Affiche du film Dunes 2

La science-fiction, un genre théologique ?

La sortie de Dune 2, suite très attendue du film de Denis Villeneuve adapté du roman culte de Frank Herbert, nous donne l’occasion d’interroger la science-fiction en tant que mythe populaire. Et si, au-delà d’un imaginaire qui convoque toutes les lubies scientistes de son temps, la science-fiction n’était qu’une forme particulière de spéculation théologique ? La question met mal à l’aise beaucoup de spécialistes qui voient d’un mauvais œil les accointances mystiques du genre : un éclaircissement est donc nécessaire.

Au-delà des apparences

Lorsque l’écrivain américain Philip K. Dick foule le sol français en septembre 1977, c’est un auteur reconnu mondialement : son œuvre, essentiellement constituée de romans de science-fiction qu’on qualifie volontiers de paranoïaque, a révolutionné le genre en explorant des thèmes inédits, ouvertement métaphysiques. Il est convié à Metz pour une grande « convention » de SF – une des premières du genre en France – dont il sera l’invité d’honneur. Son aura le précède : ses lecteurs l’imaginent comme un gourou adepte des drogues psychédéliques, on le présente aussi comme un marxiste convaincu, doublé d’un beatnik comme seule la Californie sait en produire à l’époque. Le public de Metz est déjà conquis – rappelons qu’en France à cette époque tout une génération s’enthousiasme pour la science-fiction à travers des publications comme Métal Hurlant, qui défend un imaginaire subversif, révolutionnaire et plutôt anti-religieux, inspiré par la musique punk et par les prémisses de l’informatique. On peut donc aisément imaginer la surprise de ses fans lorsque Philip K. Dick apparaît, l’air grave, une immense croix autour du cou, et qu’en lieu et place d’une conférence sur la « puissance de l’imaginaire », il se lance dans une longue méditation théologique… où il revient abondamment sur ses “conjectures à propos du chevauchement des mondes parallèles”, attestant qu’il existe un “vrai” monde, une matrice à tous ses possibles et que ce vrai monde, c’est Dieu, dont nous attendons toujours “l’événement” : “Le Nouveau Testament nous enjoint à de nombreuses reprises de rester vigilants, affirmant que pour un chrétien il fait toujours jour, qu’il y a toujours de la lumière, suffisamment du moins pour qu’il puisse voir l’événement lorsque celui‐ci se produira.”

Hypostase et tremblements

Fondu au noir. Quelques années plus tard, Philip K. Dick meurt dans des circonstances obscures, après avoir noirci quelques milliers de pages de ses spéculations métaphysiques  – sa fameuse « auto-exégèse », traduite en France en 2016 et qui reste un témoignage décisif pour qui veut comprendre les remous causés par une authentique « révélation divine ». Car Philip K. Dick a bien vécu une révélation, une véritable parousie, comme il l’appelle lui-même : le 20 février 1974, il fait face à une pharmacienne de garde qui porte en pendentif le signe du poisson. Il expérimente alors une sorte d’anamnèse, reconnaissant dans ce symbole celui des premiers chrétiens, et estime qu’il en fait partie depuis toujours – tout en prenant conscience du fait que “l’Empire (romain) n’a jamais pris fin”. Il fait baptiser son fils en secret, et quelques jours plus tard, il dit avoir été visité par une « hypostase » de Dieu qui lui aurait transmis une partie de son savoir – sous forme d’un faisceau de lumière rose. Parmi d’autres informations capitales, la lumière lui révèle que son fils souffre d’une tumeur au cerveau indétectable – ce qui s’est révélé exact et ce qui a effectivement sauvé la vie de l’enfant… Face à cette résistance des faits à toute rationalité, la plupart des biographes restent muets : on se sait en terrain mouvant. La science-fiction, on la supporte tant qu’elle reste circonscrite à l’imaginaire, au « sense of wonder » si cher aux anglo-saxons. Elle devient un peu trop dangereuse lorsqu’elle se met à tutoyer l’invisible… et à convoquer le religieux, qu’on espérait avoir définitivement mis sous le tapis de l’idéologie techno-industrielle. Reste que l’expérience vécue par l’auteur, cumulée à une œuvre prophétique dont on n’a pas encore aujourd’hui épuisé toutes les intuitions fatales, permet de penser la science-fiction à rebours des clichés qui sont aujourd’hui véhiculés par le genre.

Au cœur du paradoxe

Si on ne peut évidemment pas résumer la science-fiction à Philip K. Dick, son œuvre et sa réception critique parfois embarrassée soulignent un paradoxe certain : alors que l’imaginaire propre à la science-fiction n’a jamais été aussi populaire – hier c’était encore une littérature de niche, aujourd’hui c’est devenu une culture de masse, notamment grâce au cinéma et aux séries télévisées – on la célèbre surtout pour ses vertus « d’évasion », pour sa capacité à suggérer des images fortes, à mieux parler du présent en utilisant la prospective ou l’extrapolation scientifique… en revanche, on n’évoque presque jamais son rapport à la religion. C’est presque devenu un tabou, d’ailleurs. En 2009, l’écrivain et anthologiste Serge Lehman préface un recueil de nouvelles, Escales sur l’Horizon, en commençant par un Ad maiorem dei gloriam du plus bel effet, et se permet de soulever incidemment les rapports qu’entretient la SF avec la théologie. Un texte qui provoque un véritable séisme dans le landernau des auteurs de SF hexagonale. Roland C. Wagner, connu pour sa littérature feuilletonnante inspirée d’Eugène Sue, se pince le nez : « Hormis quelques exceptions, glorifier le Seigneur n’a jamais fait partie des préoccupations et des objectifs des auteurs de SF. Et s’il y en a parmi eux qui ont mis en scène des épiphanies, celles-ci débouchent le plus souvent sur des théories cosmologiques plutôt que cosmogoniques. » La science-fiction a donc le droit de spéculer sur tous les sujets philosophiques… mais surtout pas de proposer une théorie de la création. On a les censeurs qu’on mérite… Pourtant, comme le souligne un peu plus loin Serge Lehman, la littérature de SF est « littéralement saturée d’images d’origine religieuse et de notions métaphysiques » : il rappelle par ailleurs que dans la grande encyclopédie états-unienne de la SF de John Clute et Peter Nicholls, l’article consacré à Dieu notifie que c’est l’un des mots les plus fréquents dans les titres de romans de SF…

Du positivisme à la mystique

La réputation « positiviste » de la science-fiction vient de deux erreurs d’appréciation : la première, qui consiste à réduire le genre à une temporalité et à une géographie précise – celle de son essor dans les Etats-Unis des années 50 – et la deuxième qui consiste à la prendre, précisément, pour un « genre de l’imaginaire » – au même titre que le fantastique ou le polar, et non pour une technique romanesque, c’est à dire, au sens propre : une avant-garde. Ainsi, la SF est, dans l’imaginaire collectif, assimilée à ce qu’on appelle son “âge d’or”, aux Etats-Unis, et qui correspond grosso-modo à l’essor de l’American way of life et à la Guerre Froide. Soit au façonnement d’une véritable “contre-réalité”, bâtie sur des mythes modernes dont la SF ne constitue qu’un pan parmi d’autres. Parmi les auteurs phares de cette génération, on peut effectivement citer quelques athées convaincus qui contribueront à en définir certains standards esthétiques, comme Isaac Asimov ou Robert Heinlein. De leurs œuvres, qui décrivent des futurs relativement optimistes, en imaginant des sociétés galactiques conçues autour de systèmes positivistes, vient cet imaginaire collectif d’une SF rigoureusement technolâtre et progressiste. Mais cette entrée “positiviste” ne doit pas occulter tout le reste : pour un Isaac Asimov, citons son concurrent direct Cordwainer Smith, moins connu et pourtant tout aussi important dans l’histoire de la SF, auteur d’une imposante histoire du futur, Les Seigneurs de l’Instrumentalité, où sa prospective parfois hallucinée se drape de poésie et de réflexions bibliques. Une filiation chrétienne qu’on retrouve plus tard dans d’autres sagas d’importance, comme Hypérion de Dan Simmons, où l’auteur imagine tout un néo-christianisme conçu à partir du système de Teilhard de Chardin, et bien sûr chez Frank Herbert, dans Dune mais surtout dans son cycle Programme Conscience : un monument de la hard science (un sous-genre de la SF préconisant un sous-texte scientifique exigeant) qui raconte comment les recherches en Intelligence Artificielle peuvent mener à… “l’Incident Jésus”. Qu’elle évoque l’avenir de la robotique, l’accumulation des niveaux de réalité où l’impossibilité nouvelle à définir l’humain dans un monde saturé de signifiants manufacturés, la SF se pose ici comme une étrange manifestation populaire de la métaphysique.

Un remède à la science

Depuis son avènement à partir des Lumières, la science a contribué à rendre Dieu indéchiffrable, à l’éloigner au fond d’un tunnel d’hypothèses cosmiques, à la congédier dans les marges de la physique quantique… La science-fiction se chargerait, au fond, de lui donner une nouvelle visibilité, de le rendre à nouveau habitable. C’est pourquoi beaucoup d’auteurs de science-fiction, sans doute conscients de leur manque de crédibilité (pendant longtemps, SF fut cantonnée à des revues bariolées, imprimées sur de la pulpe de bois, les fameux pulps) se sont ingéniés à maquiller le plus habilement possible cette possibilité de Dieu malgré, et/ou à travers la science. Car si le progressisme et le scientisme sont bel et bien devenus une nouvelle religion, à laquelle il est de plus en plus difficile de s’opposer, la science-fiction permet justement de poétiser cette religion, de la remettre en question, de lui opposer cette idée de Dieu qu’elle révoque sans procès. A ce titre, la science-fiction ne serait pas tant un « genre » de l’imaginaire qu’un dispositif romanesque qui permet de redéfinir par l’en-creux les conditions du christianisme, à travers des paraboles prospectivistes : c’est la « Zone » de Stalker, c’est la terrifiante conditions des Sondeurs décrite par Cordwainer Smith, ces humains qu’on a déconnectés de leur système nerveux pour leur permettre d’explorer les immensités du vide spatial, c’est bien sûr la condition des « Répliquants » de Blade Runner, plus humains que les humains, car forcés, par leur condition même, de croire à autre chose qu’en eux-mêmes. Et donc, croyants par essence. Voilà ce que disent au fond tous ces chefs d’œuvre : la seule chose de l’humain qui soit irréductible, c’est Dieu.

Marc Obregon

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 1er mars 2024