Péché originel, par Jan Brueghel ©Wikimedia

Péché originel : ce qu’en dit l’Église

Le péché originel est un élément essentiel de la foi chrétienne qui commande aussi notre vision de l’homme. Sa relativisation et même sa négation sont aujourd’hui fréquentes, y compris parmi les théologiens. Faisons le point en rappelant notamment l’enseignement de l’Église sur ce sujet capital.

Parler du péché originel n’est pas courant. C’est comme l’enfer ou le péché mortel, ou même la pénitence, ou encore le jugement, on pourrait multiplier les exemples, celui qui ose le faire n’est pas en bonne posture.
S’il est une doctrine malmenée, c’est bien celle-là. Elle suscite l’embarras chez de nombreux croyants et théologiens. Depuis cinquante ans, les théories, les essais se sont multipliés, non sans susciter de nouveaux embarras, de nombreuses polémiques et critiques. Les ouvrages ne manquent pas sur le sujet, il est rare qu’ils soient pleinement satisfaisants au regard de l’enseignement de la Révélation et de la foi catholique. C’est que les théologiens et les prédicateurs, face aux disciplines de la paléontologie, de la génétique, de la biologie, éprouvent une sorte de malaise diffus, complexe qui les pousse à « accommoder » la doctrine de la foi à toutes sortes d’hypothèses. La tentation concordiste, l’alignement sur les opinions d’un moment est très fréquente, quoique peu avouée. Le résultat, ce sont des théologies boiteuses ou déficientes, pas forcément en tous points, mais on se demande au bout du compte ce qui est solide, intangible, ou, plus profondément, de quoi on parle.
Il faut cependant reconnaître que les débats ont été embrouillés, parfois radicalisés, entre des positions dites « conservatrices » et d’autres dites « ouvertes ». Bref, il est devenu difficile de savoir exactement ce que l’Église croit et enseigne. C’est pourquoi il convient de revenir à l’enseignement de l’Église, lequel précède et mesure tout essai, toute tentative d’explication théologique. Il s’agit ici de fournir au lecteur des repères clairs, mais non de résoudre toutes sortes de problèmes, dont on verra qu’il faut savoir prudemment les relativiser.

L’enseignement ecclésial de la foi

Commençons par la doctrine autorisée (Magistère ordinaire et authentique) contenue dans le Catéchisme de l’Église catholique (CEC), que nous commenterons très brièvement.
« Le récit de la chute (Gn 3) utilise un langage imagé, mais il affirme un événement primordial, un fait qui a eu lieu au commencement de l’histoire de l’homme » (CEC 390). Cet événement – le péché des origines ou plutôt le péché originel originant – n’est pas un mythe, il s’inscrit dans l’histoire, et non hors d’elle dans une « métahistoire » ; il a été précédé du péché des anges commis hors de l’histoire humaine, mais qui interfère avec elle (cf. CEC 392-393).
C’est ainsi qu’Adam et Ève, nos premiers parents, au commencement de l’histoire, à un moment empiriquement indiscernable, ont perdu l’état de justice originelle, c’est-à-dire d’amitié et de grâce avec Dieu. L’état d’harmonie originelle ne dépend nullement d’un quelconque état repérable de développement ou d’évolution de l’homme (de l’hominidé). L’hom­me, qui est naturellement et physiquement comme tous les êtres, mortel, mais qui jusqu’ici en avait été préservé par ce don de la justice originelle, fait alors l’expérience douloureuse de la souffrance et de la mort. La finitude de l’homme est ontologique, constitutive de son état de créature, mais la mort telle que l’homme après le péché l’appréhende et la connaît, est la conséquence pénale du péché originel. Ayant perdu la grâce, privée coupablement de l’amitié avec Dieu, ce mauvais état de sa nature s’inscrit en tout homme sous la forme d’une privation, d’un manque : c’est le péché originel originé. Le péché originel est ainsi reçu, on dira « contracté », il devient propre à chacun. On dit que c’est un « péché de nature » en ce sens. C’est de ce péché que l’homme renaît par le baptême. Le péché, la souffrance et la mort, qui sont la peine du péché, ont fait leur entrée dans l’histoire de l’humanité (cf. Rm 5, 12). C’est ainsi que le péché est universel dans le monde humain, que contracté d’abord, il se propage et se diffuse, s’établit en structures et en cultures de péché.
Saint Paul l’affirme : « Par la désobéissance d’un seul homme, la multitude (c’est-à-dire tous les hommes) a été constituée pécheresse » (Rm 5, 19). « De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort est passée en tous les hommes, du fait que tous ont péché » (Rm 5, 12). En raison de cette certitude de foi, l’Église donne le baptême pour la rémission des péchés même aux petits enfants qui n’ont pas commis de péché personnel.
La suite du Catéchisme est extrêmement précise. On voit, à le lire de près, que tout a été formulé avec le plus grand soin, puisque les contestations anciennes et récentes sont nombreuses. La doctrine de saint Thomas est sollicitée abondamment :
« Comment le péché d’Adam est-il devenu le péché de tous ses descendants ? Tout le genre humain est en Adam “comme l’unique corps d’un homme unique” (S. Thomas d’A., De malo 4, 1). Par cette “unité du genre humain” tous les hommes sont impliqués dans le péché d’Adam, comme tous sont impliqués dans la justice du Christ. Cependant, la transmission du péché originel est un mystère que nous ne pouvons pas comprendre pleinement. Mais nous savons par la Révélation qu’Adam avait reçu la sainteté et la justice originelles non pas pour lui seul, mais pour toute la nature humaine : en cédant au tentateur, Adam et Ève commettent un péché personnel, mais ce péché affecte la nature humaine qu’ils vont transmettre dans un état déchu. C’est un péché qui sera transmis par propagation à toute l’humanité, c’est-à-dire par la transmission d’une nature humaine privée de la sainteté et de la justice originelles. Et c’est pourquoi le péché originel est appelé “péché” de façon analogique : c’est un péché “contracté” et non pas “commis”, un état et non pas un acte » (CEC 404).
« Quoique propre à chacun, le péché originel n’a, en aucun descendant d’Adam, un caractère de faute personnelle. C’est la privation de la sainteté et de la justice originelles, mais la nature humaine n’est pas totalement corrompue : elle est blessée dans ses propres forces naturelles, soumise à l’ignorance, à la souffrance et à l’empire de la mort, et inclinée au péché (cette inclination au mal est appelée “concupiscence”). Le baptême, en donnant la vie de la grâce du Christ, efface le péché originel et retourne l’homme vers Dieu, mais les conséquences pour la nature, affaiblie et inclinée au mal, persistent dans l’homme et l’appellent au combat spirituel » (CEC 405).
« Le péché originel entraîne “la servitude sous le pouvoir de celui qui possédait l’empire de la mort, c’est-à-dire du diable” » (CEC 407).
L’homme depuis le premier péché, et avec la grâce du Christ qu’il a méritée « aux jours de sa chair », doit mener le combat contre le péché, contre ce qui l’incline et le pousse au péché. Car depuis que l’homme est privé de la grâce, il demeure incliné au mal, ce mal qui est en lui et en dehors de lui, ce mal dont Satan est l’auteur et l’instigateur. En effet, le monde « tout entier gît au pouvoir du mauvais » (1 Jn 5, 19 ; cf. 1 P 5, 8), fait de la vie de l’homme un combat contre les puissances des ténèbres (cf. Gaudium et spes, n. 37). Pour ce combat l’homme dispose des armes de la foi et de la grâce du Christ rédempteur, de l’Église, sa prière et ses sacrements, puisque « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). Aux péchés de l’homme depuis Adam, Dieu, qui ne l’a pas empêché, a répondu par la surabondance de sa grâce et de la Rédemption. Malgré la faute des hommes, Dieu veut que ses créatures spirituelles (anges et hommes) parviennent au salut, à la communion de la vie éternelle, c’est pourquoi dans son amour pour les hommes, il a envoyé son Fils pour que le plus grand nombre d’entre eux soit sauvé, conformément à son éternel dessein de grâce.

Conséquences d’une négation

Les origines de la négation moderne du péché originel sont multiples. L’idée d’une solidarité horizontale dans le mal et dans l’histoire est devenue étrangère à l’homme contemporain qui ne conçoit sa vie qu’en fonction de son intérêt particulier et immédiat. La notion de bien commun a été remplacée par celle d’intérêt général, lequel est souvent considéré comme la somme des intérêts particuliers dans les sociétés démocratiques, individualistes et libérales. L’idée d’héritage est liée à celle d’enracinement et non pas à celle d’individus monades sans attaches. Il n’est pas étonnant que la doctrine du péché originel apparaisse de plus en plus « décalée », étrangère et obsolète, dans une culture profondément déchristianisée qui n’accorde qu’une place secondaire et relative à toute tradition. Il n’est pas surprenant qu’elle fasse scandale, le plus inquiétant, c’est que cet état d’esprit a gagné les chrétiens eux-mêmes. Or nier, réduire ou relativiser la doctrine du péché originel met gravement en péril la foi. Voici ce qu’écrivait le bienheureux pape Paul VI dans son Credo de 1968 :
« Nous croyons que Notre-Seigneur Jésus-Christ, par le sacrifice de la croix, nous a rachetés du péché originel et de tous les péchés personnels commis par chacun de nous, en sorte que, selon la Parole de l’Apôtre “là où le péché avait abondé, la grâce a surabondé”.
« Nous croyons à un seul baptême institué par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour la rémission des péchés. Le baptême doit être administré même aux petits enfants qui n’ont pu encore se rendre coupables d’aucun péché personnel, afin que, nés privés de la grâce surnaturelle, ils renaissent “de l’eau et de l’Esprit-Saint” à la vie divine dans le Christ Jésus.
 »
La portée de la foi en l’affirmation de la vérité de la doctrine du péché originel est donc capitale et centrale. Elle est à la fois christologique, sacramentelle, anthropologique, morale et eschatologique. Le Christ est mort pour la rémission des péchés, et d’abord du péché originel qui est la cause de l’entrée de l’homme dans le monde du péché. Les sacrements sont des remèdes à cette déficience de grâce, et d’abord le premier de tous les sacrements. Il faut que la nature soit spirituellement et surnaturellement régénérée. L’homme sans le péché originel est incompréhensible, disait Pascal. Oublier que l’homme est pécheur depuis Adam, c’est se tromper sur lui. Vouloir établir le paradis sur la terre en oubliant cette dimension du péché dans l’homme et ses conséquences pour la nature et la société, c’est une erreur de jugement moral et anthropologique, qui a toujours de fâcheux prolongements politiques (cf. les idéologies totalitaires du XXe siècle) : « Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au mal, donne lieu à de graves erreurs dans le domaine de l’éducation, de la politique, de l’action sociale et des mœurs » (CEC 407).
Enfin, écarter ou nier la doctrine du péché originel, c’est s’interdire de comprendre quelque chose du mystère souvent évacué de l’enfer, de la signification et de la gravité de la peine éternelle du péché mortel qui s’origine dans ce premier péché. Le Christ nous a libérés du péché originel et actuel (mortel et véniel), et de la mort physique et spirituelle, c’est-à-dire de la mort éternelle de l’enfer. C’est pourquoi Dieu fait un monde nouveau saint et sans péché dont la Vierge Marie est la plus pure réalisation, l’Immaculée, conçue sans le péché originel. La bonne nouvelle du salut est la victoire de Dieu sur le péché d’Adam et de toute sa descendance.

Père Philippe-Marie Margelidon, op

À lire : Il n’y a pas d’ouvrage récent qui soit pleinement satisfaisant. On peut cependant recommander pour l’histoire de la doctrine : Luis Ladaria, Mystère de Dieu et mystère de l’homme, t. 2, Anthropologie théologique, Parole et Silence, 2011, p. 283-377. On lira aussi avec profit le chapitre « Le don originel de la grâce : l’“état originel” et le paradis », p. 259-281. Sinon, il y a les remarquables catéchèses de saint Jean-Paul II, « Catéchèses sur le péché originel (1986) », dans Credo, t. II, Cerf, 1988, p. 181-225.

© LA NEF n° 316 Juillet-Août 2019, mis en ligne le 15 avril 2024