Des cris indignés se sont élevés quand Bruno Retailleau a diffusé un clip visant à culpabiliser les consommateurs de drogue. C’est pourtant exactement ce qu’il faut faire, et urgemment : retrouver le sens moral, mettre enfin les « consommateurs » face à leur responsabilité de drogués, de complices des dealers ; rappeler que l’acte moral ne se joue pas simplement en soi et soi-même, que nos actes ont des conséquences, que derrière ces voluptés, derrière ces « plaisirs noirs et mornes », il y a des canons d’armes à feu.
« Je veux prouver que les chercheurs de paradis font leur enfer, le préparent, le creusent avec un succès dont la prévision les épouvanterait peut-être » : cette mise en garde ne nous vient pas d’un dépliant du Ministère de la santé, ni d’un fascicule de prévention anti-drogue de l’Éducation nationale, mais de Charles Baudelaire (1). La beauté de la langue aura d’ailleurs constitué un indice sérieux pour éliminer les deux premières pistes. Ailleurs, le poète pointe les « jouissances morbides », les « châtiments inévitables qui résultent de leur usage prolongé », et « l’immoralité même impliquée dans cette poursuite d’un faux idéal ».
Nous suivons Baudelaire : d’immoralité il est bien question, quand il s’agit de drogues. Qui dit immoralité, dit culpabilité – pour qui a le sens du bien et du mal. Nul besoin de mettre ses neurones en surchauffe pour établir ce lien logique. Et pourtant ! Quels cris indignés ne s’élèvent-ils pas quand le Ministre de l’Intérieur diffuse un clip qui a pour but explicite de « culpabiliser le consommateur de drogue », et qui s’achève sur ces mots : « Chaque jour, des personnes payent le prix de la drogue que vous achetez. » Comment ? Oser faire le lien entre le « consommateur de drogue » (appellation initiale utilisée avant le règne des périphrases et du langage administratif : « le drogué ») et le trafic de drogue ? entre le joint récréatif entre amis et les caïds qui, à quelques rues de là, intimident, menacent, terrorisent ? entre l’art de la fête et l’art de tuer ? entre un peu de détente facile et le commerce le plus meurtrier du pays ?
Retrouver la clarté morale
Nous avons pourtant cruellement besoin de renouer avec la clarté de ce message, pour qu’elle réunisse ce qu’une vision schizophrène avait dissocié (l’écosystème qui permet au produit d’exister et de circuler, et la consommation du produit), pour qu’elle rétablisse une chaîne causale que l’on avait cassée. Cette lucidité, même le groupe de rappeurs IAM la manifestait quand, en 1997, dans leur emblématique chanson « Petit frère », ils dénonçaient la lâcheté et la démission de tous ceux qui, au lieu de tracer nettement la frontière morale, ont travaillé à la brouiller : « l’adulte, c’est certain, indirectement a montré que faire le mal, c’est bien. » L’adulte ? Des adultes qui ont renoncé à se comporter comme tels, qui ont voulu vivre dans un monde qui n’existe pas, où les actes n’ont ni cause ni conséquences, où tout est jeu, où s’amuser est la chose qui compte le plus, où l’on imagine vraiment que « sous les pavés, la plage ». Alors que, dans le vrai monde, derrière ces voluptés, derrière ces « plaisirs noirs et mornes » (2), il y a des canons d’armes à feu ; derrière chaque barrette de shit consommée par l’un des 6 ou 7 millions de Français qui se droguent, il y a des quartiers entiers mis en coupe réglée, des milliers de personnes qui vivent sous le joug d’une autre loi – on compte 367 assassinats et tentatives d’assassinats en France pour la seule année 2024.
Mais le laxisme judiciaire et moral, la promotion de l’insouciance et du plaisir sous toutes ses formes, l’inconséquence et la naïveté coupable de ceux qui ont vraiment cru qu’il était interdit d’interdire, ont eu raison de tout sens des réalités. Pour qui en douterait, le député Andy Kerbrat, de la France insoumise, s’est dévoué et démené pour en apporter la preuve. Les policiers l’interpellent en octobre dernier alors qu’il achète de la drogue de synthèse à usage sexuel ; il sera établi que cette sordide emplette était financée par son indemnité de frais de député – nos impôts. Conclusion de cette séquence consternante ? Il ne faudrait pas perdre de vue que notre sucre d’orge insoumis, si bassement montré du doigt par des détracteurs haineux, est victime de son addiction ; fort heureusement, il promet d’entreprendre un « parcours de soins ». Nous voilà rassurés. Nous avions cru que si victimes il y avait, elles étaient à chercher dans le cortège des malheureux à qui s’impose le régime de terreur des trafiquants – qui, rappelons-le encore, n’existe que grâce aux pratiques adoptées par les semblables et amis de M. Kerbrat.
Responsabilité et exemplarité
Cette confusion entretenue entre fausses victimes et vraies victimes illustre douloureusement combien notre société a perdu jusqu’à la notion même de responsabilité. Doté d’une intelligence et d’une volonté propres, l’être humain est libre. Il pose des actes qu’il pourrait ne pas poser, ou qui pourraient être autres qu’ils sont, actes qui, à ce titre, engagent sa responsabilité : il doit pouvoir en répondre, en rendre compte. La responsabilité est un versant, une conséquence immédiate de sa liberté. Il est temps de remettre les « consommateurs » face à leur responsabilité de drogués, de complices des dealers.
L’autre redécouverte qu’il est urgent de faire, c’est que l’acte moral ne se joue pas simplement en soi et soi-même, que nous ne sommes pas responsables que de nous-mêmes. Dans la vie d’une société, d’un pays, l’exemplarité doit trouver sa place, jouer son rôle. Or, ici, les mêmes qui disent ne pas dormir la nuit en songeant aux inégalités scolaires, usent leur autorité politique à banaliser et promouvoir des substances qui figurent parmi les premières causes d’échec scolaire et qui abîment les cerveaux de trop nombreux écoliers. Quel sens moral collectif nous reste-t-il alors ?
À vrai dire, dans cette discussion, l’éléphant au milieu de la pièce – et Bruno Retailleau l’a exprimé en allant sur le terrain de la culpabilisation des consommateurs –, c’est que notre société ne sait plus regarder les choses humaines sous l’angle de la morale. Nous avons désappris à parler de drogues en termes moraux. C’est pourtant le seul langage qui permette d’en parler sans mentir. C’est pourquoi Baudelaire l’a assumé, lui qui ne se mentait pas, et qui avait aussi compris que la raison profonde de tous ces excès, c’est toujours in fine une « dépravation du sens de l’infini » (3).
Élisabeth Geffroy
(1) Charles Baudelaire, Les paradis artificiels, 1860.
(2) et (3) Ibid.
© LA NEF n°379 Avril 2025