Bérénice Levet © Hannah Assouline

Penser notre monde avec Hannah Arendt : entretien avec Bérénice Levet

La philosophe Bérénice Levet vient de faire paraître un très beau livre sur l’actualité d’Hannah Arendt. C’est l’occasion pour nous de l’interroger sur cette pensée si riche, et sur des thèmes tels que la naissance, la promesse, l’amour du mot juste, la gratitude face au monde, les apports philosophiques du christianisme, les égarements de la Modernité qui nous enferme dans notre « moi » et notre présent.

La Nef – Arendt démasque et montre les insuffisances ou les égarements de la modernité (rapport au réel, au passé, à la vérité, au langage…) : comment Arendt caractérise-t-elle la modernité ? En quoi sa lecture est-elle un puissant antidote à ces erreurs ?
Bérénice Levet –
Une citation concentre, même si elle ne l’épuise pas, l’analyse arendtienne de la modernité : « L’homme a perdu le monde pour le moi », et par « monde », Arendt entend la civilisation historiquement constituée dans laquelle nous entrons en naissant. Nous y reviendrons. Trois événements marquent l’entrée dans la modernité et lui donnent ses traits les plus saillants, les plus assurés, les plus cruels aussi, pour l’humaine nature et condition.
Le télescope, car sans lunette astronomique, objet fait de main d’homme, il n’y aurait pas eu de révolution galiléenne. La science moderne ne sacre pas l’empire de la raison, contrairement à l’idée communément admise ; la chose est plus grave : elle signe la défaite de l’homme naturellement ou divinement accordé au monde, doué de raison et de sensibilité. Le vrai ne se découvre qu’à l’homme appareillé ; le vrai ne se donne plus, il est produit par l’homme outillé. La modernité scientifique disqualifie le vrai comme épiphanie, comme « révélation » – conséquence redoutable pour le christianisme. Force est de conclure que l’homme n’est pas fait pour ce monde, que son royaume n’est pas de ce monde, en un sens plus redoutable que celui qu’il recevait dans le christianisme, car l’homme n’était sans doute qu’un pèlerin sur la terre, mais Création de Dieu, elle lui était confiée. La rupture est consommée : d’un côté l’homme, de l’autre le monde, qui n’est plus guère que le cadre, le décor de son existence, bref de la matière, et de la matière à sa disposition.
Autre événement : la Déclaration des droits de l’homme. En subordonnant la dignité de l’être humain à son émancipation du commandement de Dieu et de sa tradition historique, elle entraînait l’homme sur la pente de la rébellion contre tout ce qui lui est donné, donné naturel comme civilisationnel. L’homme se voudra créateur de toute réalité. Il n’aspirera plus qu’à rencontrer partout des produits faits de sa main – jusqu’à la vie, observe Arendt, contemporaine des premières tentatives de donner la vie dans des éprouvettes.
Enfin Darwin, la loi de l’évolution et, plus largement, le prestige des sciences de la nature qui vont contaminer toutes les sphères de l’existence. À la perte du monde, à la griserie de la table rase, s’ajoute l’ivresse du mouvement, de la marche en avant, des processus. Le temps est à l’Histoire, non plus au sens des Anciens, comme récit de ce qui est tel que cela est, mais comme flux ; à l’économie, qui regarde toute limite, tout frein, comme obstacle. Quant à la politique, elle se fait la docile servante de cette dernière, renonçant à sa prérogative qui est de poser la question de ce que nous faisons à la civilisation dont nous avons à répondre devant les morts, les vivants et ceux qui naîtront après nous. Il n’est pas d’autre définition du politique, pour Arendt, que celle de la responsabilité pour la civilisation qui nous est léguée.
Tout passe, rien ne dure, tout doit passer, rien ne doit durer… La modernité se fait, se veut liquide – et Arendt est sans doute le penseur le plus profond de cette liquéfaction généralisée. Et si ce monde moderne est inamical aux hommes, c’est qu’il passe par pertes et profits, quand il ne conspue pas, le besoin humain de continuité, de stabilité, de murs protecteurs, de la familiarité d’un foyer.
À tous ceux qui, aujourd’hui plus que jamais, exaltent les identités fluides, opposons les mots d’Arendt : « Le monde devient inhumain, impropre aux besoins humains – qui sont besoins de mortels – lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence. »

Vous ouvrez votre livre par une citation iconique d’Hannah Arendt : « Avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. » Quel est le sens et quelle est la portée de ces mots ?
Ici Arendt noue d’emblée une magnifique intrigue, celle de l’être humain et de la communauté historiquement constituée dans laquelle l’enfant paraît… Qu’est-ce qu’un homme sans son histoire, sans l’histoire qui le précède, demande Arendt ? Un produit de la nature, rien d’autre. Cette épaisseur historique qui fait l’humanité de l’homme n’est pas donnée avec la vie, elle s’acquiert à la faveur des actes de transmission. Il est une autre inquiétude dont résonne cette citation : le souci de la civilisation, de sa continuité précisément. Car ce nouveau-né est tout autant une promesse qu’une menace. Faute d’apprendre à connaître, à comprendre et à aimer ce monde particulier dans lequel il paraît, il peut le « défaire », comme dirait Camus, soit par indifférence soit par exécration, et nous sommes payés pour le savoir, avec nos « déconstructeurs » en chef.
Arendt nous permet de conjurer le péché de la modernité, et singulièrement du progressisme, qui est de poser l’homme comme premier, délié, détaché de toute réalité autre et supérieure à celle de l’individu. Arendt proclame ainsi, implicitement car elle n’a pas l’âme d’une militante, un devoir de transmission, elle rappelle les parents, mais aussi tous les adultes qui ont charge de nouveaux venus, à l’urgence de ce devoir.

Vous évoquez le concept d’Amor mundi si fondamental chez Arendt : que recouvre-t-il ? En quoi avons-nous cruellement besoin de renouer avec cette attitude ? En quoi une certaine « gratitude » est-elle une part de la réponse au mal moderne ?
Là encore, Arendt prend à rebours son temps, et ô combien le nôtre. Car c’est contre le ressentiment des Modernes qu’elle en appelle à la gratitude. Dès lors que l’accès à la « maturité » est associé à l’émancipation, il était comme fatal que l’homme moderne finisse « par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers ». De là le ressentiment – base psychologique du nihilisme – que lui inspire tout ce dont il n’est pas l’auteur : loi naturelle ou loi de Dieu, langue, héritages civilisationnels, prescriptions morales ou sociales. Cette rébellion contre les « choses élémentaires simplement et invariablement données » constitue le cœur de « l’humanisme de gauche ».
Or, sortir instruit de l’expérience du nazisme et du stalinisme, n’est-ce pas précisément rompre avec cette rébellion et apprendre à se réconcilier avec le donné de l’existence, avec la finitude humaine, avec la contingence et donc apprendre à redevenir capable, à la manière des Anciens, de gratitude pour ce qui nous est donné, naturel comme culturel ? Mais force fut à Arendt de constater que nulle leçon fut tirée de l’épreuve totalitaire et que les sociétés occidentales continuent, rageusement, d’opposer un grand « non » à tout ce dont l’homme n’est pas l’auteur. Julien Gracq disait de Sartre qu’il avait « libéré en quelques années la plus forte charge de ressentiment qu’ait accueillie depuis longtemps notre littérature ». Hélas, Sartre, et Beauvoir, ont fait école… Soyons les dignes héritiers d’Hannah Arendt !

Arendt fait preuve d’une grande confiance envers les mots, et elle les charge d’une grande mission : pouvez-vous expliquer cela ?
C’est un aspect magnifique de l’art et de la manière arendtienne de pratiquer la philosophie, et je vous sais gré de m’interroger sur ce point tant il est superbement ignoré de ses commentateurs. Arendt prend les mots pour guides, elle les regarde comme dépositaires, gardiens du passé. Elle observe d’ailleurs – et elle n’avait encore rien vu, le féminisme n’avait pas encore déclenché les hostilités – que là est assurément la raison pour laquelle toute époque en guerre contre son passé commence par s’en prendre au phénomène de la langue.
Sa conviction est qu’en eux se cristallise l’expérience concrète des hommes qui les ont forgés ou qui les ont vus naître, nous permettant ainsi – ce qui est essentiel en temps de crise – de retrouver les questions auxquelles ils sont venus répondre. Prenons des exemples précis : l’« autorité », la « culture », la « tradition » ; Arendt tend l’oreille : ces mots parlent latin, et seulement latin, ils sont inconnus des Grecs, c’est donc qu’ils s’inscrivent dans une réalité inédite. Celle d’une civilisation qui hérite de trésors, qui sait aussi la fragilité d’une civilisation, et donc prend conscience du soin qu’il faut apporter à ce qui nous précède, mais qui est aussi anxieuse de triompher du temps. Le mot « politique », lui, parle grec et donc nous commande d’emprunter la voie athénienne. « Vous ne considérez que la valeur communicationnelle des mots. Je m’attache à leur pouvoir de révélation », réplique-t-elle vaillamment aux linguistes et autres spécialistes des sciences de la communication.

« Grâce à Arendt, nous pouvons mesurer ce que nous hasardons en oubliant le christianisme », écrivez-vous (p. 55) : que perd-on ? Et pourriez-vous nous résumer la très simple et très efficace réfutation par Arendt du mot célèbre de Marx qualifiant la religion d’opium du peuple ?
Le chapitre que je consacre au génie du christianisme me tient très à cœur, car là encore c’est un aspect qui tend à être passé sous silence. Ce que nous perdons ? Un trésor d’expériences, une intelligence de l’humaine nature et condition. Arendt est convaincue que les Évangiles et plus largement la Bible contiennent des réalités vécues, concrètes qui sont demeurées indifférentes aux philosophes. C’est une autre des singularités d’Arendt que de tourner ses regards vers la Bible, comme elle le fait avec la littérature et l’art, et d’enrichir le vocabulaire de la philosophie de notions forgées dans l’arsenal des Écritures. C’est ainsi en écoutant le Messie de Haendel qu’elle a eu « la révélation » du sens de la naissance, comme elle l’écrit à son mari et le consigne dans son Journal, concluant : « Le christianisme, c’est quelque chose ». La notion de « cœur intelligent » sort également directement du Livre des Rois ; la liberté et l’action humaine comme « miracle » sont issues des Évangiles ; pareillement pour le pardon. Le christianisme fait droit à la contingence, à l’imprévisible, à la liberté, au mystère, à la foi et l’espérance, vertus théologales méconnues ou méprisées des Grecs.
Ce que nous perdons ? C’est une conscience vive de la finitude humaine, de ce que les larmes ne vont pas sans le rire, comme elle l’écrit dans un magnifique texte consacré à Péguy, à Chesterton ; mais c’est aussi un aiguillon, un essentiel non-repos… Sa réplique à Marx est en effet admirable : comment qualifier d’opium une religion qui a dressé un tel catalogue de péchés, une religion qui ne cesse de rappeler l’homme à sa double nature ?

Quel sens Arendt donne-t-elle à la promesse ?
Autre magnifique lumière dont Arendt éclaire la condition humaine, et qui renvoie à cette hantise d’une vie toute entière livrée au flux, au mouvement, à l’instabilité. Promettre, établit-elle, c’est non seulement se lier à autrui mais c’est aussi se lier à soi-même, prendre quelque assurance contre notre propre inconstance, contre l’imprévisibilité. C’est « disposer dans cet océan d’incertitudes qu’est l’avenir, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux ». Arendt aime les serments – pas les contrats. Comme Simone Weil, elle se fait un formidable penseur de la fidélité. Les devoirs l’intéressent plus que les droits. L’homme comme obligé est sans doute la plus belle définition de l’humaine nature.
Il me plaît que nous terminions notre entretien sur la promesse car c’est là, me semble-t-il, le plus précieux enseignement d’Arendt, celui que nous tardons à recevoir. Nos civilisations se meurent d’avoir donné la préséance à la vie et à tous les traits qui la caractérisent – fluidité, mouvement, marche en avant, levée de toutes les limites – et d’avoir disqualifié tout ce qui durait, protégeait, résistait… S’il n’était en effet, qu’une leçon à retenir d’Arendt, peut-être serait-ce celle-ci : le génie du lien, de la transmission, du fil tiré et dévidé, le sens du « de génération en génération », de la mémoire et du « souviens-toi ! » (« Zakhor ! »), où se rencontrent génie augustinien et génie juif.
Tradition-religion-autorité : des Romains, Arendt a appris qu’il n’est pas de civilisation solide, durable, sans vivants adossés aux fondations, pas d’autorité des hommes du présent sans une forme de ratification des fondateurs ; ceux-ci ont commencé, posé, déposé des ferments qu’il nous appartient de continuer, faire éclore et fructifier, enrichir à notre tour.
Jusqu’à quand refuserons-nous d’entendre Hannah Arendt ? Le résultat est là : des êtres incarcérés dans la prison du présent et de leur moi, aussi épais que des cartes à jouer, parlant une langue sans écho, en état de décivilisation avancé, des ruines qui partout s’amoncellent.

Propos recueillis par Élisabeth Geffroy

Pour découvrir Hannah Arendt

Voilà un livre en compagnie duquel notre esprit passe de fort agréables moments. Il nous donne à connaître une Hannah Arendt vivante, incroyablement actuelle, aimée presque passionnément par l’auteur qui réussit à nous faire partager cette tendresse, et nous convainc totalement de sa thèse : nous avons urgemment besoin d’Arendt pour penser ce qui nous arrive, pour nous sortir du piège et de l’impasse qu’est la modernité. Éprise de philosophie antique et fine lectrice critique des philosophes modernes, Arendt nous aide à nous prémunir contre les maux contemporains, tout en bâtissant et en nous proposant une autre vision du monde, grosse de sa compréhension du temps long, de sa connaissance intime de la nature et de la condition humaines, de son plaidoyer pour la transmission et la tradition, de son éloge de la communauté politique comme condition du déploiement de la liberté. Bérénice Levet a de sa discipline une pratique que l’on aimerait tant voir plus répandue : c’est une démarche philosophique qui s’adresse à tous sans rien perdre en précision ou en hauteur conceptuelle, qui jouit une grande puissance explicative, qui nous éclaire formidablement le monde puis s’efface derrière ce réel auquel elle nous a raccrochés, sans vouloir occuper le devant de la scène, dévoilant tout simplement l’impérieuse nécessité et l’immense ambition de la philosophie. Illustrant aussi la diversité des thèmes dont peut s’emparer la pensée philosophique (naissance, gratitude, pardon, promesse, amour de la langue et du juste mot, action, foyer, travail…). B. Levet nous fait également cadeau de nombreuses citations et mentions à d’autres auteurs, et c’est une lecture qu’on gagne à mener crayon en main.

Elisabeth Geffroy

Bérénice Levet, Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, L’Observatoire, 2024, 236 pages, 21 €.

© LA NEF n° 374 Novembre 2024