Le cardinal suisse Kurt Koch est président du Dicastère pour la promotion de l’unité des chrétiens depuis 2010.

La « conversion de la papauté » ?

Le Dicastère pour la promotion de l’unité des chrétiens a publié le 13 juin dernier un document d’étude intitulé : « L’évêque de Rome. Primauté et synodalité dans les dialogues œcuméniques et dans les réponses à l’encyclique Ut unum sint ». Y est jointe une proposition du même dicastère en vue d’un exercice de la primauté au XXIe siècle. Présentation de ce texte important passé inaperçu.

En 1967, saint Paul VI constatait que « le pape est sans aucun doute l’obstacle le plus grave sur la route de l’œcuménisme » (1). En 1995, saint Jean-Paul II reconnaissait aussi que « la conviction qu’a l’Église catholique d’avoir conservé, fidèle à la tradition apostolique et à la foi des Pères, le signe visible et le garant de l’unité dans le ministère de l’évêque de Rome, représente une difficulté pour la plupart des autres chrétiens, dont la mémoire est marquée par certains souvenirs douloureux » (2). Écoutant la requête qui lui était adressée de « trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission », le pape polonais invitait « tous les pasteurs et théologiens de nos Églises » à se laisser éclairer par l’Esprit Saint « afin que nous puissions chercher, évidemment ensemble, les formes dans lesquelles ce ministère pourra réaliser un service d’amour reconnu par les uns et par les autres » (3). Le pape François, estimant qu’on a « peu avancé dans ce sens », appelait lui-même à une « conversion de la papauté » (4).
Pour autant, de nombreux pasteurs et théologiens de différentes traditions ecclésiales ont répondu à l’invitation de Jean-Paul II et la question de la primauté de l’évêque de Rome a été au cœur de plusieurs dialogues œcuméniques. Le « document d’étude » se présente comme un « instrument de travail », qui synthétise ces réponses et ces contributions issues des dialogues œcuméniques sur la question de la primauté dans l’Église, et n’est donc nullement un texte magistériel qui constituerait la « réponse catholique » à la question posée par Jean-Paul II. Comme par un « échange de dons », cependant, la théologie catholique estime qu’elle pourrait prendre en compte « des principes valables dans l’exercice de primauté dans d’autres communions chrétiennes ».
Un nouveau type d’exercice de cette primauté requerra de distinguer entre la nature de la primauté et les modalités de son fonctionnement, contingentes dans l’histoire, ce qui permettrait, le cas échéant, d’imputer les blessures, dans lesquelles la primauté aurait des responsabilités, aux manières factuelles de son exercice. Qu’est-ce qui, dans cette institution, relève d’un droit divin, et qu’est-ce qui tient aux aléas de l’histoire ? À moins qu’on dépasse cette dichotomie en reconnaissant que la volonté divine est médiatisée dans l’histoire humaine ?

Les enjeux autour du pouvoir papal

Le fait est qu’un « nouveau climat » dans les relations entre les communautés chrétiennes a suscité un regain d’intérêt à la question d’un « leadership » au niveau universel. On estime communément que certaines circonstances exigeraient que les Églises parlassent d’une seule voix dans le monde, eu égard aussi aux besoins de la mission dont l’unité, qui requiert un certain principe, est une condition de la crédibilité. Mais quel leadership ? Une primauté d’honneur d’un primus inter pares, sans voir d’ailleurs pourquoi cette primauté serait attachée de façon permanente à l’un ou l’autre des grands centres historiques du témoignage chrétien ? Une pure diaconie d’amour dépourvue d’instruments juridiques, une coquille vide ? Une primauté de juridiction, indistinctement contraignante partout, pour tous et pour tout ?
Les débats autour de la primauté de l’évêque de Rome tournent autour de l’interprétation des textes du Nouveau Testament qui semblent conférer à Pierre une autorité singulière, sur la transmission de cette autorité aux successeurs de Pierre et sur les prérogatives reconnues par le concile Vatican I à l’évêque de Rome. Concernant les textes dits « pétriniens », en particulier Mt 16, 17-19, on estime que l’investiture par Jésus de Pierre en réponse à sa confession de foi peut être certes comprise de façon personnelle, mais aussi collégiale – l’ensemble des apôtres au nom desquels Simon s’exprime –, voire communautaire – tout le peuple chrétien infaillible dans la foi –, étant entendu que la première pierre de fondation de l’Église reste le Christ lui-même.
Sur la question de la transmission du leadership, il faut bien reconnaître que Nouveau Testament n’en contient aucune trace explicite. Le renforcement du rôle de l’évêque de Rome n’est-il pas le résultat de l’importance politique qui échut à la capitale impériale ? Sur la constitution Pastor aeternus (1870), qui définit le primat de juridiction et l’infaillibilité du pontife romain, il convient de la « re-recevoir », en contextualisant Vatican I (gallicanisme, conciliarisme, régalisme), en revenant à l’histoire de ce texte à partir des débats conciliaires, en prenant en considération son déséquilibre ecclésiologique (en raison de l’interruption forcée du concile), en distinguant dans le dogme, de façon générale, entre l’énoncé et le signifié, en le comprenant dans sa réception nuancée par les évêques allemands, approuvée par Pie IX, en le lisant à la lumière de Vatican II qui le complète et l’interprète.
Pratiquement, ce sont surtout les éventuels « abus de pouvoir » de la part du titulaire de la charge suprême qu’il conviendrait de conjurer. On mentionne, par exemple, à la faveur de l’intense effort missionnaire de l’Église latine, l’extension du patriarcat d’Occident sur presque toute la surface de la terre, confondant l’image de la papauté avec une « enflure monstrueuse ». C’est la centralisation inhérente à une juridiction immédiate et ordinaire du pape sur toute l’Église qui est problématique. L’uniatisme est fustigé comme une « méthode d’union du passé » qui place les Églises orientales catholiques directement sous l’autorité du Siège romain.
Pour remédier à ces tentations d’abus de pouvoir, le principe de subsidiarité est souvent invoqué : ce qui peut être décidé et réalisé dans des unités plus petites de la vie ecclésiale, par exemple l’élection des évêques, ne doit pas être renvoyé à ceux qui ont des responsabilités plus larges dans l’Église. Ce principe, d’inspiration sociale, n’est certes pas dénué d’ambiguïté dès lors qu’il est appliqué à l’ecclésiologie, mais il contribuerait à la participation de l’ensemble du peuple de Dieu au processus de prise de décision.
On propose aussi d’articuler les dimensions communautaire (tous, en vertu du sens de la foi des fidèles), collégiale (quelques-uns : ceux qui exercent le ministère épiscopal) et personnelle (un seul : le ministère d’unité du pape), dimensions constitutives de la synodalité, et de les mettre en œuvre aux trois niveaux de l’Église : local, régional et universel. Sur le rapport entre les Églises locales et l’Église universelle, on parle en termes de « simultanéité », alors que J. Ratzinger avait pris position en faveur de l’antériorité ontologique et chronologique de l’Église universelle sur les Églises particulières.

Différentes responsabilités du pape

On suggère encore de distinguer plus nettement entre les différentes responsabilités du pape, celles qui relèvent de son ministère de chef de l’Église catholique et celle qu’on pourrait lui reconnaître dans l’exercice de sa primauté sur tous les chrétiens, entre son ministère patriarcal dans l’Église latine et son ministère primatial dans la communion des Églises. On relève que la suppression du titre « Patriarche d’Occident », dans l’annuaire pontifical, inquiète les milieux œcuméniques ! En revanche, la mise en avant du titre d’« évêque de Rome » contribue à une nouvelle image du pape, évêque parmi les évêques.
Concrètement, on pourrait en revenir au canon apostolique 34 (appartenant à un ensemble plus vaste de règles de l’Église d’Antioche au IVe siècle) : « Les évêques [régionaux] doivent reconnaître qui est le premier parmi eux et le considérer comme leur tête, ne rien faire sans son consentement ; chaque évêque peut faire uniquement ce qui regarde son propre diocèse […]. Mais le premier ne peut rien faire sans le consentement de tous. » À partir des canons du concile de Sardique (343) on pourrait aussi recourir à l’évêque de Rome comme à un médiateur dans des cas de litige pour des questions disciplinaires et doctrinales. De façon générale, on met en avant la proposition de J. Ratzinger : « Rome ne doit pas exiger de l’Orient plus que ce qui a été formulé et vécu au cours du premier millénaire. »
Le document insiste surtout sur le gage de crédibilité pour son engagement œcuménique que constitue pour l’Église catholique son comportement ad intra, notamment dans la saine diversité de théologie, de culte, de témoignage et de service qu’elle encourage en son sein.

Chanoine Christian Gouyaud

(1) Paul VI, Discours au Secrétariat pour la promotion de l’unité des chrétiens, du 28 avril 1967.
(2) Jean-Paul II, Encyclique Ut unum sint du 25 mai 1995, n. 88.
(3) Ibid., n. 155.
(4) François, Evangelii gaudium du 24 novembre 2013, n. 32.

© LA NEF n° 372 Septembre 2024