Alors que Guillaume Prévost vient d’être désigné secrétaire général de l’Enseignement catholique (SGEC), il est urgent de s’interroger sur les enjeux forts qui l’attendent à ce poste clé.
La loi Debré fut appelée « loi de pacification » permettant de mettre un terme à la querelle scolaire bi-séculaire « des deux écoles » en reconnaissant qu’un établissement fondé par l’Église n’était ni exclusif ni contradictoire avec une participation au « service public » de l’Éducation assuré par l’État laïc. C’est cette reconnaissance de l’initiative privée et ecclésiale qu’exprime le deuxième alinéa de l’article 1er de la loi Debré : « L’État proclame et respecte la liberté de l’enseignement et en garantit l’exercice aux établissements privés régulièrement ouverts. » Le « caractère propre » de ces établissements, y compris dans sa dimension religieuse, commune à tous les établissements catholiques ou juifs, est clairement évoqué comme la pierre angulaire de cette reconnaissance sans que cette notion vienne heurter, à l’époque, le principe de laïcité.
Or, les deux contractants ont évolué de façon significative ces vingt dernières années et ces évolutions ont renouvelé les enjeux auxquels ils ont à faire face.
De l’association à la délégation
La principale évolution de l’école catholique a consisté à interpréter la loi Debré non plus comme le cadre juridique reconnaissant « de droit », par le contrat d’association à l’État, la participation « de fait » des écoles catholiques au « service public d’éducation » (soit les écoles publiques), mais comme la « délégation d’une mission de service public confiée par la puissance publique » à ces mêmes écoles. Dans un texte du Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique (SGEC) paru en 2011, intitulé « L’établissement associé : l’autonomie au service de l’intérêt général », il est affirmé : « La loi de 1959 échafaude la formule du contrat d’association à l’État des établissements d’enseignement privé, mais ne fait pas expressément référence à une mission de service public ainsi confiée. On pourrait de façon hâtive, tirer du silence du législateur la conséquence que son intention n’était pas de confier une partie de la mission de service public d’enseignement aux établissements privés, mais seulement de trouver un fondement juridique “contractuel” à l’accès des établissements privés à des fonds publics. L’argument n’est cependant pas convaincant, car la jurisprudence et la doctrine démontrent, depuis longtemps, que des personnes privées peuvent se voir confier des missions de service public sans pour autant que les actes par lesquels cette mission a été transférée n’en fassent état de façon explicite. Tel est bien le cas en ce qui concerne les établissements privés associés à l’État par contrat dont l’activité est indéniablement qualifiable d’activité de service public… ». Soit une interprétation du « silence du législateur » qui n’en demandait pas tant dans un sens radicalement différent de la doctrine habituelle. Mais aussi raisonnement douteux, car ce n’est pas parce que la chose est possible qu’elle s’applique « de facto » et « de jure » à l’enseignement.
Par cette interprétation nouvelle se trouve confirmé dans son principe, par le SGEC lui-même, le monopole de l’État sur l’éducation. Nous sommes passés d’une « reconnaissance d’un service d’intérêt général rendu par les écoles privées catholiques » au nom de la liberté de l’enseignement, à la « délégation de service public confiée à des établissements privés ». Le contrat d’association qui reconnaît deux partenaires décidant librement de s’associer, avec des droits et des obligations réciproques, devient un contrat de délégation par lequel la puissance publique s’adresse à un supplétif. Cette évolution pourrait paraître secondaire si elle ne portait en elle-même une représentation de l’école qui s’impose progressivement dans l’esprit de tous ses acteurs, publics comme privés. Pour toute la partie de l’enseignement et progressivement de la « vie scolaire », nous passons de la tutelle de l’Église à la tutelle de l’État. Exit le « caractère propre », qui se cantonnera aux seules activités extra-scolaires, et seulement pour les volontaires si elles revêtent un caractère religieux. L’école catholique devient une école d’enseignement public dans une structure privée. Avec la possibilité d’une aumônerie « extra-scolaire ».
Un nouveau contexte étatique
Mais un autre point renforce l’impact de cette interprétation, qui tend à rallumer l’opposition « idéologique » des deux écoles : l’évolution de l’État lui-même dans un contexte politique et social qui n’a plus rien à voir avec celui des années soixante.
Devant la montée de l’islam et des coups de boutoir infligés à la laïcité, l’État a développé tout un corps de doctrine promouvant et défendant « les valeurs de la République » et l’a intégré autant dans les activités de « vie scolaire » que dans les programmes de l’Éducation Nationale : éducation affective et sexuelle, respect des différences, port des signes religieux, théorie du genre, lutte contre les discriminations de toutes sortes, contre le repli communautaire, égalité homme-femmes, liberté de conscience, etc. Progressivement, ces « valeurs républicaines », qui s’imposent à tous, sont devenues, en pratique, une sorte de nouveau « catéchisme républicain », auquel il convient d’adhérer, face au catéchisme de l’Église catholique. Mais la formulation théorique de ces « valeurs » englobe une diversité d’approches et d’interprétations qui les rend extensibles à d’innombrables interprétations. Elles sont devenues la porte d’entrée officielle de toutes les officines militantes qui interviennent dans les établissements.
Or, un certain nombre de ces « valeurs » s’opposent à celles de l’anthropologie chrétienne qui fonde les projets éducatifs des écoles catholiques : la distinction homme/ femme qui est le premier respect des « différences », la famille, le respect de la vie de son début à sa fin, etc. Là où le contexte des années soixante permettait de considérer ces « valeurs » comme légitimes dans le cadre du « caractère propre », le contexte actuel d’une République laïque qui devient militante et utilise l’école comme vecteur principal pour former la jeunesse à ses « valeurs républicaines », rend ce même « caractère propre » idéologiquement insupportable. La référence idéologique tord progressivement le cou à la loi Debré dans une interprétation de plus en plus restrictive sur le temps scolaire.
À terme, l’État pourra-t-il encore « déléguer » aux établissements catholiques une « mission de service public » sans que ces écoles professent le nouveau catéchisme ? Il est à craindre qu’à l’occasion des « visites » des établissements par la commission d’enquête présidée par le député LFI Paul Vannier, seront contrôlés dans les textes (projet éducatif, règlement intérieur, archives, livres des CDI…) et les pratiques (activités sportives, vestiaires, toilettes, occupation des cours de récréation) le respect et la mise en œuvre des « valeurs républicaines ». Il est à craindre que cette conformité devienne la condition du maintien du contrat, et pour certaines municipalités, la condition du versement des subventions pourtant obligatoire dès lors que le contrat est maintenu. Ce que confirme en deux phrases l’autre rédacteur du rapport sur l’enseignement privé, le député Renaissance Christopher Weissberg : « Quand on est dans une mission de service public, on se doit aussi d’être sûr que l’État parvient à contrôler l’ensemble des acteurs qui ont pour mission de réaliser ses objectifs ». « On ne remet pas en question le fait que ces établissements puissent avoir des signes religieux et promeuvent certaines valeurs. Mais ils doivent respecter le programme de l’Éducation Nationale et n’ont pas la possibilité de faire du prosélytisme pendant les heures de cours » (1). Les limites de « l’endoctrinement » risquent de ne laisser aux établissements, à l’aune du principe de laïcité tel qu’il est revendiqué aujourd’hui, qu’une marge assez étroite…
On le voit, la « délégation d’une mission de service public » sert à légitimer l’adhésion attendue des établissements catholiques aux « valeurs de la République », sans prise en compte du « caractère propre » que leur reconnaît la loi Debré. Dès lors, soit les écoles catholiques professent le nouveau catéchisme au prix d’un reniement de leurs convictions, soit elles le refusent au prix d’un renoncement à leur subvention. Un enjeu d’importance pour le nouveau secrétaire général de l’Enseignement catholique.
Frédéric Gautier
(1) Cité par Aleteia, article du 1er avril 2024.
Frédéric Gautier est ancien directeur diocésain de Paris et ancien directeur de Stanislas à Paris.
© La Nef n° 380 Mai 2025