François en 2014 © Korea.net : Korean Culture and Information Service-Wikimedia

Pape François : lignes de force et tensions d’un pontificat très débattu

Le pape François est mort le lundi de Pâques, 21 avril 2025. Il nous revient d’analyser ici les lignes de force de son pontificat, ses apports pour l’Église et le monde, mais aussi les tensions qui l’ont traversé et les doutes qu’il a suscités.

Le merveilleux chant de l’Exultet qui illumine la nuit pascale se termine par cette supplique : « et que passent tous les hommes de cette terre à votre maison. » La joie de Pâques, joie du salut obtenu pour nous par le Christ, enveloppait encore nos cœurs quand le pape François a rejoint la maison du Père, à qui il avait donné toute sa vie. Maintenant qu’il nous a quittés et que son action terrestre est close, il nous revient d’analyser les lignes de force de ce pontificat long de douze ans.

I – Un pape avant tout pasteur

Le pape François aurait été un pape de rupture. Un vrai progressiste, coincé à la tête d’une institution réactionnaire, conservatrice. Tel est le récit adopté par la plupart des médias, et la façon la plus commune dont le monde extérieur regarde François. Mais lire l’action du pape dans les termes d’une opposition entre conservatisme et progressisme, c’est chausser des lunettes politiques inadéquates, qui brouillent plus qu’elles n’éclairent. Plus féconde me semble être la distinction entre souci pastoral et préoccupation doctrinale.
Le Christ a confié à Pierre une mission bien précise : « Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22, 32). Un pape est donc « chargé de confirmer ses frères dans la foi » (Lumen Gentium, n. 25), et ce rôle fait de lui le gardien de la doctrine. Par doctrine, on entend tout l’enseignement authentique de l’Église sur le contenu de la foi et sur la morale, enseignement tiré de l’Écriture sainte, de la Tradition, et du Magistère. Jean-Paul II et Benoît XVI avaient superbement endossé ce rôle, mettant un soin particulier à nous léguer des encycliques très ciselées, très denses théologiquement, qui venaient approfondir et préciser notre compréhension des vérités révélées, usant de chaque temps de parole qui leur était donné pour enseigner le peuple de Dieu.

François a pris un autre parti : au rôle de gardien de la foi et de la doctrine naturellement dévolu au pape, il a préféré celui de pasteur, qui fait bien sûr partie de la fonction pontificale, mais qui, dans l’exercice, revient de facto normalement surtout aux évêques et aux prêtres sur le terrain. La pastorale désigne les multiples actions que met en œuvre l’Église pour prendre soin des âmes, pour conduire chacun à la rencontre du Christ, pour que la Parole de Dieu résonne dans nos existences particulières. Les évêques se tiennent ainsi « au milieu de leur peuple comme ceux qui servent », « bons pasteurs connaissant leurs brebis et que leurs brebis connaissent » (Christus Dominus, n. 16), délégant à leurs prêtres une part de cette mission.
François, sans pour autant renier ou congédier sa mission pétrinienne de gardien de la foi – ce qui n’aurait de toute façon pas été en son pouvoir –, a voulu revêtir en priorité les habits du pasteur universel, et aller à la rencontre de chacun, tel qu’il est, là où il est. D’où le fait qu’on lui a souvent prêté un ethos de « curé de paroisse ». D’où le fait qu’il affectionnait le titre d’évêque de Rome, le préférant aux appellations plus verticales de Souverain Pontife ou de Vicaire du Christ. D’où le fait qu’il se souciait bien plus de rendre la parole de l’Église audible par le plus grand nombre, que de rappeler la doctrine dans son intégrité, dans sa vérité nue susceptible de heurter les oreilles de notre temps. D’où le fait qu’il n’a cessé d’ouvrir grand les bras aux personnes les plus éloignées de la foi, tâchant de ne jamais les rebuter, prêtant ainsi le flanc à un soupçon de compromis sur la clarté du message chrétien, notamment en matière morale. Mais François aurait répondu : compromis, non, mais sens des priorités, oui.

C’était chose très assumée de sa part. Il a même pris soin, dès sa première exhortation apostolique, Evangelii Gaudium, en 2013, de nous exposer ses vues en la matière (cf. chap. 3). Son raisonnement est le suivant : quand l’Église met trop en avant certains points de son enseignement moral (sur la sexualité, par exemple), elle les livre au monde sans avoir le luxe de pouvoir les ancrer suffisamment dans la vision globale qui les fonde et leur donne sens. Ils ne peuvent donc être bien compris, ni, a fortiori, bien reçus. Dès lors, non seulement ces éléments font office de chiffon rouge et de repoussoir, mais en plus ils ne cessent d’accaparer le premier plan. S’installe alors, selon lui, une confusion dommageable : le message chrétien est réduit à certains éléments doctrinaux pourtant « secondaires », et son contenu le plus fondamental, sa beauté, son attrait, ne parviennent plus à se frayer un chemin et à exister. François défendait une approche « réaliste », qui, pour ne laisser personne sur le bord de la route, « se concentre sur l’essentiel » du message du Christ, sur « la foi opérant par la charité », sur la miséricorde comme « la plus grande de toutes les vertus ». « L’Évangile invite avant tout à répondre au Dieu qui nous aime et qui nous sauve […]. Toutes les vertus sont au service de cette réponse d’amour. »

Une pastorale d’ouverture qui n’a pas changé la doctrine

L’Église pense bien sûr la doctrine et la pastorale dans un rapport d’amitié mutuelle, d’imbrication, et de complémentarité nécessaire. Il faut s’être nourri des paroles du Christ et de la juste compréhension qu’en a l’Église, pour pouvoir annoncer adéquatement la nouvelle du Salut. Et la doctrine n’a de sens et de sève que mise au service du bien des âmes. Doctrine et pastorale sont pleinement adossées l’une à l’autre. Et, à cet égard, certains propos du pape François qui, sans jamais aller jusqu’à une franche opposition, semblent tirer dans la direction d’une concurrence plutôt que d’une saine complémentarité, sont assez surprenants, et regrettables. Mais au-delà même de ses paroles, la façon dont il a voulu embrasser une perspective toujours d’abord pastorale, laissant glisser au second plan son rôle de gardien de la foi, a marqué une rupture par rapport à la façon dont ses prédécesseurs ont habité la fonction pontificale. Et cette rupture, qui est une rupture de « style », une variation de priorité, un parti-pris pastoral, a pu être com­prise comme une rupture de fond, un infléchissement doctrinal. Contre-sens majeur, car François n’a pas touché à un seul point essentiel de la doctrine en matière de foi et de mœurs.
On a beaucoup parlé de la note de bas de page d’Amoris laetitia qui offre aux évêques la possibilité d’accorder, dans des conditions ayant donné lieu à de savantes exégèses, la communion à certains divorcés remariés ; on a beaucoup débattu des formulations ambiguës de Fiducia supplicans qui semblaient inaugurer la pratique d’une bénédiction des couples « en situation irrégulière » ; on a beaucoup entendu les voix qui en appellent à l’ordination des femmes, et que François a laissé s’exprimer. Mais, au terme de ces douze années de pontificat et de tous ces gestes pastoraux d’ouverture, pas une ligne de la doctrine n’a évolué dans le sens d’une rupture avec la Tradition. Les textes que nous venons de citer ont par exemple pris soin de rappeler la définition claire du mariage catholique. Il a beaucoup usé de la méthode jésuite qui recommande d’ouvrir tous les sujets, de laisser les conflits latents apparaître au grand jour, d’affronter la conflictualité des positions, de toujours débattre et d’être capable de sauver la proposition de l’autre ; mais quand s’il s’agissait de trancher, il l’a toujours fait dans le sens d’une continuité avec l’enseignement millénaire de l’Église. Nourrissant au passage la déception et le ressentiment de bien des « progressistes », moins attachés que lui à la seule et unique façon qu’a l’Église de se réformer : elle approfondit, creuse, précise, les vérités de foi et de morale, mais sans jamais se contredire elle-même, sans jamais emprunter de direction orthogonale, sans opérer de grands virages. Seuls les sujets considérés comme contingents peuvent faire l’objet de réels changements de cap (ainsi des lignes du Catéchisme modifiées par François sur la peine de mort).

Une clé de lecture : la miséricorde

Cette volonté qu’a eue François d’être avant tout un pasteur est fondamentalement liée à ce qu’il avait identifié comme étant le cœur du message du Christ et une priorité absolue : la miséricorde. Il a souhaité être un apôtre de la miséricorde. En 2015, il lui consacre une année jubilaire extraordinaire, « une année pour grandir dans la conviction de la miséricorde ». Le geste n’a rien d’anodin, et ce n’est pas forcer l’interprétation que d’en faire le symbole révélateur de toute son action. Il n’y a qu’un ou deux jubilés dans un pontificat, et ils constituent un temps fort, une sorte de condensé de l’héritage que souhaite léguer un pape. La miséricorde, explique François dans la bulle d’indiction Misericordiae Vultus, « c’est l’acte ultime et suprême par lequel Dieu vient à notre rencontre », « la loi fondamentale qui habite le cœur de chacun lorsqu’il jette un regard sincère sur son frère », c’est celle qui exprime la supériorité de la charité sur la justice stricte et précise, celle qui apprend à donner au-delà de ce qui est dû, celle qui « sera toujours plus grande que le péché », c’est la surabondance de l’amour divin qui ne se lasse jamais de rejoindre et sauver ses enfants, c’est « le propre de Dieu dont la toute-puissance consiste justement à faire miséricorde » (saint Thomas d’Aquin). Parce qu’il nous a d’abord été fait miséricorde, nous sommes invités à vivre de miséricorde. De cette manière-là seulement l’Église sera un « signe vivant de l’amour du Père ». Telle est la boussole des pasteurs et des catholiques appelés à témoigner du Christ.
Comment ne pas adhérer pleinement à cette intuition du pape François ? Notre époque ne connaît plus cette vertu chrétienne de la miséricorde, qui lui est devenue totalement étrangère, lui préférant bien souvent la logique radicalement inverse et tellement dure du slogan « Ni oubli, ni pardon ».
En outre, le pape François, qui ne s’est jamais privé de parler de « péchés », de nommer le mal, espérait sûrement ainsi travailler à combler le fossé d’incompréhension qui sépare l’Église de l’époque. Car si l’Église ose et osera toujours parler de péché, au risque de scandaliser parfois le monde (on le voit sur l’avortement par exemple), elle ne le fait que parce qu’immédiatement et systématiquement elle embarque avec la notion de péché celle de miséricorde, qu’elle ne réduit jamais le pécheur au péché, et qu’elle sait tout pécheur enveloppé dans l’océan de miséricorde du Père. Et les deux belles années jubilaires de ce pontificat, qui ont attiré nos regards sur la miséricorde et sur l’espérance, telles deux lueurs dans la nuit, forment deux bras grands ouverts qui aimeraient se refermer sur ce monde trop ignorant de la douceur du pardon.

Pasteur, et non directeur d’ONG

Un autre malentendu ayant parcouru tout le pontificat est celui qui a consisté à tirer François dans le camp « progressiste », ou à accuser ce dernier d’être plus directeur d’ONG que chef de l’Église catholique. Mais, pour penser qu’il prête le flanc à cette critique, il faut ne pas l’avoir lu honnêtement dans ses écrits ayant une réelle autorité magistérielle. Autant il a semblé parfois manquer de prudence, utiliser des métaphores plus déroutantes qu’éclairantes, s’engager trop loin dans certaines réponses politiques concrètes, empiétant sur le rôle prudentiel des gouvernants, au lieu de s’en tenir au rappel des principes de la doctrine sociale de l’Église (quelle étrange idée que de venir à Marseille commenter l’assimilation à la française !), autant il n’a jamais oublié de tourner les regards vers le Christ et de tout ramener à lui. Il voyait le Christ dans le visage de l’étranger, du laissé-pour-compte, du pauvre, du malade, et c’est toujours au nom de Dieu, au nom de l’anthropologie catholique, de la dignité ontologique de l’homme appelé à connaître et à aimer librement Dieu, qu’il a pris soin des plus petits. Il ne s’est pas laissé enfermer dans les filets d’une compassion humaine purement horizontale et de causes purement humanitaires, si noble celles-ci puissent-elles être par ailleurs.
Si cette image a pu le poursuivre, elle est souvent le fait de ceux qui ont fait l’éloge de ses textes sans les avoir lus entièrement ou loyalement. Laudato si en est un parfait exemple. Certains ont voulu faire de cette encyclique une annexe des programmes écologiques de l’époque. Comme si le texte se contentait de rappeler que l’homme est appelé à gouverner la nature, et non à la tyranniser. Comme s’il ne répétait pas, ligne après ligne, inlassablement, que « tout est lié ». « Tout est lié » : tout, Dieu, les hommes, la terre. Et c’est parce que l’homme s’est coupé de Dieu qu’il s’est aussi coupé de la nature, qui n’est dès lors plus un don du Créateur, un jardin à cultiver, un royaume dont il est intendant et responsable, mais une simple ressource à exploiter, à soumettre sans mesure à sa volonté. Ce n’est qu’en renouant le fil qui le rattache à Dieu que l’homme peut retrouver un juste rapport au monde naturel qu’il habite. Qui a entendu cet appel de François ? C’est une même « culture du déchet » qui préside aux agissements de ceux qui abîment la maison commune, et de ceux qui maltraitent des êtres humains (embryons, personnes en fin de vie, marginaux…, transformés en « ordures » jetables). C’est donc en mettant tous nos soins à mieux protéger la vie organique, la vie animale, mais aussi la vie humaine, que nous pourrons sortir de cette culture du déchet. Il faut d’un même mouvement respecter la nature humaine (et sa loi morale) et la nature environnementale, qui impose des limites à l’action humaine. Qui a entendu cet appel de François ?
Oui, le pape François a mis l’écologie au cœur du message chrétien. Oui, il a fait de l’écologie une priorité de notre temps. Mais qui s’est donné la peine de comprendre la très belle « écologie intégrale » dont il était question, et que Jean-Paul II et Benoît XVI avaient commencé d’esquisser ? À bien des égards, François était tout simplement catholique, et héritier de la doctrine sociale de l’Église, bien plus que progressiste.

II – Un homme qui n’a pas compris les besoins de son temps ?

Chez un pape, il y a la fonction, et il y a l’homme. Il y a ce dont il hérite et qu’il ne lui appartient pas de changer, la permanence de l’institution, la continuité profondément inscrite dans les lois de l’Église, et il y a la marge de manœuvre laissée aux choix personnels du Souverain Pontife, à sa sensibilité propre, aux priorités qu’il identifie. Le pape François a beaucoup investi cette part. Il a beaucoup parlé. Il a beaucoup pris parti. Or, dans ses décisions prudentielles de chef de l’Église, dans la façon qu’il a eue de mettre les accents ici ou là, nous avons pu avoir le sentiment d’un homme qui n’a pas toujours compris les besoins de son époque, et qui était parfois curieusement à contre-temps. Dans un monde où le christianisme est plus fragile et menacé que conquérant, dans un monde où la mondialisation, le capitalisme et le matérialisme ont tendanciellement déraciné les hommes, dans un monde qui souffre davantage d’une perte de tout repère moral et religieux que d’impositions dogmatiques outrancières, le rôle d’un pape aurait pu être prioritairement d’affermir la foi de ses frères, de rassembler et de conforter son troupeau, de soutenir, de réconforter, d’encourager ses prêtres et ses fidèles, de porter secours à tout ce qui contribue à donner à l’homme de solides fondations (la foi, les nations, les cultures, les traditions…). Or le pape François s’est par trop souvent positionné comme un chef qui introduit le doute ou la confusion, qui fustige durement les siens, qui porte le fer dans la plaie, qui use de mots violents envers les hommes d’Église, qui a pu privilégier les logiques les plus universalistes aux choses les plus enracinées. Quatre exemples nous semblent révélateurs de cela.

Le sort réservé aux traditionalistes

Cet article n’est pas le lieu pour rentrer dans le détail et les rebondissements du traitement réservé par François au monde traditionaliste, et plus largement à ceux qui aiment et pratiquent ce que Benoît XVI avait appelé « la forme extraordinaire du rite romain ». Mais on peut écrire sans grand risque que le pape a sonné la charge contre cette partie de son troupeau, qu’il les a traités avec une intransigeance et une dureté qui détonnent tristement avec la miséricorde dont il s’est fait le héraut – pire, avec une forme d’injustice, réservant ses mesures les plus prohibitives aux prêtres et laïcs qui étaient pourtant les plus exempts des reproches émis par Rome et qui manifestaient l’esprit le plus ecclésial (notamment les prêtres diocésains qui célébraient, occasionnellement ou non, selon l’ancien Ordo). Cette hostilité est difficilement compréhensible au vu de la situation de l’Église. L’urgence était-elle vraiment, pour le pasteur romain, à s’en prendre à ces forces vives, à ceux qui donnent le plus de vocations, qui transmettent admirablement la foi, qui tâchent de rester fidèles à la morale catholique ? Le pape François regardait l’attachement au rite traditionnel comme de « l’arriérisme », une nostalgie déplacée pour un passé fantasmé, ne donnant pas l’impression d’avoir saisi les enjeux propres à cette sensibilité spirituelle, qui est pourtant l’une des « nombreuses demeures dans la maison du Père » et vraisemblablement une force d’avenir de l’Église. Paradoxalement, c’est lui qui a pu sembler ici être celui qui menait un combat d’arrière-garde, à contre-temps des besoins réels de l’Église : besoin d’apaisement, de réconciliation, d’unité, et non besoin d’uniformité à tout prix.

Le cléricalisme

À d’autres reprises encore, le pape François a semblé n’avoir pas tout à fait perçu les besoins de son temps. Quand il n’a pas de mots assez durs contre les clercs, évêques et simples prêtres, quand il ne cesse d’agiter le spectre du cléricalisme, il nous faut écouter loyalement cette mise en garde – et de fait certains ministres ont abusé de leur pouvoir et négligé de convertir celui-ci en service. Mais est-ce vraiment le danger rampant qui guette le plus nos clercs, est-ce le poison qui menace l’Église d’aujourd’hui ? Il nous semble, pour notre part, à l’heure des séminaires vides, à l’heure de la grande solitude de la condition cléricale, à l’heure du soupçon généralisé qui frappe les prêtres suite aux tragiques affaires d’abus, que ceux qui ont donné toute leur vie pour l’Église ont surtout besoin d’un soutien paternel de leur pape, de leur évêque, d’une hiérarchie pleine de sollicitude et de douceur. Le fait de mettre autant l’accent sur ce défaut avait quelque chose de déconcertant.

La vielle Europe

Sur un tout autre sujet, le pape François a tranché dans un sens surprenant. Durant ses douze années de pontificat, il a multiplié les paroles sévères à l’encontre du Vieux Continent, le comparant à une grand-mère, une femme qui n’est plus féconde. Il a bien vu l’Europe grasse, riche, repue, arrogante ; mais tout se passe comme s’il n’avait pas su distinguer derrière ce voile l’Europe étouffée par son matérialisme, dé­sespérée par son athéisme et son horizontalité, affamée et assoiffée de Dieu – ce que révèlent peut-être les nombreux baptêmes d’adultes –, l’Europe en manque cruel du remède préconisé par Saint-Exupéry : « Il est nécessaire que l’humanité soit irriguée par le haut et que descende sur elle quelque chose comme un chant grégorien ». Remède qu’un pape est le mieux placé pour apporter.

Les migrations

Enfin, sur les questions migratoires, le pape François a voulu réveiller les consciences endormies, secouer l’indifférence qui entoure les drames humanitaires, et joué jusqu’au bout son rôle prophétique et son rôle de porte-voix des sans-voix. Mais peut-être regrettons-nous qu’il l’ait fait sans tenir la ligne de crête que propose l’Église sur ces questions, sans rappeler suffisamment la légitimité des nations à persévérer dans leur être, dans leur culture, à se protéger pour protéger leurs habitants, à leur assurer une vie pacifique. Il est loin le temps des nationalismes européens triomphants et menaçants : les nations occidentales sont aujourd’hui souvent faibles, méritant d’être plus secourues et appuyées que fragilisées, et la défense des pauvres et des libertés passe en grande partie par la défense des petites nations. Alors que la mondialisation, l’uniformisation des cultures et le déracinement des hommes montrent de plus en plus leurs effets dommageables, le rôle du pape aurait pu être de soutenir davantage le particulier que constitue pour chaque homme son pays. La fin des frontières est un contre-sens historique, et le pape François semblait parfois s’y laisser prendre, comme certains ont pu se méprendre sur la fin de l’histoire.

Conclusion

On peut formuler l’espoir que le successeur du pape François prenne un soin tout spécial à assumer la mission confiée par le Christ à Pierre d’affermir la foi de ses frères, et d’être le gardien de l’unité du troupeau. Deux volets qui vont de pair, car, ce pontificat nous l’a montré, quand une certaine confusion semble menacer le niveau doctrinal, les répercussions ne restent pas théoriques, elles prennent aussi la forme d’une division accrue au sein du peuple de Dieu.
En attendant, l’heure est à rendre grâce pour un pape qui a fait la part belle aux pauvres, aux laissés-pour-compte, aux humiliés, aux « périphéries existentielles », qui a montré de l’Église une image que le monde semble avoir davantage aimée, qui a souri et ouvert les bras à des personnes très éloignées de la foi catholique, qui a voulu rejoindre chacun là où il est pour lui proposer de faire un pas, fût-il petit, vers la vérité évangélique, un pape qui a sûrement amené au Christ de nombreuses âmes, dont l’action a porté des fruits surnaturels qu’il n’appartient qu’à Dieu de mesurer et que nous espérons être immenses !

Élisabeth Geffroy