Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967), carme fondateur de Notre-Dame de Vie, a été béatifié en 2016. La publication inédite des Écrits d’une vie (1925-1967) est l’occasion de revenir sur ce grand maître spirituel, auteur de l’incontournable Je veux voir Dieu. Un autre article, le mois prochain, s’intéressera à sa filiation avec sainte Thérèse de Lisieux.
Le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967) est l’une des figures spirituelles du Carmel les plus importantes du XXe siècle. Surtout connu pour sa grande synthèse de théologie spirituelle, Je veux voir Dieu (1957), il a aussi été un auteur prolifique dont les contributions viennent d’être rassemblées en un ouvrage de référence : Écrits d’une vie (1925-1967).
S’il fallait choisir un point de doctrine spirituelle sur lequel l’enseignement du Père Marie-Eugène se distingue, je m’arrêterais volontiers à ce moment de bascule dont parle sainte Thérèse d’Avila : celui des quatrièmes demeures. De quoi s’agit-il ? De cette époque de notre vie spirituelle où, après avoir gardé la maîtrise de notre vie de prière et de notre pratique des vertus, la grâce commence à se faire « prédominante », selon l’expression consacrée du Père Marie-Eugène. La grâce devient le moteur premier de notre existence. Jusqu’à présent, elle était certes agissante mais d’une manière cachée. C’est par son influence secrète et puissante que nous faisions l’effort d’aller à la messe, de donner une place à la prière dans notre quotidien, d’être fidèles à notre devoir d’état et aux vertus chrétiennes. Mais nous ne nous en rendions pas compte. À partir d’un certain moment, celui que Dieu, dans sa Sagesse, estime le plus opportun, l’influence de l’Esprit Saint devient prépondérante. C’est Lui qui, par l’action de ses dons dans notre intelligence et dans notre volonté, commence à prendre les commandes de notre vie. « Jusqu’à présent le secours général a laissé à l’âme l’initiative, explique le Père Marie-Eugène. Dieu est resté dans la pénombre au second plan de l’activité spirituelle. Désormais le secours particulier va révéler la présence, affirmer la puissance conquérante de ce Dieu que sainte Thérèse nous a signalé dans les profondeurs du Château, soleil qui resplendit au centre du globe de cristal, fontaine jaillissante dont les eaux se répandent dans tous les appartements, Trinité sainte dont l’âme est le temple » (Je veux voir Dieu, p. 293).
La connaissance expérimentale de cette étape est capitale. Une fois franchie, l’âme devient plus souple entre les mains de Dieu, plus féconde pour la réalisation de son dessein, pour la vie de l’Église et de la société. Sa manière de prier et sa manière de vivre sont transformées.
Comment se dispose-t-on à cette étape où l’Esprit Saint prend les rênes de notre existence ? Le Père Marie-Eugène, à la suite de Thérèse d’Avila, préconise l’exercice de certaines vertus : « C’est par le don de soi indéterminé, l’humilité, le silence que l’âme exercera une pression quasi irrésistible sur la liberté divine, pour que celle-ci intervienne dans sa vie spirituelle par les dons du Saint-Esprit » (Écrits d’une vie, p. 1030). Mais s’il devait insister sur l’une des trois, je crois qu’à l’école de la petite Thérèse, il choisirait la dernière : l’humilité. Comme il le disait à propos de saint Joseph dans une synthèse toute carmélitaine : « L’humilité attire Dieu et les hommes, elle est l’étendard que doivent porter bien haut les contemplatifs ; elle vient à bout de tout ; elle est la maîtresse de tout ce qui est créé ; dominatrice du monde, elle rompt tous les filets et pièges du monde. C’est sous le manteau de l’humilité de Joseph que Jésus croissait à Nazareth en sagesse et en grâce ; abritons-nous sous ce même manteau pour qu’en nos âmes le Christ croisse jusqu’à la mesure de la plénitude de son âge parfait » (Écrits d’une vie, p. 112).
Quels sont les effets de cette nouvelle manière de vivre sous l’influence de l’Esprit ? Du point de vue de la prière, elle n’a plus à faire, comme auparavant, un effort répété pour se représenter Jésus dans le centre de son âme. Ses actes de foi sont désormais soutenus par le souffle de l’Esprit qui se répand dans ses facultés par ses dons. La grâce, depuis l’intérieur d’elle-même, semble l’irriguer. Jésus manifeste sa présence sans effort de sa part. Elle n’a plus qu’à se laisser faire.
Cette passivité nouvelle, prévient le Père Marie-Eugène, n’est pourtant pas le gage de jouissances continuelles. L’âme se prépare à être purifiée par la lumière divine, à entrer dans des expériences de sécheresses contemplatives qui pourront aller jusqu’au sentiment de sa misère extrême. C’est alors qu’il lui faudra espérer contre toute espérance et ne compter, avec la petite Thérèse, que sur la miséricorde divine pour ne pas sombrer. Ce qui semblera alors être un recul, de son point de vue à elle, sera en réalité, du point de vue de Dieu, une grande avancée. Elle se laissera faire désormais. Elle se laissera recréer à l’image du Christ pour parvenir, à travers une lente transformation, à cet état que le Père Marie-Eugène appelle, à la suite des saints du Carmel, l’union transformante.
Du point de vue de la vie active, elle sera comme « poussée » de l’intérieur à accomplir des actes vertueux. La charité la pressera. Paradoxalement, elle n’aura plus à s’agiter comme auparavant, à travers un activisme fatigant, pour porter du fruit. Un petit peu de ce pur amour, suscité par la prédominance de l’action de l’Esprit dans l’âme, sera plus fructueux pour la vie de l’Église que toutes les œuvres réunies. L’intériorisation de sa vie d’oraison permettra, d’une manière étonnante, une efficacité nouvelle aussi bien sur le plan de la vie intellectuelle que de la vie pratique. Elle ne pensera plus toute seule, elle ne prendra plus d’elle-même ses décisions. Une lumière intérieure la guidera et la rendra plus ferme dans les choix posés. Comme l’écrit notre maître spirituel : « L’amour ira à l’action et à l’apostolat extérieur comme à l’épanouissement normal de ses ardeurs de conquête. Il s’y révélera audacieux et paisible, éclairé et vaillant, parce que riche de tous les dons de l’Esprit d’amour qui le mène et dont il lui importe avant tout de ne jamais se séparer » (Écrits d’une vie, p. 331).
Que le Père Marie-Eugène, depuis le ciel, nous aide à attirer l’Esprit Saint, par une humilité profonde, pour qu’il devienne le Maître de nos vies, notre Ami véritable.
Un frère carme
Deux ouvrages importants du bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus :
– Je veux voir Dieu, Éditions du Carmel, rééd. 2024, 1392 pages, 38 €.
– Écrits d’une vie (1925-1967), Éditions du Carmel, 2024, 1288 pages, 38 €. Pour en savoir plus sur Écrits d’une vie, cf. l’article du Père Stéphane-Marie Morgain ocd sur notre site internet : https://lanef.net/2024/07/19/bienheureux-marie-eugene-de-lenfant-jesus/
© LA NEF n° 372 Septembre 2024