Milei (CPAC 2025) © Gage Skidmore Flickr

Ni socialisme, ni libéralisme

Les chiffres du commerce extérieur, dévoilés début février, font apparaître sans surprise un déficit commercial abyssal persistant (81 milliards d’euros en 2024). Déficit inquiétant, car il révèle l’ampleur de la désindustrialisation de la France, bien plus touchée que l’Italie, par exemple, qui a su conserver un tissu de petites industries locales.
Sans doute les causes de la désindustrialisation de la France sont-elles multiples et tiennent-elles en partie à l’environnement international ; on ne peut s’empêcher de penser, toutefois, que deux raisons émergent qui sont vraiment spécifiques à notre pays. La première est le mépris affiché pour l’industrie dès les années 70. Nous étions alors en pleine « révolution » du « tertiaire », avenir de toute société développée, pensait-on, auquel nos petits génies politiques et administratifs ont donné la priorité au détriment de l’industrie que les pays moins avancés se feraient un plaisir de développer pour nous. Le recul de notre industrie n’avait rien d’inéluctable, il relève à l’origine d’une désastreuse volonté politique, orgueilleuse et mal éclairée, comme si un État moderne fort pouvait se passer d’une base industrielle solide ; nous en payons les conséquences aujourd’hui.
La seconde raison tient au fait que la France est la championne du monde des prélèvements obligatoires avec un taux de près de 45 % (prélèvements en % du PIB), quand l’UE est en moyenne à 40 % et les États-Unis à moins de 30 % – ce record d’imposition ne l’empêchant pas de cumuler d’énormes déficits publics et d’être ainsi l’un des pays les plus endettés de l’UE. La France a atteint un degré d’absurdité administrative inimaginable, et le comble est que plus les charges augmentent, moins l’administration est efficace. Comment un pays qui ponctionne autant la richesse nationale tout en ayant une fonction publique pléthorique mais trop souvent incompétente parvient-il encore à tirer son épingle du jeu ? Le fait que la France ne soit pas plus déclassée montre la qualité et l’ingéniosité des entreprises qui parviennent à prospérer.

Sortir du socialisme : libéraliser l’économie

Dans ce contexte de socialisme avancé, il serait tentant de se réjouir du succès des politiques très libérales mises en œuvre dans certains pays et que l’on dit inspirées par le courant « libertarien » – je vise bien sûr l’Argentine de Javier Milei. Gardons-nous cependant de juger trop vite, la réussite s’appréciant dans la durée ; ces expériences sont à suivre sans malveillance mais aussi sans complaisance. Les précédentes politiques libérales ont eu à long terme des résultats fort discutables, que ce soit au Chili avec les « Chicago Boys » de Milton Friedman, en Amérique ou en Grande-Bretagne après les mesures « dérégulatrices » de Reagan-Clinton et de Thatcher.
La « libéralisation » de l’économie française est néanmoins une nécessité vitale, ce qui revient forcément à prôner certaines mesures « libérales ». Et tant mieux si cette idée avance dans l’opinion grâce à des expériences étrangères qui semblaient hier encore improbables. Il faudrait toutefois éviter que, derrière ces indispensables changements, s’installe une idéologie étrangère à nos traditions. Le libertarianisme, qui semble avoir le vent en poupe, est un libéralisme radical peu connu en France. Ces deux principaux penseurs, Murray Rothbard (1926-1995) et Robert Nozick (1938-2002), sont très peu traduits ici ; leurs maîtres, en revanche, sont plus célèbres : Ludwig von Mises (1881-1973) et Friedrich Hayek (1899-1992), les chefs de file de l’école autrichienne d’économie. Cette école de pensée peut être attirante en raison de la qualité incontestable de ses études, notamment l’œuvre principale de chacun d’eux : L’action humaine de Mises (1), Droit, législation et liberté de Hayek (2) et Anarchie, État et utopie de Nozick (3).

L’impasse néolibérale

Il ressort cependant de ces travaux une haine viscérale de l’État qui doit être réduit à la portion congrue, une condamnation de toute redistribution au nom de la justice sociale (qui n’existe pas, explique Hayek), une vision de la liberté sans limite comme étant « le droit de faire ce que l’on veut avec ce que l’on a » (Rothbard). Bref, ce libéralisme défend une anthropologie matérialiste, son individualisme radical ignore l’importance du lien social et de l’amitié (philia) qui cimente toute société ; et les notions de bien, et donc de bien commun, mais aussi de nature humaine, lui sont étrangères. Mises écrivait dans L’action humaine : « La notion du bien et du mal est une invention humaine, un précepte utilitaire destiné à rendre possible la coopération dans la division du travail. […] L’idée de loi naturelle est entièrement arbitraire. »
Est-ce vraiment ce que nous voulons ? Face à un socialisme destructeur qui a fait de la France un pays d’assistés, la seule alternative est-elle donc un néolibéralisme qui balaie tout sur son passage ? Peut-être me rétorquera-t-on que, parvenu au degré de paralysie qui est le nôtre, les demi-mesures ne sont plus de saison ! Gageons toutefois qu’il est possible de réformer ce vieux pays avec discernement, sans importer un modèle hyperlibéral étranger à nos mentalités. Cette autre voie existe d’ailleurs : elle s’appelle doctrine sociale de l’Église.

Christophe Geffroy

(1) Puf, 1985.
(2) Puf, 3 vol. 1980-1983.
(3) Puf, 1988.

© LA NEF n°378 Mars 2025