La Doctrine sociale de l’Église est née de la question ouvrière à la fin du XIXe siècle. Serait-elle en train de changer de sens et de contenu avec la question écologique ? Faut-il opposer les deux, la fin du monde et la fin du mois ? Ou bien ne doit-on pas affirmer avec le pape François qu’il n’y a qu’« une seule et complexe crise socio-environnementale » (Laudato si’, n. 139) ?
L’Église a toujours eu une doctrine sociale. À la suite de l’Évangile et déjà de l’Ancien Testament, elle a toujours enseigné l’amour du pauvre et la justice sociale. Ce qui change, ce n’est pas la doctrine mais les situations concrètes dans lesquelles il faut la mettre en pratique. Au XIXe siècle, la nouveauté consistait dans la révolution industrielle qui a bouleversé les équilibres sociaux de l’ancien monde en transformant radicalement le rapport de l’homme à la nature et à son travail. D’une certaine manière, la question écologique n’est que le dernier stade de cette révolution industrielle qui manifeste l’impossibilité pour la planète elle-même de poursuivre un tel régime, et la nécessité de bâtir notre civilisation sur un autre fondement. Or, au plan philosophique, on voit que la civilisation industrielle était elle-même le fruit de la modernité, d’une science qui n’avait plus pour visée de contempler le monde mais de le transformer grâce à la technique. La question écologique marque ainsi la fin de la modernité, et la nécessité de passer à autre chose (qui ne sera pas simplement la post-modernité), de trouver une autre sagesse, un nouvel art de vivre en harmonie avec toutes les créatures.
Cette sagesse, l’Église n’a pas à l’inventer. Elle doit la recevoir de la Sagesse éternelle, scruter dans l’Esprit Saint les trésors de la Parole de Dieu. L’Église n’a pas vocation à traiter de la question écologique au plan scientifique et politique. Elle n’a pas davantage à suivre une mode, se mettre à la remorque des idées du monde avec un train de retard. Mais elle doit annoncer l’Évangile de la vie, faire connaître la vision de Dieu sur sa Création. Et pour cela, elle a au moins deux mille ans d’avance. S’il s’agit de sauver la planète, de penser les choses dans leur globalité, de mieux s’ajuster aux lois de l’Univers et à l’ordre mystérieux et complexe qui règne entre les créatures, autant s’adresser au Créateur qui leur a intimé cet ordre en l’inscrivant au plus profond de leur nature, qui a conçu chaque chose dans un tout, et le tout lui-même comme un ensemble très bon (Gn 1, 31). Ainsi, le cosmos a un logos et un nomos.
La question écologique permet de « recycler » les grands principes de la Doctrine sociale de l’Église. Le principe de bien commun, dont le climat lui-même fait partie (LS 23). C’est le bien du tout comme tout, sans lequel chaque partie ne saurait atteindre son propre bien. Le bien commun de l’Univers, c’est Dieu : lui qui vit que « tout cela était bon ». Le principe de solidarité trouve aussi un nouveau relief dans l’interdépendance non seulement des hommes entre eux mais de toutes les espèces, du vivant et du non-vivant.
Tout est lié, parce que tout est lié à Dieu. Cette interdépendance globale ne s’oppose pas au principe de dignité infinie de l’homme, seul être à l’image de Dieu. Être le premier ne signifie pas écraser les autres, dominer la Création en l’exploitant à mort. Mais la gouverner à l’image de Dieu, lui qui a créé le monde et le gouverne avec Sagesse et par Amour. Enfin, le principe de subsidiarité. Là encore, tout est lié : de même que l’on ne peut se priver de la richesse de la moindre créature, qui est par son existence une louange unique à Dieu, de même la voix de chacun doit pouvoir se faire entendre pour trouver des solutions, chacun à sa place dans le domaine qui lui est confié. Penser global, agir local.
Tel sera le grand débat du XXIe siècle : l’écologie intégrale ou bien le transhumanisme. Se prendre pour le Créateur, ou bien le respecter et le servir dans l’ensemble de ses œuvres.
Père Thomas Michelet, op
Le Père Thomas Michelet, dominicain de la province de Toulouse, enseigne à l’Angelicum à Rome et est l’auteur notamment de Les papes et l’écologie. De Gaudium et spes à Laudato si’ (1965-2015), préface du cardinal Peter K.A. Turkson, Artège, 2016, 596 pages, 22 €.
© LA NEF n° 310 Janvier 2019, mis en ligne en avril 2024