Expulsion du jardin d'Eden, par Thomas Cole (1828) ©Wikimedia

La nature du péché d’Adam et du péché originel

Il est fréquent qu’on interroge le théologien sur le type de péché commis par Adam. Le Catéchisme de l’Église catholique dit :
« L’homme, tenté par le diable, a laissé mourir dans son cœur la confiance envers son créateur (cf. Gn 3, 1-11) et, en abusant de sa liberté, a désobéi au commandement de Dieu. C’est en cela qu’a consisté le premier péché de l’homme (cf. Rm 5, 19). Tout péché, par la suite, sera une désobéissance à Dieu et un manque de confiance en sa bonté » (CEC 397).
« Par la séduction du diable, il a voulu “être comme Dieu” (cf. Gn 3, 5), mais “sans Dieu, et avant Dieu, et non pas selon Dieu” » (CEC 398).
Ce premier péché fut un acte libre de désobéissance qui a consisté à se préférer soi-même plutôt que de s’en remettre à Dieu. C’est un péché d’amour-propre, une sorte de péché d’orgueil, qui consiste à vouloir être la mesure – hors de toute mesure divine – de son existence comme de son action. C’est un péché intérieur à l’âme, un acte de préférence de soi, qui se produit spirituellement au plan surnaturel de la relation de l’homme à Dieu. Un péché d’orgueil donc, qui est à la ressemblance du péché de l’ange, et que ce même ange suggère habilement d’imiter : « Il a voulu être comme Dieu sans Dieu », remarquait saint Maxime le Confesseur. On peut préciser sans faire de théologie fiction, sachant que le récit de la Genèse n’est pas un reportage et ne prétend nullement retracer le scénario du péché des origines.
Dans l’état de justice originel la volonté d’Adam était soumise à Dieu ; la charité lui procurait une droiture entière, mais c’était une soumission parfaitement libre. Adam, sur le plan moral, était assez maître de lui, soutenu par la grâce, pour pouvoir ne pas pécher, cependant il n’était aucunement confirmé en grâce. Il pouvait pécher, s’il le voulait, sans y être incliné ni de l’intérieur ni de l’extérieur. C’est donc que l’initiative du péché n’était possible qu’au plan de l’esprit sur la suggestion du démon qui pécha le premier et qui entraîna ensuite l’homme dans sa chute.

Les Pères ont tenté d’identifier la nature de ce péché. Le symbolisme du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal oriente l’esprit vers un péché d’orgueil, le désir de vouloir être sa propre lumière et son maître (1). Mais rien n’oblige à penser qu’en lui-même, en son espèce propre, ce péché a été le plus grave qu’un homme puisse commettre. Saint Thomas écrit :
« Il est vrai que par son genre même, l’orgueil a parmi les autres péchés une certaine éminence ; cependant plus grand est l’orgueil qui conduit à nier Dieu ou à le blasphémer que celui qui incline à désirer de façon dé­sordonnée la similitude divine : tel fut le cas des premiers parents. Mais c’est selon la condition personnelle des pécheurs que cette faute a eu la plus haute gravité, compte tenu de la perfection de leur état » (2).
Et saint Thomas précise que la grandeur de la peine qui a suivi ce péché ne correspond pas précisément à sa gravité générique, mais au fait qu’il a été le premier : « Il a interrompu l’innocence du premier état et par sa perte s’est trouvée désordonnée toute la nature humaine » (3).
Ainsi le péché originel est un mauvais état de la nature, non un changement de nature, un état d’impuissance morale et religieuse.

On dira que le péché originel c’est, formellement, la privation de la grâce et de la justice originelle ; matériellement, l’ensemble des puissances humaines comme privées de cette grâce, déliées de ce qui les assemblait et les maintenait dans la droiture. C’est en Adam et en tout homme un état de déséquilibre, c’est la nature humaine non unifiée dans ses capacités morales d’agir. Les privations caractéristiques du péché originel s’étendent jusqu’au corps sous forme de mortalité. C’est un effet du péché originel que le corps soit soumis à la mort par manière de peine. Et puisque l’homme n’est plus moralement unifié, chaque puissance de l’âme (volonté, intelligence et passions), déliée du lien d’intégrité originelle, est inclinée à son bien particulier, chacune poursuit sans unité son bien propre. Cet état presque anarchique est l’élément matériel du péché originel. C’est aussi ce que saint Thomas appelle, depuis saint Augustin, la concupiscence : foyer de tendances et de convoitises (fomes peccati), de toutes sortes de passions que la raison ne contrôle plus ou, en tout cas, ne maîtrise plus, la concupiscence elle-même n’étant cependant pas encore le péché.
La concupiscence, comme conséquence du péché originel, est source d’inclination vers les divers péchés personnels accomplis par les hommes par un mauvais usage de leurs facultés (ceux que l’on appelle péchés actuels, pour les distinguer du péché originel). Cette inclination demeure dans l’homme même après le baptême. En ce sens, chacun porte en soi l’« aiguillon » du péché.
Parmi les convoitises, se distinguent celles des satisfactions sexuelles auxquelles renvoie la concupiscence en son sens restreint, mais elle recouvre plus largement tout le domaine passionnel jusqu’aux tendances désordonnées de l’appétit volontaire lui-même, en particulier l’orgueil ; tout ce qui recouvre la « chair » dans le vocabulaire biblique. Les foyers de concupiscence sont toutes les puissances affectives et sensibles privées et déliées, et donc inclinées ; il ne s’agit nullement de ses actes : ceux-ci ne sont pas forcément mauvais, mais s’ils le sont, ils relèvent du péché personnel et n’appartiennent pas à l’état de péché originel. Le péché originel explique que le mal moral soit entré dans le monde, et comment originellement un péché personnel a pu se produire, dont les conséquences sont paradigmatiques pour l’histoire du mal et du péché.

Père Philippe-Marie Margelidon, op

(1) Le péché d’Adam et Ève ne fut pas un péché d’intempérance (symbolisé par la pomme), un péché sexuel (la pomme est alors un symbole sexuel). Cette interprétation non seulement n’a aucun appui dans l’Écriture, mais elle n’a aucun fondement chez les Pères et dans la Tradition.
(2) Sum. theol., IIa-IIae, q. 163, a. 3.
(3) Ibid., ad 2.

© LA NEF n° 316 Juillet-Août 2019, mis en ligne le 15 avril 2024