Le Père Roland de Vaux (1903-1971) sur le site archéologique de Qumrân : ce dominicain français de l’École biblique de Jérusalem a dirigé l'équipe catholique qui a travaillé sur les manuscrits de la mer Morte.© EBAF

Archéologie et Bible : réflexions de méthode

L’archéologie a considérablement éclairé la Bible depuis un siècle. Présentation du dialogue entre archéologues et biblistes pour mieux en comprendre les enjeux.

Pour connaître la manière dont vivaient nos ancêtres et les faits notables du passé, nous avons à notre disposition deux types de sources : d’une part les récits et témoignages laissés par nos prédécesseurs et, d’autre part, l’étude des traces matérielles qu’ils ont laissées de leur activité. Les deux types de sources permettent de bâtir un modèle historique cohérent, les traces retrouvées confirmant ou infirmant les témoignages. Ainsi historiens et archéologues travaillent-ils de concert pour proposer un modèle cohérent de la manière dont les événements historiques se sont effectivement déroulés, modèle pouvant toujours être remis en cause ou amendé en fonction de nouvelles découvertes.
Quand il s’agit des récits bibliques, l’enjeu est différent ; la Bible est au cœur d’une révélation : celle d’un Dieu unique qui passe alliance avec les hommes, alliance renouvelée par le Christ, mort et ressuscité. Il s’agit d’une révélation incarnée dans une histoire (et non pas « hors du temps et de l’espace » comme semble l’être le Coran pour les musulmans). La confrontation des récits « historiques » de la Bible, c’est-à-dire rapportant les événements-clés de cette alliance entre Dieu et les hommes, avec les traces retrouvées et étudiées par les archéologues, influence donc notre façon de comprendre ces récits et de vivre cette révélation, jusqu’au risque assumé d’une remise en cause radicale.

Les sujets de consensus

Ce qui fait consensus parmi les historiens et les archéologues peut se résumer très brièvement ainsi :
– Datée de 1207 av. J.-C., la stèle dite de Mérenptah atteste l’existence, en Canaan, d’un peuple nommé en égyptien « IsrAr ». Il pourrait s’agir de la plus vieille attestation de l’existence historique du peuple israélite dans un document non-biblique.
– Dès cette époque, l’archéologie atteste de l’existence, dans les hautes terres de Canaan, autour des villes de Sichem et Jérusalem, d’une population d’anciens nomades sédentarisés, se distinguant des autres populations de Canaan, par l’absence d’élevage de porcs.
– À partir du IXe siècle av. J.-C., l’existence des deux royaumes d’Israël et de Juda est confirmée par les sources profanes contemporaines (assyriennes, babyloniennes, égyptiennes).
– La chute du royaume d’Israël en 722, occasionnée par le roi d’Assyrie Salmanasar V, et la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587-586, suivie de l’exil de l’élite de la nation juive en Babylonie, sont également confirmées par les sources assyriennes et babyloniennes.
– Le retour d’exil sous les rois achéménides (perses), ainsi que le royaume juif des Macchabées, sont connus également par de multiples sources grecques ou orientales.
– Divers personnages du Nouveau Testament apparaissent chez des écrivains romains : Josèphe mentionne Jean le Baptiste, Jésus et Jacques le Mineur (sous Albinus) ; Tacite parle de la persécution des chrétiens sous Néron ; Suétone parle d’une expulsion (sans doute de Juifs) de Rome sous Claude (cf. Ac 18, 2).

Les sujets de controverse

Pour le reste, le débat entre spécialistes est particulièrement vigoureux et porte sur de nombreux points :
– D’où sortent les premiers Israélites ? Les uns les font venir d’Égypte, s’en tenant au texte biblique. Pour d’autres, ils sont issus des peuples nomades des alentours, pour d’autres encore, ils sont identiques aux Hapirous, groupe de déclassés sociaux de l’époque ; pour d’autres enfin, les Israélites sont issus des Cananéens eux-mêmes, dont ils sont une composante sociale.
– L’installation en Terre promise s’est-elle faite sous forme de conquête ou plus pacifiquement ? Les deux thèses ont leurs défenseurs.
– L’existence d’une monarchie unifiée sous les rois Saul, David et Salomon ne fait pas davantage consensus. Certains nient l’existence même de ces rois, d’autres considèrent que la monarchie israélite à cette époque est d’une importance tout à fait secondaire, Jérusalem elle-même étant une simple bourgade de peu d’importance.
– En ce qui concerne le Nouveau Testament, le contenu des quatre Évangiles a été passé au crible de la critique historique et tout a été remis en cause par certains (1).
Les positions des uns et des autres vont donc de l’affirmation que les récits bibliques sont essentiellement légendaires et mythiques (position rationaliste), à l’affirmation de leur historicité littérale (position littéraliste). Entre les positions extrêmes, toutes des variantes intermédiaires existent.
Une telle diversité d’opinions peut surprendre au premier abord car on s’attendrait à ce que les découvertes de l’archéologie fissent plutôt consensus en raison du caractère scientifique de cette dernière. Mais l’historien, comme l’archéologue, travaille à partir de traces (témoignages pour l’un, restes matériels pour l’autre) que nous ont laissées les événements passés. Fondés sur des documents (histoire) ou sur des monuments (archéologie), les discours de l’historien et de l’archéologue sont d’emblée des interprétations. C’est donc le modèle de la séquence d’événements construite à partir de ces traces qui pose problème, les méthodes d’interprétation des faits observés ne faisant pas consensus.
En pratique, bien des archéologues répugnent à trouver des éclaircissements de leurs découvertes dans l’étude de la Bible et bien des hommes et des femmes de foi sont tout aussi réticents à se laisser bousculer dans leurs convictions par les progrès des sciences modernes. Et pourtant, tous ces éléments (récits bibliques et découvertes archéologiques) sont des traces d’une même réalité, et d’un point de vue « scientifique », il n’y a aucune raison, a priori, de donner priorité aux uns plutôt qu’aux autres.

L’approche rationaliste

La position rationaliste consiste à soutenir que les récits bibliques, construits par les croyants pour justifier leur foi, sont avant tout des mythes. En vertu de quoi, tout récit non con­firmé par des sources extérieures à la Bible est, a priori, au moins suspect et, en général, doit être tenu pour non factuel.
Cette position suppose en fait plusieurs postulats implicites, qui ne sont fondés ni en raison, ni sur des faits, mais sur des préjugés.
En premier lieu, pour les rationalistes, les peuples anciens construisent leurs mythes essentiellement à partir de postulats religieux ou métaphysiques et de leur imagination. Pourtant, sauf pour les mythes de cosmogénèse, les mythes anciens se bâtissent généralement à partir de faits transmis par la tradition. Très souvent, l’aspect factuel d’un récit épique est confirmé par l’archéologie ou des témoignages contemporains : ainsi la chanson de Roland a-t-elle pour fondement historique l’extermination de l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne par des Basques en 778.
En second lieu, le rationaliste dévalorise la notion même de témoignage aux dépens d’une démarche scientifique qui oublie un peu trop souvent qu’elle aussi interprète les faits, en l’occurrence les traces archéologiques. L’ouvrage La Bible dévoilée (2) est un bon exemple de ce préjugé : les auteurs constatent qu’au début du XIIe siècle av. J.-C., les premiers Israélites se distinguent de leurs voisins par le fait qu’ils ne consomment pas de porcs, « pour des raisons qui demeurent obscures », alors que la Bible donne une raison bien claire de cet interdit. Ainsi, pour eux, même quand il y a accord entre les fouilles archéologiques et la Bible, il ne faut pas tenir compte du témoignage de cette dernière pour expliquer les faits.
Le trait le plus saillant de cette méfiance est l’usage que l’on fait des contradictions entre plusieurs récits d’un même événement pour en conclure leur non-historicité. En fait, tout juge de tribunal le sait bien, des contradictions sur des points de détail sont inévitables dans des témoignages humains et le doute s’installe plutôt en cas de concordance totale desdits témoignages, qui sont alors fortement soupçonnés d’être concertés.
Il serait raisonnable de donner la préférence aux témoignages les plus proches des événements plutôt qu’aux constructions intellectuelles de nos contemporains. La fragilité des interprétations proposées devrait pourtant les inciter à la prudence.
Enfin, les rationalistes font un usage abusif de l’argument du silence (argumentum a silentio) : s’il n’y a pas trace archéologique de tel événement, c’est qu’il n’a pas existé. C’est l’argument jugé décisif pour nier l’existence historique de Moïse et des patriarches (3). Or, la pauvreté de nos sources à ces époques anciennes ne permet pas de conclure de manière aussi abrupte. L’argument du silence doit s’apprécier en termes de vraisemblance que tel fait puisse passer inaperçu ou non. De fait, est-ce anormal qu’un groupe humain aussi réduit que celui de la famille d’Abraham, non sédentarisé de surcroît, n’ait pas laissé de traces discernables aujourd’hui ?
Les rationalistes bâtissent leurs systèmes d’interprétation sur des bases fragiles. Rien d’étonnant à ce qu’ils soient régulièrement ébranlés par les découvertes archéologiques (lesquelles restent cependant souvent sujettes à diverses interprétations) :
– Les fouilles du mont Ébal ont permis la mise en évidence d’un autel qui pourrait être celui bâti par Josué selon le Deutéronome et le livre de Josué, et donc empêcher de les réduire à des fictions religieuses (Dt 11, 29 et 27, 1-10 par ex.).
– La découverte de la stèle de Tel Dan, datée de vers 835 av. J.-C., mentionnant une « Maison de David », atteste l’existence historique de sa dynastie.
– Une inscription à Césarée, mentionnant Ponce Pilate préfet de Judée, atteste l’existence et la fonction du magistrat romain qui condamna Jésus au supplice de la croix.
– La piscine de Bethzatha possède bien cinq portiques comme le rapporte l’Évangile selon Jean (Jn 5, 2).

L’approche littéraliste

À l’opposé, nombreux sont ceux qui soutiennent le caractère intégralement factuel des récits des livres dit « historiques », ce qui ne va pas sans poser au moins trois types de problèmes.
Le concordisme entre le texte biblique et les modèles scientifiques n’est pas toujours possible, au moins en ce qui concerne les premiers chapitres de la Genèse (de la création du monde à la tour de Babel). Il ne s’agit pas là uniquement de l’opposition entre un modèle scientifique et un modèle d’interprétation du texte biblique, modèles tous deux faillibles et entre lesquels le croyant resterait libre de préférer l’un plutôt que l’autre, mais de l’opposition entre un méta-modèle construit à partir d’un ensemble de disciplines scientifiques concordantes entre elles (géologie, biologie, linguistique comparée, archéologie, histoire, démographie) d’un côté, et une lecture littérale du texte biblique de l’autre.
Pour prendre un exemple, dans le récit de la création, la lune et le soleil sont créés le 4e jour, après les plantes, créées le 3e jour, ce qui est radicalement contraire à tous les modèles scientifiques d’apparition de la vie. Il faut donc faire le choix d’interpréter littéralement le texte biblique d’un côté contre un ensemble de modèles scientifiques convergents de l’autre. Pourquoi, dans ces conditions, vouloir s’en tenir à tout prix à cette exégèse ? Par cohérence avec la foi qui nous dit que la Bible est inspirée et que Dieu ne veut ni ne peut nous tromper ? Mais c’est confondre là le texte inspiré avec l’interprétation qu’on en fait, et qui, elle, est faillible.
D’autre part, les récits bibliques historiques ne sont pas des reportages. Ils transmettent un enseignement théologique et moral. Pour s’en rendre compte il suffit, par exemple, d’ouvrir une synopse du Nouveau Testament et de comparer les quatre récits de la découverte du tombeau vide par les saintes femmes le matin de Pâques. Ils sont tous les quatre parfaitement en accord sur l’essentiel et parfaitement inconciliables dans le détail.
Enfin, et c’est sans doute le plus grave, tout prendre au sens littéral conduit à avoir de Dieu une image pleine de contradictions. Comment concilier le passage où Abraham « négocie » avec Dieu qu’Il épargne Sodome s’Il trouve dix justes dans la ville et celui où Dieu finit par détruire la ville avec tous ses habitants, y compris les enfants en bas âge (Gn 18, 23-32), ou avec celui où Dieu punit l’entêtement de Pharaon en envoyant un ange tuer tous les premiers-nés des Égyptiens (Ex 12, 29-30) ? Faudrait-il en déduire que Dieu est un tyran capricieux qui change d’avis selon son bon plaisir ?
Il ne faut donc pas s’accrocher au sens littéral « à tout prix » : le littéralisme est une impasse. C’est surtout une erreur grave sur Dieu et sur l’homme, qui réduit l’inspiration à une espèce de « dictée » divine, l’auteur sacré étant réduit à la fonction de simple « stylo » passif dans les mains de Dieu, alors qu’il écrit toujours dans un certain contexte avec des connaissances humaines et dans un langage humain (4). En s’avérant aussi relatif aux conditions culturelles de son temps, c’est le mystère de l’Incarnation du Verbe que l’auteur sacré préfigure.

Irréductibilité des mystères

Est-ce à dire que le bibliste savant doit adapter son exégèse pour s’aligner sur le modèle scientifique ou historique du moment ? Sûrement pas, car la particularité du christianisme est d’être ancré dans l’histoire humaine (« sous Ponce Pilate »). Il n’est donc pas question de vider l’Histoire sainte de toute substance effective, quelles que soient les inexactitudes factuelles petites ou grandes repérées par les sciences modernes. Plus particulièrement, trois grands « mystères » aux confins du dogme et de l’histoire doivent irriguer la réflexion.
– Le premier est la réalité du péché originel, c’est-à-dire l’existence d’une rupture, située à l’origine de l’histoire humaine, entre l’humanité et Dieu. Même sous son habillage « mythique » (saint Jean-Paul II), le récit de la chute ne peut pas être réduit à un récit mythologique. Une réalité factuelle se cache derrière le sens littéral que l’on peut, lui, relativiser.
– Le deuxième est celui de la réalité historique d’un lien spécifique entre le peuple d’Israël et Dieu. Dieu a voulu s’incarner en Jésus-Christ. Il s’est fait homme et Il s’est fait Juif, accomplissant et renouvelant l’Alliance commencée avec Abraham, si incernable le personnage demeure-t-il pour la science historique moderne. Remettre en question l’élection d’Israël, dit saint Augustin, ce serait remettre en question le don de la grâce, libre choix de Dieu !
– Le troisième est la Résurrection du Christ. Il est impossible de réduire les témoignages des disciples sur le ressuscité à des récits purement symboliques. Ils annoncent un événement réel, appréhendable dans l’histoire, ne serait-ce qu’en creux (tombe vide) et par ses effets (prédication et expansion de l’Église et de la sainteté).
De la reconnaissance du messie juif, Jésus-Christ, Verbe incarné, mort et ressuscité pour sauver le monde des conséquences du péché originel dépend toute l’intelligibilité du Nouveau Testament, et peut-être bien de l’homme et du monde.

Bruno Massy de La Chesneraye

NB – L’auteur remercie le Frère Olivier-Thomas Venard, op, pour toutes les améliorations qu’il a apportées à cet article.

(1) Il est à noter que l’existence historique du Christ lui-même n’est plus remise en cause aujourd’hui par le milieu universitaire, mais uniquement par des « intellectuels » médiatisés tel Michel Onfray.
(2) Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Bayard, 2000.
(3) Comme le fait La Bible dévoilée, op. cit.
(4) Le Christ lui-même le fait comprendre quand les Pharisiens l’interpellent sur la possibilité de répudier son conjoint : « C’est à cause de votre dureté de cœur que Moïse vous a donné ce précepte » (Mc, 10, 5 et Mt, 19, 8). Cette concession est de Moïse, elle n’est donc pas attribuée à Dieu lui-même, elle est contextuelle et appelée à être dépassée.

© La Nef n° 305 Juillet-Août 2018, mis en ligne le 16 février 2024