sacerdoce commun est d’un ordre différent du sacerdoce ministériel, ce dernier pourrait-il devenir accessible aux femmes ? La Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis (22 mai 1994 ; n. 4) déclare comme une doctrine à tenir de manière définitive le fait que l’Église n’a pas le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale aux femmes. Le 18 novembre 1995, la CDF répond à un doute : cette doctrine appartient-elle au dépôt de la foi ? ; et la réponse est oui. Mais une Note doctrinale de la CDF revient sur ce point le 29 juin 1998 : « Le Souverain Pontife, tout en ne voulant pas arriver jusqu’à une définition dogmatique, a eu l’intention de réaffirmer qu’il faut considérer cette doctrine comme définitive […]. Il n’empêche que […] la conscience de l’Église puisse progresser dans le futur, au point de définir cette doctrine comme divinement révélée » (n. 11). Le pape François se réfère visiblement à ce texte lorsqu’il écrit : « Il ne s’agit pas d’une définition dogmatique, cependant, elle doit être acceptée par tous. Personne ne peut la contredire publiquement et pourtant elle peut faire l’objet d’études. » On voit que le Saint-Père ne reprend pas la fin de la phrase du cardinal Ratzinger : « au point de définir cette doctrine comme divinement révélée ». La réponse pourrait être mal interprétée comme permettant un retour en arrière. En un autre lieu, le pape a un très beau développement sur la dignité de la femme et son rôle dans l’Église, qui ne se situe pas au plan fonctionnel de l’Ordre, mais à celui de la réceptivité active propre au génie féminin. Et il ne semble pas non plus penser au diaconat féminin « sacramentel », qui n’aurait aucun fondement dans la tradition de l’Église (4). De même le motu proprio Spiritus Domini (10 janvier 2021), qui modifie le canon 230 § 1 pour ouvrir aux femmes l’accès à l’acolytat et au lectorat, se réfère au sacerdoce baptismal et non à l’Ordre.

5. Le cinquième doute enfin demande si « pour que la confession sacramentelle soit valide, la contrition du pénitent est nécessaire, laquelle consiste à détester le péché commis avec l’intention de ne plus pécher » ? Le Saint-Père répond que oui, mais il reprend avec d’autres mots (et en citant saint Jean-Paul II) la doctrine classique de l’attrition : la contrition nécessaire pour recevoir l’absolution peut être imparfaite, procéder d’un amour de soi plus que de l’amour de Dieu, et comporter une volonté fragile de ne plus pécher laissant prévoir une nouvelle chute, prévision qui « ne porte pas atteinte à l’authenticité de l’intention » (5) ; une telle attrition suffit pour donner l’absolution au pénitent, s’il y a bonne volonté : « elle [l’attrition] le dispose à obtenir la grâce de Dieu dans le sacrement de la pénitence » (Trente, DS 1678). Et c’est justement un des immenses bienfaits du sacrement de pouvoir donner, même à une bonne volonté fragile, la charité et la force.

Finalement, on voit que la doctrine du Saint-Père est fondée dans la Tradition au plan des principes ; dans ses applications concrètes, elle est souvent motivée par un souci des personnes et de leur cheminement : il invite à patienter avec elles, à ne pas exiger trop vite ce qu’elles ne peuvent encore porter. Ceci l’amène à ne pas mettre en avant les préceptes négatifs (cf. notre étude du premier doute) ; cependant, on peut souligner qu’il est possible de présenter toute la vérité, y compris sur les préceptes négatifs, avec délicatesse et respect des personnes. Le souci des personnes l’amène parfois aussi à un certain flou (cf. sa réponse au quatrième doute sur l’impossibilité d’ordonner des femmes susceptible encore d’études). Tout cela pourrait être faussement interprété, dans le sens d’un certain relativisme. D’où la nécessité de notre prière pour le pape et la réception de toute l’étendue de son enseignement ; enseignement à interpréter dans la pleine continuité avec ses prédécesseurs.
Quant aux craintes sur le processus synodal qu’il a ouvert, on peut citer en conclusion le début de sa Réponse aux dubia des cinq cardinaux : « Le Seigneur Jésus, qui a promis à Pierre et à ses successeurs une assistance indéfectible dans la tâche de prendre soin du peuple saint de Dieu, nous aidera, également grâce à ce Synode, à nous maintenir toujours davantage dans un dialogue constant avec les hommes et les femmes de notre temps et dans une fidélité totale au saint Évangile. »

Un moine de Fontgombault

(1) Summa theologiae, Ia IIae q 94 a 4 (la loi naturelle est-elle universelle ?), réponse. Passage déjà cité en Amoris laetitia ch. 8 n° 304, avec la même visée de non-rigidité.
(2) Cf. IIa IIae q 33 a 2 rép., dont l’enseignement est repris par saint Jean-Paul II en Veritatis splendor 67.
(3) Constitution apostolique Episcopalis Communio sur le Synode, 15 sept. 2018, n° 6.
(4) Cf. Commission Théologique Internationale, Le diaconat, Évolution et perspectives, 2003, ch 2, IV et ch 3, II.
(5) Saint Jean-Paul II, Lettre au Card. W. Baum et aux participants au cours annuel de la Pénitencerie apostolique, 22 mars 1996, 5.

© LA NEF n° 363 Novembre 2023