Avec un siècle d’avance, Newman a développé l’idée de la primauté de la conscience, comme personne à son époque. Explications en suivant le cardinal Joseph Ratzinger.
Joseph Ratzinger cite fréquemment le mot de Newman dans sa Lettre au duc de Norfolk (1) : « Si, après un dîner, j’étais obligé de porter un toast religieux – ce qui évidemment ne se fait pas –, je boirais à la santé du pape, croyez-le bien, mais à la conscience d’abord, et ensuite au pape ! » Au-delà de cette boutade, la lettre autant que son auteur – qu’il béatifiera – revêtent une importance particulière pour J. Ratzinger. Rappelons le contexte de cet écrit. En 1874, Gladstone, ancien premier ministre de Grande-Bretagne, fit paraître un article aux accents pamphlétaires et au titre évocateur : « Les décrets du Vatican et le loyalisme civil des catholiques ». Selon Gladstone, les catholiques anglais manqueraient de loyauté envers le Royaume, étant en conscience, déterminés par une puissance étrangère : Rome. Newman répondit à Gladstone par La lettre au Duc de Norfolk, qui est un véritable hymne à la conscience. Pour Newman, les catholiques (anglais) ne se déterminent qu’en fonction de leur conscience, laquelle est la « Voix de Dieu » qui parle en chacun. Newman conférait à la conscience une valeur d’abord religieuse avant que psychologique ou éthique. Elle est cette instance à la fois immanente et transcendante. Si elle est la norme ultime et immédiate de l’agir humain, elle n’est pas pour autant autonome. Non seulement le magistère n’a pas condamné les droits de la conscience mais l’autorité ecclésiale est fondée sur la conscience, que Newman n’hésite pas à appeler « le vicaire du Christ » : « On ne verra jamais un pape, dans un document officiel adressé à tous les fidèles, porter atteinte à la doctrine très grave du droit et du devoir d’obéir à l’autorité divine s’exprimant par la Voix de la conscience. Car, en vérité, c’est sur cette Voix de la conscience que l’Église elle-même est fondée. Si le pape se prononçait contre la conscience, il se suiciderait, il ferait crouler le sol sous ses pieds. » Newman va encore plus loin en attribuant à la conscience les prérogatives du pape : « La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ. Elle est le prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le prêtre qui nous anathématise et nous bénit. » A supposer même que, par impossible, « le sacerdoce éternel de l’Église [vienne] à disparaître, le principe sacerdotal survivrait à cette ruine et se poursuivrait, incarné, dans la conscience ». De là, le toast à la conscience.
Ratzinger, conscience et Magistère
En 1991, J. Ratzinger a proposé une réflexion puissante sur le rapport entre la conscience et le Magistère (2). Plutôt que d’aborder la question de la conscience de façon abstraite, le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi préfère partir d’une opinion qui l’a profondément choqué, selon laquelle l’incroyance serait une grâce parce que la conscience erronée permet d’être plus facilement sauvé, dispensant les incroyants du fardeau onéreux de la foi et de ses obligations morales. Cette opinion renvoie à la conception d’un Dieu qui aveuglerait pour sauver et d’une foi qui, inversement, augmenterait la difficulté de se sauver : « La mise à l’écart de la vérité serait plus salutaire à l’homme que la vérité ; ce n’est pas la vérité qui le libérerait, mais au contraire, il devrait s’en libérer. L’homme serait davantage chez lui dans l’obscurité qu’à la lumière, car la foi ne serait pas un don bienfaisant du Dieu de bonté mais au contraire un héritage néfaste. » On peut dire que tout l’effort théologique de J. Ratzinger a consisté à s’insurger contre cette position. La conception qui, considérant la foi et ses obligations morales comme un fardeau trop onéreux quasi-impossible à supporter, préfère laisser les hommes dans leur « bonne conscience » erronée, est, selon J. Ratzinger, sous-jacente à la paralysie de l’évangélisation.
Si la conscience erronée sauve en tant qu’elle dispense des exigences de la vérité, alors elle n’est plus « une fenêtre ouvrant sur l’intelligence de la vérité commune qui nous porte tous, nous permettant d’être une communauté de vouloir et de responsabilité unie par la reconnaissance de cette vérité ». La conscience apparaît ici comme « un justificatif pour la subjectivité ne souhaitant pas se remettre en cause », la fameuse bonne conscience tranquille bourgeoise ! Si l’on va jusqu’au bout de la conception consistant à suivre sa conscience erronée, abstraction faite de toute référence à une vérité objective, il n’y a pas de raison de qualifier de mauvais des agissements faits en toute bonne conscience comme, sans doute, les crimes perpétrés par les nazis (dont certains devaient bien être de bonne foi) ! Nous verrons Benoît XVI reprendre cette argumentation à Berlin en 2011 devant le Bundestag. De ce raisonnement par l’absurde, J. Ratzinger acquiert la conviction que « quelque chose ne va pas dans la théorie de la puissance justificatrice de la conscience subjective ».
Un guide précieux
C’est ici que Newman, « dont la vie et l’œuvre peuvent être considérées comme un unique commentaire sur le problème de la conscience », peut être un guide précieux, quand il envisage le primat du pape conjointement avec le primat de la conscience. J. Ratzinger estime que « la vérité est le moyen terme qui, chez Newman, établit la corrélation entre liberté et autorité ». Dans la tradition augustinienne, Newman comprend la conscience comme « la présence intelligible et impérative de la voix de la vérité dans le sujet lui-même » et non comme « la norme du sujet vis-à-vis des exigences de l’autorité dans un monde dépourvu de vérité et vivant de compromis entre les prérogatives du sujet et celle de l’ordre social ». Newman lui-même ne s’est pas converti au catholicisme par goût personnel – il ne tenait guère en estime les catholiques romains de son époque et il dut affronter l’incompréhension de ses amis – mais un appel impérieux de sa conscience lui fit préférer la vérité au consensus et aux convenances du groupe. Tel est « l’homme de conscience » qui « n’achète jamais conciliation, bien-être, réussite, renommée, ou bien encore une approbation venant de l’opinion dominante, au prix du renoncement à la vérité ».
J. Ratzinger tient à rendre hommage à la tradition médiévale qui, antérieurement au jugement de la conscience, décèle un niveau ontologique : la « syndérèse ». Saint Thomas d’Aquin y voit un habitus naturel, c’est-à-dire une orientation fondamentale enracinée dans la partie opérative (et non spéculative) de notre âme, qui nous incline vers le bien, une intuition principielle de l’obligation morale. J. Ratzinger préfère substituer le concept platonicien d’« anamnèse » à celui scolastique de « syndérèse », plus en consonance avec la Révélation biblique. Il s’agit d’« une mémoire originelle du bien et du vrai » infusée en nous, « une tendance intime de l’être de l’homme, fait à l’image de Dieu, vers ce qui est conforme à Dieu ». Cette « anamnèse », par laquelle « depuis sa racine, l’être ressent une harmonie avec certaines choses et se trouve en contradiction avec d’autres » est un « sens intérieur, une capacité de reconnaissance, de telle manière que celui qu’elle interpelle, s’il n’est pas intérieurement replié sur lui-même, est capable d’en reconnaître l’écho en lui ».
C’est cette anamnèse que la prédication de l’Évangile rejoint, c’est même sur elle que « reposent la possibilité et le droit de l’activité missionnaire ». Avec toute la luminosité de son enseignement, J. Ratzinger déclare : « L’Évangile peut et doit être annoncé aux païens car eux-mêmes l’attendent dans le secret. La mission se justifie par ce qu’ils reconnaissent l’objet de leur attente au contact de la Parole de l’Évangile. » Les messagers du Christ savaient que leur prédication correspondait à une attente latente, à « une intuition fondamentale, antérieure à leur annonce », et que celle-ci venait combler. De la même manière, l’autorité, si elle n’est pas arbitraire, et l’obéissance, si elle n’est pas volontariste, s’harmonisent si on considère que « l’anamnèse de notre être a besoin comme d’une aide extérieure afin de pouvoir prendre conscience d’elle-même – un facteur extérieur qui cependant ne lui est pas opposé, mais ordonné ». Par cette mémoire chrétienne, le croyant « a la capacité de discerner de l’intérieur entre ce qui est développement de la mémoire et ce qui pour elle constitue dérangement ou altération » et le rôle du pape en son magistère est précisément d’être de l’intérieur « l’avocat de la conscience chrétienne ». Quant au jugement erroné de la conscience, il peut fort bien en amont « résulter d’une contradiction dans l’anamnèse de l’être, […] dans l’abandon de mon être me rendant sourd à la voix de la vérité et à ses exhortations intérieures ». Voilà pourquoi J. Ratzinger ne peut pas disculper un Hitler ou un Staline, supposés avoir suivi leur conscience !
Christian Gouyaud
(1) John Henry Newman, Lettre au Duc de Norfolk, textes newmaniens publiés par L. Bouyer et M. Nédoncelle, intr., trad. et notes par B.-D. Dupuy, vol. VII, Desclée de Brouwer, 1970.
(2) « Conscience et vérité ». Exposé à l’intention des évêques américains lors d’une réunion à Dallas au printemps 1991 in J. Ratzinger, La communion de Foi. Discerner et agir, Communio, Parole et Silence 2009, p. 187-206.
© LA NEF n° 318 Octobre 2019, mis en ligne le 29 février 2024