Allons-y « carêment » !

Pourquoi faut-il jouer le jeu du carême, et y voir d’abord une occasion de gagner en liberté, d’offrir un cadeau à Dieu, et de coopérer à notre salut ?

Depuis deux semaines, nous sommes entrés dans la période bénie et redoutée du carême. Sommes-nous suffisamment conscients de la chance que nous avons ? de l’opportunité pour nous ? Laissons-nous enseigner par ce temps liturgique si marquant.

Désir du désert

« Le manque nous manque », disait Jacques Lacan. Reconnaissons-le, nous sommes attirés par le désert. Nous vivons dans une abondance et un confort acquis de haute lutte, et pourtant nous éprouvons le désir du jeûne.
En effet, si, dans une société de manque, la liberté consiste à conquérir des biens et des droits nouveaux ; au contraire, dans une société d’abondance et même de saturation, la liberté s’acquière en jeûnant, en renonçant et en débranchant. Chez la plupart d’entre nous, les placards sont pleins, de vêtements et de nourriture. Notre ordinateur et notre téléphone débordent d’informations, de loisirs et de connections possibles. La quantité de nourriture et de divertissements accessibles semble infinie, sans pourtant nous rassasier. Nous saisissons bien que la nouvelle liberté réside dans un verre d’eau, une tranche de pain, un bon vieux livre papier et quelques instants de vrai silence.
Mais jeûner est ardu et se convertir fait peur. La voie est étroite et escarpée. Nous avons besoin d’une occasion et d’une motivation. Ainsi, chaque année, l’Église nous fait cadeau du mercredi des cendres, elle nous donne une durée de quarante jours et une motivation : offrir un cadeau à Dieu lui-même.

Le combat de la vie

L’office des laudes en carême commence par l’antienne : « les yeux fixés sur Jésus-Christ entrons dans le combat de Dieu. » Le rite des cendres, qui salissent, nous dit la vérité, elles sont le signe concret que nous sommes pécheurs et que nous sommes poussières. Le carême – à l’image de la foi chrétienne tout entière – est très réaliste et affirme sereinement que la vie est un combat. Déjà, Jacob avait dû arracher la bénédiction de Dieu au cours d’un mystérieux combat nocturne (Gn 32, 22-23). Jésus lui-même fut poussé, par l’Esprit, pour affronter et vaincre le tentateur (Mt 4,1 ; Mc 1,12 ; Lc 4,1-2). Le mot grec agonie, qui désigne l’événement de Gethsémani, signifie littéralement « combat » et Jésus nous donne bien des paraboles guerrières pour parler de la vie spirituelle. Et ce combat est âpre ! « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché » (He 12, 4).
La tradition de l’Église, en particulier dans les monastères, a forgé une pensée et une pratique du combat spirituel. Être disciple consiste à s’engager dans la bataille. Chaque année, comme revenait jadis la saison de la guerre, le carême réarme notre volonté et notre désir.

Offrir à Dieu

Cette année, le carême a débuté le jour de la saint Valentin. Des cendres, de l’eau et du riz pour un romantique repas en amoureux… Cette coïncidence rappelle pourtant que nos efforts de carême ne doivent être motivés que par l’amour de l’Autre – le jeûne n’est pas fait pour mincir, la prière n’a pas pour objet premier de se sentir mieux, la charité n’est pas la défiscalisation uniquement. Nous pouvons emballer nos modestes résolutions dans un joli paquet-cadeau de saint Valentin, car c’est pour offrir.
La théologie catholique concernant les œuvres – ce que nous pouvons faire pour Dieu ou pour participer à notre propre salut ou à celui des autres – est très subtile. D’un côté, les pélagiens (1) font plus confiance à la nature et l’effort humain qu’à la grâce ; de l’autre, les protestants rejettent les œuvres pour marteler que seule la foi sauve. La théologie catholique affirme, avec les seconds, que la grâce seule de Dieu sauve, tout en soulignant le lien entre foi et œuvres (2). Si cette question fut très disputée au XVIe siècle, puis reprise magistralement dans le décret sur la justification du concile de Trente, nous en avons une application pratique et concrète dans le carême.
Dieu ne nous sauve pas en raison de nos efforts. Pourtant, il nous offre la possibilité de faire quelque chose pour Lui, en réponse à son amour. C’est bien Dieu qui nous sauve et il n’a pas besoin pour cela de nos modestes efforts. Mais la dignité qu’Il nous donne exige que nous participions à notre propre salut (3). Par amour et respect pour nous, la grâce du salut ne doit pas être entièrement extérieure, mais doit nous mouvoir intérieurement à nous offrir, modestement mais librement, comme Jésus offrit sa vie.
La pénitence reçue à la fin d’une confession procède de la même logique, ce n’est pas la pénitence qui opère le pardon mais le seul sacrement. Cependant, la pénitence n’est pas négligeable, elle est une bonne manière d’exprimer notre conversion et notre contrition. Chaque année, le carême nous offre la joie d’offrir un peu de ce que nous sommes, concrètement et librement.

En quarantaine

« Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du médecin mais les malades » (Mt 9, 12). Le mot carême provient du mot latin quarantaine. Le rapprochement avec cette période d’incubation d’une maladie est suggestif.
Nous pensons au carême comme un temps de conversion et de lutte contre le péché. Mais souvenons-nous que le péché est, tout à la fois, une faute et une maladie. Nous sommes coupables et infectés par le péché originel. Le Christ est, et sera à notre dernier jour, un juge et un médecin. Ainsi, le sacrement de confession – à pratiquer assidûment en carême – est tout à la fois un acte de justice et un médicament. Nous voyons bien l’équilibre à respecter ; en effet, nous ne pouvons pas dire que nous sommes des infortunés malades uniquement, cela nous déresponsabiliserait ; mais, en revanche, nous croire pleinement libres et conscients du mal que nous faisons serait un dangereux orgueil.
Pensons donc aussi à ces quarante jours comme à une période de convalescence où le remède agit. Il faut du calme, du temps et de la sobriété. Nous aurons moins d’activités et plus de temps pour le silence et la prière. Moins d’agitation extérieure, pour plus de vie intérieure. Il s’agit de patienter, de se tenir tranquille et de faire confiance à l’ordonnance du médecin.
Laissons-nous donc attirer par le désert. Entrons résolument dans le combat de Dieu et dans l’offrande de nos vies, en Lui laissant toute la place pour nous guérir et nous remettre d’aplomb. Béni soit l’austère et superbe carême.

Abbé Etienne Masquelier

(1) Les pélagiens étaient des hérétiques, disciples du moine irlandais Pélage, du début Ve siècle, combattus en particulier par saint Augustin. Pélage niait toute transmission du péché originel et minimisait la nécessité et l’efficacité de la grâce divine pour être sauvé.
(2) « La foi, si elle n’est pas mise en œuvre, est bel et bien morte. […] Montre-moi donc ta foi sans les œuvres ; moi, c’est par mes œuvres que je te montrerai la foi » (Jc 2, 17-18).
(3) « Dieu qui t’a créé sans toi, ne te sauvera pas sans toi », disait saint Augustin.

© LA NEF n° 367 Mars 2024