Les hommages unanimes rendus à Robert Badinter laissent toute une partie de son action dans l’ombre, et font l’impasse sur certaines failles de sa pensée, sur certains effets délétères de ses décisions politiques dont nous payons cruellement le prix aujourd’hui, sur certaines incohérences idéologiques. Retour critique sur l’itinéraire de cette grande figure de la gauche humaniste et sur les conséquences de son action.
Par une loi naturelle des choses, sans qu’il n’y ait aucune relève de peine, sans que la course à l’abime ne souffre d’aucun traitement de faveur, au bout de sa vieillesse changée en prison, suite à une sentence irrévocable, torturé longuement, la vie vient de condamner Robert Badinter à mort. Après l’auguste Jacques Delors qui eut le droit à un hommage national aux Invalides sous le grand drapeau européen, sa vraie nation imaginaire, c’est au tour du vénérable Robert Badinter de passer, sans ironie, l’arme à gauche. Les géants français de ce début de siècle s’en vont un par un.
Homme engagé, doué d’un charisme et d’un art singulier de la phrase, ses positions intellectuelles, ses partis pris, aussi contestables qu’ils sont, n’empêchent pourtant pas un respect certain, comme celui que l’on doit à l’adversaire, et prennent une allure obstinée et courageuse. Badinter, ce sont les combats d’une vie, ainsi qu’on aime à le répéter depuis sa disparition. Cet intellectuel du droit, professeur et universitaire, garde des sceaux, sage parmi les sages du Palais Royal, puis sénateur, est une figure ; figure de la gauche progressiste ; figure humaniste ; figure héroïque de défenseur des opprimés. Un totem sans tabou. Une certaine presse catholique vante « cette force du droit » et « ce rempart contre le populisme » qui eut pour objectif que le droit entrât pleinement dans la République afin que triomphe, par le Conseil constitutionnel, le respect des grands principes fondamentaux.
Une fois que l’on a dit cela, et que l’on a pu rendre à Robert Badinter ce qui lui est dû, il faut encore revenir sur les nombreux écueils de son œuvre et de sa pensée. D’aucuns ont pu dire qu’il était un de ces derniers hommes des Lumières. Il l’a été, pour le meilleur : disciple de Condorcet par la finesse et l’élégance, par les idées sur la liberté et la tolérance, par son sens mathématique appliqué aux idéaux sous l’aspect d’équations constitutionnelles. Et surtout pour le pire : issu d’une classe parvenue, par le fruit de la mobilité sociale, à remplacer la vieille classe dominante et à prendre le pouvoir tout en portant les idées neuves de son temps, universaliste, généreux et tolérant, Monsieur de Badinter a été de cette grande bourgeoisie de gauche, capable des grandes indignations, prodigue en humanisme, généreuse en vertu et abondante par décret, sûre de son devoir : imposer à l’ensemble du peuple ses idées, en les appliquant au réel sans se soucier de leurs conséquences. Cette bourgeoisie-là, libérale et progressiste, qui sut récolter les bons fruits de la révolution, se trouve toujours au centre, du bon du côté, en marche avec le parti de l’ordre. Il est facile de pérorer sur le sort des criminels d’en bas quand on ne cherche pas à voir ceux d’en haut ; il est aisé de porter des jugements pleins d’humanisme sur les migrants, l’accueil, l’Autre, quand on a passé sa vie dans quatre arrondissements de Paris. Cette façon de pérorer à l’aise dans son bureau tout en condonnant et condamnant avec relativisme s’accompagne volontiers d’un mépris de classe. Il y a les sachants, illuminés, qui ont compris, eux, puis les autres, le bas peuple, habité par tous les tords, les vices et les crimes. Robert Badinter, le trait mauvais d’un sourcil rebroussé, avait la facilité arrogante de décréter que si vous étiez pour la peine de mort, vous étiez un fasciste ; que si vous étiez pour une régulation évidente de l’immigration, vous étiez un raciste ; autant de jugements à l’emporte-pièce et bienpensants qui ne souffrent jamais le débat.
Robert Badinter était habité par la passion des droits de l’homme. Drôle de passion que celle-là ! C’est elle qui l’a poussé pendant des années à défendre l’opprimé, le persécuté de tout poil. Au nom des droits de l’homme ! Ne pouvait-on déjà pas entendre chez Joseph de Maistre la douce ironie qui consiste à connaître les droits des Italiens, des Français et des Russes mais à ignorer ceux d’un homme sans corps, abstrait, pur concept. Karl Marx parlera des droits du bourgeois, ce qui permet de faire de grandes leçons pour les autres et ignorer le malheur des siens. Et c’est à ce moment très précis que font sens les propos de Jean-Jacques Rousseau dans l’Emile : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. »
A la question de Bernard Pivot : « en quoi voudriez-vous être réincarné ? », le sage homme répondait : « en renard, car même s’il est piégé, il peut se couper la queue pour être libre ». Ah, liberté ! Liberté chérie ! Celle dont on hante les cours de collège avec le poème d’Eluard ! Il est étonnant là aussi que monsieur Badinter, criant à qui mieux mieux sa passion de la liberté, n’ait rien eu à dire sur le pass vaccinal et la suspension du personnel hospitalier non vacciné. Aucun cri, aucune réflexion humaniste, de gauche, indignée pour des pauvres gens qui se retrouvent sans rien du jour au lendemain. De même, quand le gouvernement d’Edouard Balladur chercha en 1991 à œuvrer, prétendument, contre l’immigration massive et non régulée, c’est le Conseil constitutionnel dont il était le président à ce moment-là qui retoqua le projet de loi Pasqua au nom des valeurs humanistes et universalistes de la France. L’ancien cadre de chez Ricard dénonça lui-même « la dictature des juges » qui, en fonction des circonstances favorables ou non à leurs idées, se sert du droit et de ses valeurs pour faire la pluie et le beau temps de la politique.
Quand les Gilets jaunes eux-mêmes ont manifesté et qu’ils ont brandi la tête du Président sur une pique, en 2020, c’est ce même défenseur de la liberté qui vitupérait sur ces braves gens, trouvant odieux, presque fasciste, que l’on brandît une telle effigie. Mais quoi, la démocratie n’est pas un long fleuve tranquille ! Elle ne se résume pas à une conversation sur un plateau télévision de LCP et ne se réduit pas à des palabres parlementaires d’opérette. La violence est un fait de la politique car elle s’exerce comme un perpétuel rapport de force et elle s’observe dans l’histoire résolument tragique.
Robert Badinter n’était pas un homme politique. Tout comme Jacques Delors, de la même génération, mais opérant à un autre niveau, il n’a jamais été un élu. Son parcours se résume par le fait d’avoir été l’homme fort de la justice qui accompagnerait dans les années 80 les idées et les intérêts d’une nouvelle catégorie de décideurs répondant au nom de Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Jacques Servan Schreiber, sous la houlette de Pierre Mendès-France, antigaulliste, atlantiste, dont on ne mesure pas encore l’implication et l’influence sur les idées politiques durant les premières années de la Vème république. Badinter, bel homme, le cheveu gominé, costume élégant, coupe ajustée et moderne, a été une figure du changement qui devait avoir lieu suite à la fin du gaullisme, dont il faut rappeler qu’il a été un rassemblement national pour une France souveraine contre le oui-ouisme européiste et l’atlantisme américain. La fameuse libération de la société que l’on trouve appliquée en bas devait trouver des figures d’en haut pour la rendre aimable en politique. Elle a trouvé Robert Badinter.
Son fameux combat aura été celui de l’abolition de la peine de mort. Il a été le porteur du projet, il a été son visage. Il serait trop facile de croire qu’un seul homme puisse, comme cela, par sa volonté propre, changer les choses sans que ces dernières n’aient été motivées par une tendance de fond. L’abolition de la peine de mort était déjà dans les tiroirs des commodes de la IIème République ; elle était déjà portée par Victor Hugo, elle le sera dans d’autres pays au XIXème siècle, au Portugal ou au Pays-Bas ; elle est déjà dans le programme de VGE en 1974.
La peine de mort est un sujet bien épineux pour chercher à la défendre point par point et de manière péremptoire. Un tel problème ne suppose pas de le résoudre dogmatiquement. Ce n’est pas tant que l’un ou l’autre parti aurait tort d’y être pour ou contre. Robert Badinter ne fait ni foi ni loi. Il part d’idées bien précises et arrêtées dont il faut faire un bilan de leurs effets. On renverra seulement au père Raymond-Léopold Bruckberger, Oui, à peine de mort, qui en résume l’histoire conceptuelle et pourfend cette idée très moderne qui consiste à croire qu’elle est un déni de civilisation alors qu’elle a été pratiquée dans la civilisation. C’est la sacralité de la vie qui justifiait la peine de mort, du moins d’un point de vue traditionnelle : « Tu ne tueras point » était, comme l’inceste, un interdit. Sa transgression valait à l’assassin son exclusion radicale de la communauté humaine, à la suite d’un cérémonial public. Cette même peine de mort en 1981 menaçait si peu de gens qu’elle aurait dû être la dernière des mesures d’un gouvernement de gauche. Elle fut la première sous François Mitterrand.
De nombreuses oppositions demeurent contre la peine de mort : opposition religieuse qui, posant la question de savoir si une communauté humaine peut se substituer à Dieu en ôtant la vie, retournait le « Tu ne tueras point » contre elle-même ; opposition conservatrice et catholique logiquement opposée aussi à l’avortement. Face à cette opposition « de droite », l’abolitionnisme progressiste « de gauche », prônait sa logique humaniste du crédit dont doit bénéficier tout être humain, d’abord victime de son milieu. Cela a conduit à une sorte dégénérescence laxiste de la justice qui permet à un juge de voir une coutume dans le viol d’une femme par un migrant pakistanais.
La pensée de Robert Badinter a ce premier défaut qu’elle est traversée par cet instinct bourgeois pour qui, hors du profit, plus rien n’est sacré, ni la mort ni la vie, et qui permet de trouver criminel d’ôter la vie à un ignoble assassin, mais normal de l’ôter à un futur bébé innocent : d’être à la fois, sans que cela ne lui pose le moindre problème, contre la peine de mort et pour l’avortement. Cette gauche donc, bonne sous tout rapport, est en fait un simulacre de gauche pour cacher avec lyrisme l’abandon du progressisme concret, celui qui ne devait pas sauver la tête d’une poignée d’ordures mais améliorer la vie des petites gens. C’est à ce même moment qu’une vaste nébuleuse abolitionniste, méditée dans les universités au lendemain de 68 par les agents de la French Theory cherche à faire un tohu-bohu, notion chère à Michel Foucauld, dans la société. Il fallait que nos élites tordues et viciées démontassent les totems de notre société et qu’ils défissent ses tabous. Il y avait bien quelques intellectuels de renoms, quelques figures engagées pour chercher à abolir la majorité sexuelle et à dépénaliser les relations avec des mineurs de moins de quinze ans quelques années auparavant.
Un autre écueil consiste à partir du postulat suivant : l’homme est infiniment bon, infiniment aimable, c’est la société qui le pervertit et il est méchant involontairement. La peine de mort a été appliquée dans une société chrétienne à partir même de l’Evangile. Jésus est sur la croix, à ses côtés les deux larrons. L’un se moque de Jésus, l’autre le reprend : « ce qui nous arrive est juste alors que lui est innocent » et d’ajouter « Jésus, souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume. » Ce qui fait dire au Seigneur : « en vérité, je te le dis, tu seras le premier à entrer au royaume des cieux. » En quelques lignes, tout est là : un homme peut être condamné pour son crime ; par la justice des hommes, il peut être amené à mourir mais il peut être sauvé par la justice divine. La société traditionnelle chrétienne jouait sur les deux tableaux : justice de Dieu et justice des hommes, vie terrestre et vie métaphysique, corps d’un côté et âme de l’autre. Notre société postchrétienne, sécularisée dans la mesure où elle a digéré les idées chrétiennes en les faisant disparaître, voit apparaître une justice qui se donne le bon rôle de bourreau et de prêtre. Cette justice-là condamne tout en absolvant ; elle sanctionne tout en jugeant de la rédemption d’un homme. Il y a de quoi s’étonner quand dans son discours de 1981 au Parlement, l’abbé Badinter, oserions-nous dire, explique qu’« aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale dont il fallait pour toujours désespérer totalement ». Cette miséricorde laïcisée, cette foi indéboulonnable dans le rachat, le pardon, la conversion à la vertu et au bien, participe tantôt à une fascination obscène qui rend un Fourniret, un Bodin ou un Dutroux, célèbres ou à une malsaine victimisation qui fait du bourreau une victime aussi victime que sa propre victime. Le pardon qu’on adresse à un bourreau est une démarche personnelle, celui de la mère du petit Philippe Bertrand force le respect mais ce n’est pas à la justice de faire acte de miséricorde et d’avoir des sentiments. En somme Patrick Henry serait une sorte de sainte Blandine, martyre de l’arène ? N’est-ce pas là faire preuve d’une grande malhonnêteté que de rapprocher une innocente d’une crapule ?
Badinter aura commis une erreur intellectuelle majeure : confondre la philosophie et la justice. Ce sont deux catégories différentes. Un homme n’est pas coupable, oui, en tant que concept. Quand on fait le procès d’un homme, on le fait dans le contexte de son crime, par rapport aux lois et non à partir d’un concept. Cette philosophie s’accompagne d’un art rhétorique fait de poncifs, d’élucubrations péremptoires, d’esquives et de glissades, d’idées assenées avec autorité, de fausses vérités et de vraies idées politiques, de concepts frelatés mâtinés de pathos et de lyrisme qui n’a soulevé presque peu de critiques.
La peine de mort est la peine capitale, car elle est au sommet de la pyramide des peines. De celle-là se déclinent toutes les sanctions possibles en réponse à des crimes ou des méfaits. L’abolition de la peine capitale a ébranlé la pyramide des peines et des sanctions au point de désordonner l’ensemble, et de conduire à un tohu bohu dans la société où pour caricaturer, comme le chantait Jean Ferrat dans Tout Berzingue : « vole une pomme et tu es cuit, descend un homme, t’as du sursis ». Tous ces arguments : « la peine de mort n’est pas dissuasive », » elle ne fait pas réfléchir », « elle ajoute du sang sur du sang », ont leur part de vérité, si seulement le débat ne se situait pas là. Si l’on croit que la justice est une réparation par équivalence, il est normal qu’au meurtre de l’innocent, la justice se donne les moyens du monopole de la vengeance légitime pour empêcher toute haine et toute vengeance personnelle, pour réparer un crime et équilibrer la perte d’une vie face à un criminel dont l’enfermement lui assurerait, par moment, certains moments de bonheur alors qu’il a volé une vie. Et au de-là, n’y-a-t-il pas pire faillite de la justice et des beaux idéaux de monsieur Badinter quand un criminel réinséré replonge dans le crime, qu’un meurtrier prend à nouveau une vie, brise une famille qui ne s’en remettra pas, que la prison ne terrifie plus les mauvaises âmes habitées ? C’est à désespérer de la naïveté qui ne voit pas que l’homme est sur la pente glissante du mal. La justice de monsieur Badinter a causé de la souffrance et du mal chez les gens ; la société a été traumatisée par les affaires, victime de l’insécurité, démoralisée par les injustices, écœurée par la faillite de la justice. Cet idéal naïf et généreux a permis à des magistrats furieux et idéologues de laisser libre cours à leurs lubies et à des intellectuels dégénérés de se pignoler sur des criminels. La peine de mort avait son esthétique chez Montherlant, de Maistre et Baudelaire ; la crapule est devenue une idole de la contre-culture ; le théâtre interlope de ces années-là avait son Cid avec Roberto Succo.
« Le système est simple : nous avons une justice de liberté ». En presque cinq ans de ministère, Robert Badinter aura transformé profondément le système judiciaire : suppression de la cour de sûreté de l’état, la fin du texte « Sécurité et liberté », réforme du code pénal napoléonien ; il a œuvré pour la réinsertion des criminels, a supprimé les Quartiers de haute sécurité, tout en se conformant au droit européen. A la fin de sa vie, il en est venu à penser que la prison était une torture. L’homme comme concept n’est pas coupable, si l’on pense volontiers que la liberté définit l’homme, alors, on ne peut pas non plus l’enfermer. A l’insécabilité de ce dernier succède son « inclosubilité ». Abolissons les prisons ! Vaste programme !
« De toute les épreuves qu’un avocat puisse connaître, on avait quarante-cinq minutes pour sauver la vie d’un homme, c’est le plus effrayant vertige qu’un être humain puisse avoir ». Soit. Mais alors, pourquoi n’avoir jamais écrit une ligne, ne s’être jamais arrêté sur le sort, juste ou injuste, là n’est pas la question, de Bastien-Thiry, Degueldre et Claude Piegt ? Jean Dutourd, bête noire du monde germanopratin, a un début de réponse : la peine de mort ne serait jamais supprimée pour les ennemis politiques. Ce même Badinter, alors qu’on lui demandait s’il aurait voté la mort du roi, a répondu qu’« il fallait que la tête du roi tombe pour que le peuple soit souverain ». Voilà. S’il fallait trouver encore une incohérence dans l’ensemble de son œuvre, on vient de la trouver.
Nicolas Kinosky
© Exclusivité, mis en ligne le 16 février 2023