Jusqu’ici, Le miracle de Théophile désignait une pièce de Rutebeuf. Le clerc Théophile, privé de sa charge par son évêque, fait un pacte avec le diable pour redevenir riche, avant d’être sauvé par la Vierge : Notre-Dame arrache à Satan la charte sur laquelle le pacte funeste a été signé. Confessons une tentation pour une réécriture contemporaine du miracle médiéval : faire du diable et de l’évêque un seul et même personnage.
Dans ce nouveau Miracle de Théophile, Jérémie Delsart suit une autre piste et situe son intrigue dans l’Éducation Nationale, rebaptisée Éducation pour Tous (on ne s’étonnera pas que Patrice Jean signe une judicieuse préface). Jeune stagiaire de Lettres, Théophile est pris entre son amour de la littérature et la soumission au système : la chair textuelle ou les schémas, la lecture passionnée ou la méthodologie, un projet de thèse sur Vigny ou l’obligation policière d’envoyer des fiches de suivi à ses formateurs, la langue aristocratique ou le jargon et le bafouillis, la beauté ou l’arraisonnement de la technique (si diaboliquement efficace que Satan se plaint de n’avoir plus rien à faire). Nourri d’Heidegger et de Baudelaire (le diable est ici plus romantique que bernanosien), Delsart s’affirme comme un antimoderne brillant. On songe à une fulgurance de Richard Millet sur « le corps de la langue dont l’Enseignement public est devenu le Golgotha ».
Le miracle de Théophile est plus que le roman que tout stagiaire soumis à l’IUFM (désormais INSPE) a rêvé d’écrire, avant de renoncer par manque de temps, de courage ou de talent. Au-delà des attaques, toujours plaisantes mais désormais un peu attendues, sur les « apprenants » et les inspecteurs, Delsart révèle le lien entre emprise technologique, pédagogisme et triomphe du marché. Il n’est pas anodin que le personnage de Jean, professeur de philosophie marxiste, soit le seul à comprendre le désespoir du catholique Théophile.
« Fin du premier tome », est-il écrit à l’issue de l’épilogue. On ne sait si une suite est déjà prévue, mais on espère bien que Delsart ne succombera pas, si le Tentateur lui offre le succès médiatique à condition qu’il cesse d’écrire.
Henri Quantin
Jérémie Delsart, Le miracle de Théophile, Le Cherche-Midi, 2024, 402 pages, 22,50 €.
© LA NEF n° 370 Juin 2024