Le charisme est mystérieux, insaisissable et subtile. Il ne saurait pas plus se réduire à la beauté qu’au culot, à la surprise, à la transgression, à la provocation ou à l’intimidation qu’à l’intelligence, à l’éloquence, au talent rhétorique ou à la culture. Nombre de contemporains usent et abusent de la notion pour l’attribuer, d’une manière subjective, affective et spontanée, à une personnalité dont les idées sont conformes à leurs préjugés idéologiques. Or c’est là une erreur. Ce qui donne de l’autorité morale, sociale et politique à une personnalité, quel que soit son sexe ou son origine ethnique, économique, culturelle ou sociale, ne relève pas de la sympathie. Ce qui fonde l’aura, le rayonnement ou l’irradiation spirituels et naturels d’un être humain capable, par diffusion invisible et quasi-spectrale, de mobiliser ou d’électriser un peuple, n’a rien à voir avec la subjectivité.
Il y a une réalité objective et incontournable de la flamme intérieure qui donne à chaque être humain son propre coefficient d’influence. L’utilisation péjorative et contemporaine du terme « clivant », visant à relativiser et à neutraliser le charisme, ne fait en définitive qu’en confirmer l’objectivité. Le charisme implique par ailleurs et à la fois l’ambition visionnaire de ce qui est possible pour une collectivité et la maîtrise des circonstances qui en permettent la réalisation. Ce qui fait, pour parler comme Carl Schmitt, la puissance et la lucidité permettant de créer et d’exploiter la scission d’une collectivité entre amis et ennemis, est un fait. Ce qui donne par là-même à un individu hors du commun la puissance et l’acuité de percevoir la situation d’exception permettant de mettre en mouvement d’action convergente une collectivité, est une réalité indépendante de tout point de vue. Ce qui donne, pour parler encore comme les Grecs, l’aptitude pratique et créatrice à maîtriser l’opportunité ou le kairos, c’est certes un don mystérieux et gratuit de la nature ou du Ciel. Mais c’est aussi une donnée objective de fait. Cette aptitude, propre au charisme dans sa vertu politique, n’a rien à voir avec l’intelligence théorique. Aptitude intuitive à saisir en un fragment d’instant la signification d’une situation et les possibilités d’actions qu’elle offre potentiellement, ce que Clausewitz appelait, en l’attribuant au génie militaire, le coup d’œil, le charisme est une réalité irrationnelle mais objective. Ce même charisme qui, ouvrant sur l’avenir d’un possible réalisable, va encore de pair avec cette aptitude divine à percevoir le sens de ce que les intellectuels mettent des années à comprendre, est justement pour ces derniers, souvent pétris de ressentiment, inaccessible.
Ce coefficient charismatique à portée politique est difficile à apprécier. Il exige de la part de celui qui ose s’en faire le juge objectif l’aptitude à s’abstraire de ses propres options idéologiques. Nombre d’observateurs superstitieux s’y refusent même délibérément. Ils sont en effet convaincus que le simple fait de reconnaître un haut coefficient d’influence charismatique à un individu participe, par révélation doublée d’amplification quasi-magique, de sa réalité.
Par sa vertu d’électrisation hystérique, le charisme semble frayer avec le narcissisme. La haine d’un adversaire incite certes souvent à réduire son charisme à l’égocentrisme. Cette confusion réductrice est pourtant une erreur. Par sa vertu de conquête du pouvoir, par la vertu même des institutions qui amplifient jusqu’à l’illusion l’aura parfois très relative d’une personnalité fade mais habile dans la manipulation de celles-ci, le charisme est souvent confondu avec la puissance de rayonnement de ces mêmes institutions. Or, le charisme ne se confond pas plus avec la puissance institutionnelle qu’avec celle du narcissisme. Il semble de même frayer avec la puissance répressive de l’Etat tant la crainte qu’il inspire semble se confondre avec la force coercitive. Mais le charisme n’a pourtant pas plus à voir avec la réalité physique qu’avec l’institution. Irréductible aux puissances physique, narcissique et institutionnelle, la force charismatique est une grâce de la nature ou du Ciel qui, par-delà la crainte, suscite aussi l’amour. Les oligarchies ploutocratiques, technocratiques et bureaucratiques, redoutant la concurrence du charisme, se liguent certes pour le neutraliser. Elles tentent en effet, pour lutter contre son aura charnelle, de lui substituer et de promouvoir la communication technique et mécanique. Elles ne permettront pourtant jamais à certains bons techniciens, mégalomaniaques et narcissiques, d’être aimés et craints du peuple.
Patrice Guillamaud,
philosophe, auteur de De la barbarie ordinaire (éd. Kimé, 2024).
© LA NEF, mis en ligne le 18 mars 2024, exclusivité internet