Célébration de messe en extérieur en Papouasie. (2013) PAPUA-NEW GUINEA/WABAG 13/38 ©AED

Voyage du pape en Asie : le dialogue religieux à tout prix

À 87 ans, le pape François a bouclé le plus long voyage de son pontificat lors de ce mois de septembre. Il a visité l’Indonésie, la Papouasie Nouvelle-Guinée, le Timor Oriental et Singapour, quatre nations aux enjeux divers, qui incarnent les « périphéries » chères au Souverain Pontife.

Le 13 septembre, arrivé au terme de son voyage, parmi les grattes ciels ultra-modernes de la cité État de Singapour, le pape a délivré un message particulier aux jeunes. Il les a appelés à « être courageux » et à « prendre des risques », pour entamer le dialogue interreligieux. Il s’agit du thème qui a dominé ses prises de paroles.
Bien entendu, le pape a évoqué dans ses discours l’accueil des plus pauvres et les questions environnementales, mais le sujet du dialogue interreligieux est l’enjeu le plus brûlant du voyage pontifical. Le représentant de la première religion au monde en termes de nombre de fidèles s’est rendu auprès de la nation à majorité musulmane la plus peuplée, l’Indonésie. Comme pour les voyages pontificaux précédents aux Émirats arabes unis en février 2019, puis au Kazakhstan en septembre 2022, le Vatican démontre sa volonté de dialoguer avec les dirigeants musulmans qui le souhaitent.
Et il s’agit de toute évidence d’un thème de première importance, si l’on en croit les Rapports sur la liberté religieuse émis par l’Aide à l’Église en Détresse (AED). Ils révèlent que l’islam radical est la première cause de persécution des chrétiens. Dans bien des pays au Moyen-Orient, au Sahel, mais aussi en Indonésie, les chrétiens minoritaires savent que leur survie dépend de la capacité de leur société à instaurer des relations interreligieuses apaisées.

Le pape et l’imam

Face à cet enjeu, le pape offrait une image apaisante et marquante lors de sa rencontre avec Nasaruddin Umar, imam de la mosquée Istiqlal à Djakarta, la plus grande d’Asie. Les deux hommes ont signé une déclaration commune pour agir contre « l’instrumentalisation religieuse des conflits » (cf. encadré ci-dessous).
Le successeur de Pierre a tenu plus tard ces propos qui poussent très loin la volonté d’entente avec son interlocuteur, frisant étonnamment le relativisme : « Toutes les religions sont un chemin, comme les différentes langues pour arriver à Dieu. Dieu est Dieu pour tous et c’est pourquoi nous sommes tous des enfants de Dieu. Que l’on soit musulman, chrétien ou hindou, ce sont des chemins différents pour l’atteindre. » En plein Djakarta, capitale économique du pays, le pape célébrait ensuite la messe devant 80 000 fidèles, dans une ambiance priante et joyeuse.
Beaucoup de médias ont ensuite relaté l’anecdote du « tunnel de l’amitié », reliant la cathédrale Sainte-Marie de l’Assomption et la Grande mosquée Istiqlal. Ce point de passage de trente mètres, béni par le pape le 5 septembre, permet de se rendre d’un lieu de culte à l’autre. Il incarne le concept indonésien de « l’harmonie entre les religions », l’un des principes du Pancasila, les cinq pilliers qui président à la fondation de l’État indonésien. La plupart des Indonésiens, chrétiens ou non, ont accueilli le voyage du pape François avec allégresse.
Pourtant, ce même 5 septembre, certains chrétiens indonésiens jouaient les troubles fêtes devant l’ambassade du Vatican à Djakarta. Brandissant des pancartes, des croix et parfois habillés du costume traditionnel papou, ils tâchaient d’attirer l’attention des autorités ecclésiastiques sur le sort qui leur est fait au sein de cette Indonésie prétendument tolérante et ouverte.
Ils proviennent de Papouasie occidentale, à savoir cette partie de la Nouvelle-Guinée qui appartient au territoire indonésien depuis 1969. Les chrétiens papous, très majoritaires, subissent des discriminations en raison de leur religion et de leur race. Cette région sous-peuplée – 13 habitants au km2 contre 140 dans l’ensemble du pays – représente une aubaine pour l’Indonésie. Le gouvernement encourage des populations indonésiennes à s’installer sur place au détriment de la population locale. C’est aussi une terre qui recèle des trésors miniers considérables. Le gisement du Grasberg d’or et de cuivre, en particulier, pointe au troisième rang des capacités mondiales. Ses forêts, brûlées pour l’exploitation de l’huile de palme, apportent une autre ressource de grande valeur.
Face à de tels enjeux, les autochtones s’estiment d’autant plus lésés qu’il est extrêmement difficile de leur venir en aide. Les organisations caritatives internationales ne sont pas les bienvenues sur ces territoires et les journalistes encore moins. Leur pays subit une répression féroce de la part des forces de sécurité indonésiennes et même de la part de miliciens islamistes indonésiens. 100 000 à 300 000 Papous auraient été tués entre 1966 et 1998. Et aujourd’hui encore, l’Indonésie reste pointée systématiquement dans les rapports des ONG humanitaires et écologistes, certaines employant les termes de « génocide » et d’« écocide ».
L’un de ces chrétiens papous commente : « Je ne peux pas m’empêcher d’être déçu par ce voyage. Le pape a déclaré que la véritable richesse de l’Indonésie n’était pas ses mines d’or mais les hommes. Il parlait de notre région, cela nous a touchés, mais nous attendions plus. » En particulier, une déclaration stricte contre les violences frappant des vies innocentes, comparables à celles que le Souverain pontife a faites en Papouasie Nouvelle-Guinée, aurait été la bienvenue.
Markus Haluk, directeur exécutif du Mouvement Uni de Libération de la Papouasie Occidentale (ULWMP) témoignait dans L’Église dans le monde (AED, n°210) des méthodes employées par l’administration indonésienne pour écraser la résistance papoue, avec – entre autres – le levier de la religion. Les Églises sont systématiquement appauvries, en interdisant en particulier les aides provenant de l’étranger. « Par voie de conséquence, beaucoup de pensionnats protestants et catholiques se trouvent en difficulté financière dans leur mission d’éducation de la jeunesse et dans certains cas, les enfants papous sont dirigés vers des écoles coraniques », témoigne Markus Haluk. Il prend aussi l’exemple des constructions de lieux de culte qui discriminent les chrétiens. L’expérience prouve que sous administration indonésienne, il est bien plus facile d’ériger une mosquée qu’un temple ou une église !
L’exemple du Timor oriental, qui a subi des crimes de guerre lors de l’invasion indonésienne de 1975 et a finalement obtenu son indépendance avec la pression de l’ONU en 2002, résonne douloureusement. Il démontre aux yeux des populations opprimées que la mobilisation internationale peut porter des fruits. Mais l’Église elle-même fait preuve d’une prudence excessive, si l’on en croit les militants papous qui, comme Markus Haluk, subissent l’arbitraire de l’État indonésien.

Islamisation à bas bruit

Hors de Papouasie, d’autres militants indonésiens tiennent un discours comparable. Ils souhaiteraient voir l’Église se montrer plus incisive dans sa dénonciation des inégalités qui frappent les minorités religieuses.
C’est en particulier le cas des prédicateurs chrétiens qui réalisent des vidéos d’évangélisation sur Internet. Ils se sont regroupés au sein d’une association de YouTubeurs chrétiens (ASK­RI) et dénoncent les vexations qu’ils rencontrent de la part des autorités. L’un des représentants de cette association dénonce : « Les autorités religieuses chrétiennes étouffent les cas que nous dénonçons. Elles espèrent éviter les frictions, mais c’est un mauvais calcul. À chaque fois que l’on cède aux extrémistes, ils vont encore plus loin. »
Depuis une dizaine d’années, l’appareil judiciaire indonésien a déterré la loi « antiblasphème », qui existait depuis l’indépendance du pays mais n’était jamais mise en œuvre. Elle prévoit un emprisonnement de cinq ans pour ceux qui offensent une religion. Sans surprise, s’il arrive que des prédicateurs musulmans soient condamnés, ce sont les prédicateurs chrétiens qui subissent les peines les plus lourdes.
Le cas de Muhammad Kacé démontre la brutalité que peuvent provoquer ces lois une fois mises en œuvre. Ancien musulman converti au christianisme, il réalisait des vidéos qu’il diffusait sur YouTube pour discuter de sa foi. Ses ennuis ont commencé en 2021 quand il a critiqué un manuel destiné aux écoliers indonésiens, dans lequel il relevait des appels à la haine envers d’autres communautés religieuses. Arrêté par la police indonésienne à la demande du Conseil indonésien des Oulémas, il a été torturé de façon ignominieuse, en dehors de tout cadre légal, avant d’écoper de dix ans de prison. Comme lui, d’autres chrétiens qui ont une présence médiatique importante se sont retrouvés derrière les barreaux, tel Appolinaris Darmawan. À 72 ans, il a été traîné en prison en raison de ses vidéos critiques envers l’islam, qui emportaient un succès important sur Internet.
D’une façon plus générale, l’islam se fait plus visible et plus revendicatif en Indonésie. Avec l’aide de financements provenant de la Péninsule arabique, des écoles coraniques croissent partout sur l’archipel. Des imams indonésiens obtiennent des bourses pour être formés en Égypte ou en Arabie Séoudite et rentrent au pays avec une vision plus stricte de leur religion. Cela se traduit par divers signes, comme l’apparition puis la généralisation des voiles islamiques. Dans le langage courant, les salutations en arabe remplacent les formules de politesse traditionnelles locales.
Le volume du son des haut-parleurs des muezzins monte aussi et gare à qui s’en offusquerait ! En 2018, un tribunal de Sumatra a condamné à 18 mois de prison pour blasphème une femme bouddhiste d’origine chinoise qui s’était plainte du volume des haut-parleurs d’une mosquée.
Cette crispation générale de la société indonésienne ne présage évidemment rien de bon pour les minorités religieuses qui vivent dans le pays. Et plus largement, puisque l’Indonésie représente historiquement un islam alternatif, son rapprochement avec le modèle arabe a de quoi inquiéter ceux qui observent l’évolution de cette religion dans le monde contemporain.

Sylvain Dorient
Journaliste de l’AED (https://aed-france.org/)

La Charte de Djakarta

«Promouvoir l’harmonie religieuse pour le bien de l’humanité » : tel est l’intitulé du document que le pape François a cosigné le 5 septembre à Djakarta avec Nasaruddin Umar, le grand imam de la mosquée Istiqlal. Cet événement s’est déroulé devant le « tunnel de l’amitié » reliant depuis 2020 la cathédrale Sainte-Marie de l’Assomption au plus vaste sanctuaire musulman de l’Asie du Sud-Est (la mosquée peut accueillir jusqu’à 250 000 fidèles). Il revêtait ainsi une dimension symbolique particulière dans la mesure où l’Indonésie est le pays du monde qui compte la plus importante population confessant l’islam sunnite (87 % sur 242 millions d’habitants), sans pour autant être enraciné dans une culture arabe, même si celle-ci s’y manifeste de plus en plus en exportant là-bas l’idéologie islamiste. Il reste qu’en l’état actuel l’islam local ne jouit pas d’une primauté constitutionnelle sur les cinq autres cultes reconnus (bouddhisme, hindouisme, confucianisme, protestantisme et catholicisme). Ceux-ci étaient d’ailleurs tous représentés à la rencontre de Djakarta.
Que lit-on dans cette « charte d’entente » ? « Le dialogue interreligieux doit être reconnu comme un instrument efficace pour résoudre les conflits locaux, régionaux et internationaux, en particulier ceux provoqués par l’abus de la religion. » À plusieurs reprises, le pape a apporté des précisions orales sur cet engagement. « On pense parfois que la rencontre entre les religions consiste à rechercher à tout prix un point commun entre des doctrines et des professions religieuses différentes. En réalité, il peut arriver qu’une telle approche finisse par nous diviser. Car les doctrines et les dogmes de chaque expérience religieuse sont différents. »
Il peut être intéressant de voir dans ces propos plus de prudence que celle dont avaient fait preuve François et Ahmed El-Tayeb, le grand imam d’El-Azhar (Égypte), dans certains passages de « La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune » qu’ils avaient cosignée en février 2019 lors d’une rencontre à Abou Dhabi (Émirats arabes unis). Ce document contenait en effet des phrases à teneur doctrinale, en particulier lorsqu’il attestait leur « foi commune en Dieu » et attribuait à « une sage volonté divine […] le pluralisme et les diversités de religion ». Auprès des musulmans, y compris au sein d’El-Azhar, il n’a d’ailleurs pas bénéficié de la large diffusion que les deux partenaires s’étaient engagés à promouvoir parmi leurs fidèles respectifs.
C’est peut-être ce qui a conduit François à Djakarta à déclarer après la signature : « Je vous encourage à poursuivre sur cette voie : que tous, tous ensemble, chacun cultivant sa propre spiritualité et pratiquant sa propre religion, nous puissions marcher à la recherche de Dieu et contribuer à construire des sociétés accueillantes, fondées sur le respect mutuel et l’amour réciproque, capables d’écarter la rigidité, le fondamentalisme et l’extrémisme, qui sont toujours dangereux et jamais justifiables » (1). Des propos qui lui ont valu d’être considéré par un universitaire musulman comme « un saint homme, à l’image du Prophète » (2). Saura-t-on un jour comment le Saint-Père a reçu cette identification à Mahomet ?

Annie Laurent

(1) Le Figaro, 6 septembre 2024.
(2) La Croix, 6 septembre 2024.

© LA NEF n°373 Octobre 2024