Louis Bouyer (1913-2004), pasteur luthérien converti au catholicisme, devint prêtre oratorien et l’un des grands théologiens du siècle passé.
Comment « célébrer » les 500 ans des thèses de Wittenberg sans préjugé ni ingénuité ? Le P. Louis Bouyer, né dans le protestantisme et devenu théologien catholique, offre une via media (1).
À rebours de l’idée commune, il affirme que la « Réforme » repose non sur une « protestation », mais sur des principes foncièrement positifs. En observant le meilleur du protestantisme, de Bach à Bonhoeffer, force est de constater que la vie y est orientée sur l’écoute de la Parole de Dieu où « Dieu parlant à l’âme, et Dieu agissant en elle », Son œuvre s’accomplit dans la faiblesse de l’homme.
Même pour qui n’oublie pas les « Propos de table » du fondateur, l’exemplarité de Luther, religieux sincèrement donné (mais aussi Saxon obstiné !), s’impose dans la manière dont il a affronté la conscience tragique de l’impuissance humaine face au péché (Rm 7). Une intuition libératrice le bouleversa : « Le juste vivra par la foi » (Rm 8). En d’autres termes, tout, dans notre salut, nous vient par la foi et, par conséquent, ôter quelque chose à ce tout, c’est atteindre l’Évangile. Sa réaction, saine en soi, fut d’écarter le pélagianisme (l’activisme) d’une spiritualité médiévale multipliant les « œuvres ». Un texte majeur comme le Grand Catéchisme surprend par son « activisme » : « Par la foi, nous pouvons accomplir ce que nous devons faire d’après la loi ; […] Il est donc nécessaire et indispensable d’enseigner la foi, pour que l’on sache comment nous pouvons parvenir à garder la loi. » Jusque-là rien que de parfaitement catholique (Concile d’Orange, can. 18). Trente, même là où il vise les erreurs protestantes, ne fait que reprendre cette doctrine traditionnelle de la justification pur don de Dieu. La sola fide, sola gratia, est catholique. Que la suite de l’histoire l’ait oublié n’y change rien.
Les idoles qui détournent de Dieu
Calvin corrigea la sola fide subjective, par un soli Deo gloria rendant justice à la souveraineté de Dieu. L’Institution chrétienne explique que la gloire due à Dieu ne conduit pas à nous écraser, mais à orienter toute la vie. Est-on si loin du « ad majorem Dei gloriam » de saint Ignace, volonté farouche de faire du moindre geste un hommage au Dieu souverain ? Certainement pas lorsqu’on sait que saint Bernard et saint Jean de la Croix n’eurent de cesse de pourchasser les idoles, y compris les plus subtiles, qui détournent de Dieu.
Dernier principe, la Bible. Historiquement posée contre l’illuminisme anabaptiste ultra-individualiste et non contre l’autorité de l’Église, l’affirmation de sa primauté est devenue négative, alors qu’aucun théologien catholique digne de ce nom, ni au Moyen Âge, ni après, n’a jamais accordé d’autre autorité doctrinale que la plus haute à l’Écriture.
500 ans après, partant d’un tel socle, comment la Réforme a-t-elle pu devenir, dans son avatar libéral, paroxystiquement sécularisée ? Cela semble inexplicable. L’Église, qui n’a jamais rejeté ces principes, vrais au nom même de la tradition catholique, a rejeté ceux qui les défendaient car il s’y mêlait autre chose. En regardant le protestantisme comme un « bloc » polémique et systématique, force est de constater que ces principes avaient été « comme entraînés… en vertu d’une mystérieuse fatalité, à revêtir un aspect négatif… ». Sola gratia : la grâce ne change rien et laisse le pécheur à son impuissance. Sola fide : la foi, pure conviction du salut, ne doit pas produire d’œuvres. Enfin, Scriptura sola équivaut à nier toute autorité à la tradition. Dès le temps de Luther, les principes positifs qu’il avait voulu réaffirmer portent à leur comble toutes les erreurs qu’il avait combattues. La religion du sola gratia engendre des formes extrêmes d’activisme, le sola fide un caporalisme ecclésiastique dépassant tout ce que le cléricalisme catholique a pu donner, le Soli Deo gloria un humanisme fermé à toute transcendance.
Origine de ce détournement
D’où vient ce retournement ? Pour Bouyer, de l’univers philosophique de la scolastique décadente, nominalisme réduisant l’être à la perception, à l’agir, fermant l’expérience à la transcendance, rendant Dieu totalement extérieur. La souveraineté de Dieu ne pouvait y être maintenue sans anéantir la créature. Les réformateurs n’ont jamais été conscients qu’il les emprisonnait à leur insu et rendait « toute la doctrine chrétienne ou impensable ou absurde ». Pour être honnête, la même plaie frappait leurs adversaires. D’où un dialogue de sourds.
Conclusion logique plus que paradoxe : « l’Église catholique est nécessaire à l’épanouissement des principes positifs de la Réforme. » La catastrophe du XVIe siècle a bien procédé de principes positifs, mais déballés par les réformateurs dans leur gangue nominaliste. Face à cela, il devient de plus en plus évident, et c’est ce qui guida Bouyer lui-même, que seule la théologie catholique bien comprise rend parfaitement justice à la sola gratia, à la Scriptura sola … Ceci dit, Bouyer met en garde les catholiques guettés par un triomphalisme hâtif. Ceux « qui se pavanent dans la robe nuptiale sans se demander ce qu’elle a coûté au Christ pour les en revêtir, compteront-ils pour rien ou pour peu de chose la douleur de ceux qu’on invite à se dépouiller de tout pour la recevoir à leur tour ? »
Abbé Hervé Benoît
(1) Louis Bouyer, Du protestantisme à l’Église, Cerf, coll. Unam Sanctam, 1954.
LA NEF n° 295 Septembre 2017, mise en ligne le 15 mars 2024