Peut-on jamais clore une histoire de vingt ans sans subir, plus qu’un pincement, un véritable déchirement au cœur ? Si je ne peux pas ne pas imaginer que des lecteurs seront soulagés de voir ma bobine enfin déserter la dernière page de leur mensuel préféré, de mon côté il m’est difficile de suspendre le fil de ma plume pour ce qui aura été durant plus de deux cents numéros successifs, si je ne m’abuse, un salutaire exercice de réflexion, que j’aurai voulu le moins solitaire possible et le plus ouvert aux grandes pensées, passées, présentes et même parfois à venir dont je ne pouvais que me sentir l’hoir bien modeste.
Quand Christophe Geffroy me fit l’honneur de me proposer cette page, où je succédais à d’illustres personnages, tels Bruno Nougayrède ou Philippe Maxence, que le temps a rendus plus illustres encore, je n’étais qu’un enfant de vingt-cinq passés et je ne crois pas que les deux décennies à y ajouter pour parvenir jusqu’ici aient grandement fané mes puérils instincts. Reste que dans cette magnifique tribune que sa générosité m’offrit, je pus, au fil des mois, et selon une libéralité improbable évoquer aussi bien le cardinal de Lubac que les terroristes de Tarnac, chanter la décroissance que les Veilleurs, prier, rendre grâce ou insulter, à mon aise.
Des voies qui divergent
Hélas, la forme d’un pays change plus vite que le cœur d’un mortel, et même si j’ai cru honteusement passer vingt ans à me répéter jusqu’à lasser le plus empathique des lecteurs, les dernières années n’ont cessé d’éloigner, insensiblement, devions-nous en convenir, mon petit sillon de la grande route de La Nef.
Pour ma part, je ne crois pas avoir beaucoup changé, en tout cas dans ce qui faisait que ma place à La Nef fût un peu légitime, c’est-à-dire dans ma foi catholique ; je crois encore moins, bien entendu, que la ligne du journal ait varié à ce sujet. Le véritable écart se trouve plus sûrement dans nos approches politiques du monde, c’est-à-dire la partie la moins intéressante mais la plus visible et criarde de nos pensées.
Je dois avouer qu’il y a au moins deux ans que j’ai honte de ce qui s’appelle la droite, c’est-à-dire de ces gens qui ont fait profession, souvent bien rémunérée, de « dire le réel », et qui mentent aussi régulièrement que la gauche invente des mots, c’est-à-dire très souvent. Nombreux avons-nous été à croire qu’il était encore, plus que possible, nécessaire de réformer cette droite du XXIe siècle de l’intérieur. Toute peine a été perdue.
Et pourtant, nous la connaissions et nous la connaissons encore cette droite. Peu peuvent se vanter de mieux la connaître que nous, parce que nous-mêmes et nos familles avons participé à la faire depuis deux siècles, parce que nous l’avons lue, autopsiée, explorée, démembrée, remembrée, parcourue, adorée et haïe ; parce qu’aucune de ses variétés ne nous est étrangère, légitimiste, orléaniste (dans les deux sens), libérale, nouvelle, solidariste, hors les murs, forte, du centre, extrême, maurrassienne, péguyste, bernanosienne, catholique, païenne, ralliée, intégrale, personnaliste, souverainiste, fédéraliste ou hussarde.
Nous avons cru qu’il serait possible de la ressusciter une énième fois, d’en faire ce en quoi la temporalité aurait dû la changer, puisque son nom est politique, c’est-à-dire de comprendre les affaires du temps et les améliorer. Toute peine fut perdue. Des cinq ou dix années qui viennent de s’écouler, elle aura erré sur tout, rien compris à rien, fait la preuve enfin de son impuissance, fruit de son égoïsme et – pis – de son immense bêtise.
Mais le dégoût que cela provoque, l’on ne pourra le comprendre si l’on n’a pas espéré, ni perdu son esprit et presque son âme dans des batailles nocturnes avant que de réaliser combien elles étaient vaines ; que sans doute rien ne changerait jamais. Quel désespoir n’éprouve pas le bâtisseur qui modelait des châteaux de sable quand soudain un peu de marée les efface ? Quelle honte d’être resté enfant quand jetant un regard circulaire autour de lui, le plein soleil lui dessine les ombres de ses camarades de jeu, qui sont désormais, gigantesques, celles des hommes qu’ils sont devenus ?
J’ai combattu, avec d’autres, et quels autres ! des moulins, et j’avais une soupière sur la tête, et l’on s’est moqué de nous. Est-ce grave ? C’est en tout cas transperçant comme le glaive de la vérité.
J’espère en tout cas de tout cœur que La Nef poursuivra sa route droite et pure. Et que la sagesse du monde ne viendra jamais.
Jacques de Guillebon
On ne se crée pas de vieux camarades, et ceux aux côtés desquels on a longtemps combattu sont rares et chers à notre cœur. Jacques est de ceux-là, et je le remercierai longtemps d’avoir grandi La Nef par son talent, son travail, son esprit, ses idées et sa fidèle amitié. Les désaccords apparus depuis quelque temps ne portent assurément pas sur l’essentiel, néanmoins ces divergences d’appréciation, notamment pour discerner des adversaires prioritaires à combattre, étaient réelles et finissaient par poser un problème de cohérence, nous le regrettons sincèrement. Nous lui souhaitons bonne chance pour la suite. Vous pouvez continuer à le suivre en vous abonnant à sa newsletter Première nouvelle : https://substack.com/@premierenouvelle
Christophe Geffroy
© LA NEF n°372 Septembre 2024