«La médecine n’est pas l’art du bonheur, c’est l’art de protéger la vie. » Ces mots du Professeur Lejeune sont soit obsolètes soit prophétiques, mais ils provoquent la réflexion car ils confrontent la médecine contemporaine à sa mission et les débats bioéthiques à cette question fondamentale. Pris au sérieux, c’est-à-dire, dans la fidélité aux principes d’Hippocrate, ils remplaceraient avantageusement toutes les lois de bioéthique, car oui, pour le Sage de Cos, la médecine est l’art de protéger la vie mais n’est pas l’art du bonheur. Comment avancer fermement sur cette ligne de crête, en se gardant de tomber dans un excès ou dans un autre ? Si l’on en croit la sagesse d’Aristote, il faut pour avancer sur le chemin de la vertu, l’exemple d’un grand homme, et si Périclès était, pour le philosophe, l’incarnation de l’homme politique, Jérôme Lejeune est réputé dans le monde incarner aujourd’hui la médecine hippocratique. Des acteurs majeurs de la bioéthique sur le plan international aux jeunes médecins, cette réputation s’étend bien au-delà de la France, hier et aujourd’hui, et nous allons voir pourquoi.
Jérôme Lejeune, un des pères de la bioéthique moderne
Parmi les centres américains de bioéthique, le Kennedy Institute, créé en 1971 à l’Université Georgetown de Washington, par la famille Kennedy, va jouer un rôle déterminant dans la réflexion bioéthique mondiale. D’abord sous la direction du médecin André Hellegers, puis celle d’Edmund Pellegrino. Alors que Potter vient de lancer le mot bioéthique, Hellegers, très conscient des dangers qui menacent la médecine hippocratique, jette les bases de la réflexion bioéthique et invite régulièrement Jérôme Lejeune aux États-Unis pour contrer les discours eugéniques émergeant dans le domaine médical. Hellegers trouve en Lejeune l’un des meilleurs défenseurs de la morale hippocratique au point qu’il le nomme membre du Comité scientifique de l’Institut Kennedy et que Sarvant Shriver propose à Lejeune de passer une année comme visiting Professor à l’Institut, en 1977 : « Votre ardeur scientifique et votre renommée seraient aussi une inspiration pour les scientifiques catholiques des États-Unis. […] De là nous pourrions, comme Archimède, soulever le monde. » Lejeune refuse le poste mais continue de collaborer avec eux depuis Paris. Après Hellegers, c’est un autre acteur majeur de la bioéthique, Edmund Pellegrino (1), qui prend la direction de l’Institut Kennedy et propose face à l’évolution utilitariste de la bioéthique, le retour à l’éthique des vertus. Là encore, c’est le Pr Jérôme Lejeune qu’il indique comme le maître et le modèle de la médecine hippocratique de toujours : « nous regrettons son leadership […] pour le prochain millénaire » (2).
La médecine incarnée par J. Lejeune
Dans les travaux de Pellegrino pour refonder l’éthique des vertus en médecine, nous voyons toutes les caractéristiques d’une médecine véritablement centrée sur le bien du patient : la relation du médecin et du patient n’est pas un contrat légaliste, ni un contrat de marché, dont le médecin tire profit, mais un modèle d’alliance ; être médecin est une vocation et non une carrière pour le prestige ou le pouvoir ; la médecine est centrée sur le respect de l’autonomie du patient en tant que personne digne en elle-même ; cette médecine suppose une excellence du savoir. Puis il souligne que le médecin doit exiger le rejet des lois injustes pour les patients et qu’il « a l’obligation de protéger, restaurer et approfondir les droits de l’homme et les qualités humaines du soin ». Fondamentalement « le respect du caractère sacré de la vie et le traitement humain de ceux qui sont malades vont main dans la main » (3). Enfin, et surtout, Pellegrino souligne que la médecine est plus que bienfaisance et non malfaisance mais véritablement le lieu d’un don d’amour, jusqu’au sacrifice de soi de la part du médecin.
C’est donc non seulement par sa capacité à intégrer l’excellence scientifique aux qualités morales du médecin, au profit de chacun de ses patients, dans les situations les plus difficiles, que Jérôme Lejeune a excellé dans l’exercice de la médecine, mais aussi en sachant se donner sans intérêt personnel, jusqu’au sacrifice de lui-même pour le bien de ses patients, en sachant s’opposer à des lois injustes, en sachant enfin témoigner, jusqu’au sacrifice de sa carrière, de ce lien intime qui unit la médecine au respect de la vie humaine.
Aude Dugast
Directrice académique
Chaire internationale de bioéthique Jérôme Lejeune
(1) Voir « Aux origines de la médecine« , La Nef n°372 de septembre 2024.
(2) Edmund Pellegrino, « Christ, Physician and Patient, the Model for Christian Healing », Linacre Quaterly, v.66, n.3, art.7, august 1999, p. 78.
(3) Ibid, p. 77.