Mgr Aillet, en 2023 © Elidia

Vers le temps des saints ?

Mgr Marc Aillet, évêque de Bayonne, Lescar et Oloron, vient de publier Le temps des saints, essai passionnant, lucide et courageux, dont l’objet est de fortifier la foi des fidèles parfois troublée par la situation présente dans l’Église. Entretien.

La Nef – La figure du prêtre a été mise à mal au XXe siècle, dites-vous : pourquoi, et comment concilier la nécessaire défense de la grandeur du sacerdoce sans tomber dans le cléricalisme ?
Mgr Marc Aillet –
Le concile Vatican II a tant insisté, à juste titre, sur la place des fidèles laïcs dans la mission de l’Église, qu’on a pu avoir tendance à minimiser le rôle des prêtres. La contestation de l’autorité et les revendications démocratiques qui traversaient la société en pleine mutation, sous l’influence du marxisme, ont conduit à interpréter l’enseignement du concile de manière politique, ce que le pape Benoît XVI a désigné sous le nom d’herméneutique de la rupture, prétendant réduire la différence entre clercs et laïcs et engendrant une concurrence de pouvoirs entre eux. Aujourd’hui, les mêmes prennent prétexte des abus sexuels dans l’Église, pour remettre en cause l’identité du prêtre dans sa configuration ontologique au Christ-Prêtre, Tête et Pasteur de l’Église. Il faudrait en découdre avec cette « sacralisation » du prêtre que l’on dénonce sous le terme convenu de « cléricalisme ». Il faut tenir à l’identité du prêtre que nous recevons de l’Écriture sainte et de la tradition, tout en rappelant que si le prêtre est « mis à part » pour tenir la place du Christ, il n’est pas « séparé ». Le concile Vatican II a déjà répondu très clairement à la question, en envisageant les relations entre le sacerdoce ministériel des prêtres et le sacerdoce commun des fidèles, distincts non seulement de degré mais d’essence, sous le signe d’une complémentarité, en tant « qu’ordonnés l’un à l’autre » (cf. Lumen gentium n. 10). Pour échapper au cléricalisme, le prêtre méditera cette parole de saint Augustin : « Pour vous, je suis évêque ; avec vous, je suis chrétien », autrement dit, je ne cesse pas comme ministre ordonné d’être un baptisé qui doit, avec ses frères, s’engager résolument dans un chemin de conversion et de sanctification. Là est le meilleur antidote au cléricalisme, sans perdre pour autant son identité, qui lui fait devoir d’enseigner, de sanctifier, et de gouverner le troupeau de Dieu avec l’autorité même du Christ.

En quoi le célibat des prêtres est-il important ? Pourquoi l’ordination d’hommes mariés n’est-elle pas une solution au manque de vocations ?
On a souvent dit que le célibat des prêtres n’était pas un dogme ! Certes, mais je soutiens quant à moi, au regard de l’histoire et de la théologie catholique du sacerdoce, qu’il est l’expression privilégiée de l’identité du prêtre. Le célibat a été imposé dans l’Église latine, certes tardivement (XIIe s.), mais c’était pour faciliter la continence des clercs qui, elle, remonte à l’époque apostolique. C’est d’ailleurs la forme de vie que le Christ a lui-même assumée, lui qui s’est désigné comme l’Époux de l’Église et qui s’est réservé tout entier dans la continence parfaite pour l’unique oblation de son corps qui sauve le monde. Il est plus que convenant pour le prêtre de vivre la continence parfaite, car il est configuré au Christ Époux de l’Église, appelé à donner toute sa vie pour elle, et à célébrer, dans la personne même du Christ, le sacrifice eucharistique : sinon, comment le prêtre pourrait-il prononcer en vérité les paroles de Jésus : « ceci est mon corps livré pour vous… Ceci est la coupe de mon sang versé pour vous… »
La pénurie des vocations vient d’un déclin de la foi au sein du peuple chrétien, et partant, d’un manque de confiance absolue en Dieu à qui l’on peut consacrer toute sa vie et qui donne la force d’en assumer toutes les conséquences existentielles. La vocation sacerdotale est une vocation au don total de soi à la suite du Christ. Le prêtre ne peut avoir un cœur partagé : être l’époux de l’Église et en même temps d’une femme. Les jeunes qui aspirent au sacerdoce, dans le contexte actuel, ne veulent pas se donner à moitié. Ce qui ne nous dispense pas d’une formation humaine qui soit à la hauteur d’un tel engagement.

Vous expliquez que le « problème des vocations » est d’abord une « crise d’engendrement » : pourriez-vous nous expliquer cela et en quoi est-il important pour vous d’avoir ouvert votre propre séminaire diocésain ?
Un prêtre ordonné à la fin des années soixante me confiait un jour, attristé : « Notre échec, c’est que nous n’avons pas réussi à ce que des jeunes deviennent prêtres comme nous. » Sans doute est-ce lié à une époque où les prêtres étaient pour beaucoup en crise d’identité, sous la poussée d’une mentalité de rupture avec le passé, parfois jusqu’à « tuer le père », ce qui ne les empêchait pas pour autant d’être généreux. Du coup, ils ont eu du mal à exercer une paternité. En revanche, combien de séminaristes, touchés par le témoignage de prêtres bien identifiés, enracinés dans la Tradition de l’Église, tout donnés au Seigneur et aux hommes, se sont dit : « J’aimerais être prêtres comme eux. » On ne peut nier que certaines personnalités sacerdotales ont pu engendrer, par attrait, des vocations.
Pour moi, ouvrir un séminaire diocésain, c’était permettre aux séminaristes de grandir dans une proximité de bon aloi avec l’évêque et des figures sacerdotales capables d’exercer une vraie paternité. Si la personne de l’évêque a pu être un élément déclencheur de l’ouverture du séminaire diocésain, je me réjouis de voir que les jeunes prêtres issus du séminaire sont devenus des relais facilitateurs de vocations sacerdotales. Un jeune me confiait, en me parlant d’un jeune prêtre, côtoyé durant les JMJ : « J’aimerais être prêtre comme lui ! »

Comment voyez-vous l’organisation des paroisses et l’évangélisation dans le contexte actuel de manque de prêtres ?
Le manque de prêtres est une opportunité, me semble-t-il, pour réviser le mode de vie des prêtres diocésains, ce que le séminaire doit prendre en compte. Quand Jésus envoyait ses apôtres en mission, il les envoyait deux par deux, et pour s’entraider et pour exercer l’un sur l’autre une vigilance mutuelle. L’histoire des missions ad gentes montre que les missionnaires étaient le plus souvent envoyés en équipes d’au moins trois. Ma conviction, c’est que l’évangélisation d’un monde de plus en plus éloigné de l’Église exige que les prêtres vivent leur apostolat en commun : ils puiseront dans la vie commune, fortement recommandée par le concile Vatican II aux prêtres diocésains (cf. Christus Dominus n. 30), qui facilite la prière commune, le partage fraternel et la mutualisation des charismes, une nouvelle audace missionnaire en direction de ceux qui sont loin, en donnant le témoignage de leur charité fraternelle.

Vous abordez la crise qui se développe après le concile Vatican II : comment analysez-vous cette crise ? Le concile lui-même en est-il l’origine ?
Joseph Ratzinger, alors professeur de théologie, déclarait en 1969 : « La crise de l’Église ne fait que commencer » ! O combien ces paroles nous apparaissent aujourd’hui prophétiques. Sous la poussée des mutations culturelles et des fractures de l’après-guerre, la crise a éclaté dans les années 60-70, comme une crise de la foi qui a engendré une profonde crise morale : la question de Dieu s’est effacée devant une attention excessive à l’homme, au point d’épouser l’humanisme immanentiste de la culture moderne et de vouloir à tout prix adapter l’institution ecclésiale aux évolutions du monde, jusqu’à « s’agenouiller devant le monde », selon le mot de Jacques Maritain. En est résulté un « christianisme séculier » dont la génération des boomers a bien du mal à se dégager. Loin d’être à l’origine d’une telle crise, le concile Vatican II, certes débordé par ces évolutions dans sa réception et son application, a pourtant eu l’intention providentielle de lancer une grande réforme intérieure de l’Église, centrée sur la vocation universelle à la sainteté et un nouvel élan missionnaire pour transmettre au monde sécularisé et néopaïen d’aujourd’hui le trésor de la foi et de la morale catholiques, à frais nouveaux. Les papes de l’après-concile en ont été les hérauts, à commencer par saint Paul VI et saint Jean-Paul II, jusqu’à la correction par Benoît XVI des fausses interprétations du concile et l’exhortation apostolique La joie de l’Évangile du pape François. Le « christianisme théologal » remis à l’honneur par Benoît XVI, en donnant la première place à Dieu et à l’adoration, exerce aujourd’hui un attrait prometteur sur la jeunesse catholique.

Vous évoquez en introduction de votre livre un « climat de grande confusion doctrinale et morale qui règne à l’intérieur de l’Église » : par quoi se manifeste cette confusion ? Est-elle la suite de la crise évoquée à la question précédente ?
À la faveur de la crise des abus sexuels dans l’Église, dont il ne s’agit pas de minimiser les conséquences tragiques en particulier sur les victimes, un certain nombre de fidèles doutent de l’Église et du sacerdoce, et les pasteurs sont tentés de faire profil bas par rapport au monde. L’Église, à qui Jean-Paul II avait redonné sa visibilité et la joie d’être catholique, est tentée d’adopter à nouveau une posture d’effacement et doute d’elle-même. La compassion légitime pour les victimes, au-delà même de la question des abus, l’attention pastorale aux « minorités », qui s’imposent de plus en plus à la majorité, au nom de revendications agressives largement répandues par des médias complaisants, jusqu’à engendrer une culpabilité collective, l’opposition entretenue, parfois en haut lieu, entre la doctrine et la pastorale, conduisent beaucoup de pasteurs à renoncer à une parole d’autorité qui rappelle les fondamentaux de la foi de manière claire et nette, sans manquer pour autant à la charité pastorale. Ce faisant, on laisse le champ libre à toutes sortes d’affirmations et de comportements erronés, qui engendrent une grave confusion doctrinale et morale au sein du peuple chrétien. Au nom d’un parti pris « inclusif », tourné quasi exclusivement vers le monde blessé de notre temps, nous devenons, selon le mot d’Isaïe, développé par saint Grégoire le Grand (+ 604) dans sa Règle pastorale, des « chiens muets, incapables d’aboyer ». Nous ne sommes plus assez attentifs à garder le troupeau et nous risquons de ne plus savoir proposer au monde le salut dont l’Église est le sacrement universel.

Vous consacrez de belles pages à la liturgie en plaidant pour la paix sur cette question : comment y parvenir dans le contexte nouveau de Traditionis custodes ?
Tout en comprenant l’intention qui préside au motu proprio Traditionis custodes du pape François qui est la même que celle de Benoît XVI dans Summorum pontificum, à savoir préserver l’unité de l’Église face à certaines crispations liturgiques, j’avoue être un peu mal à l’aise avec cette décision romaine. Peut-être parce que dans mon diocèse, la diversité liturgique entre les deux formes se vit paisiblement et que les prêtres et les fidèles attachés au vetus ordo vivent en bonne intelligence avec la vie et les orientations pastorales du diocèse. Nous n’avons peut-être pas assez pris en compte que la permanence, voire un certain succès de l’ancien missel, est largement liée aux déformations liturgiques à la limite du supportable qui avaient parfois présidé à la mise en œuvre du nouveau missel. En outre, on est bien obligé de constater que nombreux sont les jeunes qui passent volontiers d’une forme du rite à l’autre sans donner à leur démarche le poids idéologique que de tels choix pouvaient représenter il y a 40 ou 50 ans. On aura beau jeu d’en discerner la cause dans un manque de formation profonde à la liturgie et d’une méconnaissance de la constitution conciliaire sur la sainte liturgie, Sacrosanctum concilium, que Benoît XVI invitait à relire avec insistance. Il reste que ces jeunes trouvent dans le vetus ordo une sacralité, une verticalité qui est décisive pour leur rencontre avec le Seigneur. Ma conviction, c’est que l’on n’a pas assez travaillé à « l’enrichissement mutuel » entre les deux formes que le pape Benoît XVI appelait de ses vœux. Aussi aujourd’hui, nous devons éviter toute rigidité dans la mise en œuvre de ce motu proprio, faire preuve de patience et de pédagogie, insister sur la formation liturgique des fidèles, ce qui est précisément l’objet de la lettre Desiderio desideravi de François. Selon le principe si souvent martelé par le Saint-Père, selon lequel, « le temps est supérieur à l’espace », et sa recommandation d’une « écoute paternelle » de ces fidèles blessés, il faut adopter l’attitude pastorale, qu’il préconisait dans Amoris laetitia, à savoir : « accueillir, accompagner, discerner, intégrer. » Face à l’urgence de la mission, acceptons de faire l’unité dans la diversité, du moment que le sens de l’Église demeure intact.

Comment voyez-vous la place de l’Église et des évêques, le rôle des laïcs, dans un monde sécularisé indifférent à la religion, voire hostile, alors que s’opère une révolution anthropologique sans précédent dont, depuis plusieurs décennies, nous n’avons pu empêcher aucune « avancée » majeure ?
L’Église et les évêques doivent reprendre dans la société la place prophétique que Dieu lui-même nous a donnée, sans se résoudre, au nom d’un dialogue mal compris, à nous contenter de celle, relative et étriquée, que le monde veut bien nous concéder. Sous prétexte que, dans une société sécularisée et néopaïenne, aux prises avec une crise anthropologique inédite, nos concitoyens n’ont plus les codes de la culture chrétienne, nous n’osons plus proclamer haut et fort la vérité, comme si nous n’avions pas la conviction que l’homme est par nature incliné à la Vérité. J’ai l’heur de croire que nous ne devons pas avoir peur de parler à la conscience des gens, ce sanctuaire intime où la voix de Dieu se fait entendre (cf. Gaudium et spes n. 16). Une parole d’autorité, qui ne s’excuse pas d’avoir des convictions, peut briser la gangue culturelle qui obstrue la conscience, d’autant plus faible que l’homme moderne est fragilisé par la culture ambiante de la déconstruction, et toucher en vérité le cœur de l’homme d’aujourd’hui. Sans doute le témoignage rendu à la vérité exige-t-il des témoins cohérents.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

  • Mgr Marc Aillet, Le temps des saints. Ne soyons pas des chiens muets, Artège, 2023,
    320 pages, 20,90 €

© LA NEF n° 363 Novembre 2023