Paolo Conte (2013) © Wikimedia Association des amis de Piero Chiara

Paolo Conte, l’élégance de l’ombre

Quoi de mieux pour nos lecteurs qu’un petit article d’été ! Quoi de mieux même qu’un article d’été sur l’Italie, et sur un de ses artistes les plus attachants : Paolo Conte. Il chante comme on fume une cigarette : lentement, en savourant chaque râle, chaque inflexion. Paolo Conte ne séduit pas, il enveloppe. Avec sa voix de gravier chauffé au bourbon et au jazz, il incarne une certaine idée de son pays et de la chanson — une Italie intérieure, raffinée, décalée, entre chien et loup, entre salon défraîchi et théâtre de province.
Né en 1937 à Asti, dans le Piémont, avocat de formation, peintre du dimanche, jazzman du soir, Conte n’est pas un homme pressé. Son œuvre, commencée sur le tard, a été construite comme on bâtit une bibliothèque privée : à l’abri des modes, lentement, avec une exigence qui ne cherche ni l’éclat ni l’effet, mais le goût durable des choses bien faites.

Écouter Paolo Conte, c’est avoir une certaine idée de l’Italie en tête. Une Italie chic, qui dessine, de chanson en chanson, une femme aimée, en robe noire, les yeux verts, des cheveux blonds noués. Une figure obsédante. Les chansons de l’artiste habitent des clichés souverains partagés entre une promenade dans Turin, un espresso Piazza grande à Bologne. Conte est résolument un Italien du nord. Son œuvre est une sorte d’apéritif amer et tonique. Un negroni en notes. Ce sont des villes froides du nord, brumeuses, qui aiment l’art déco, les vélos, les tramways, les ambiances feutrées d’intérieur, une mélodie au piano, des mots mâchés, un verre de vermouth, une crème de noisette, des fauteuils moelleux. Ses chansons ressemblent à des nouvelles de Buzzati ou de Calvino. On y croise des clowns, des funambules, des trapézistes, des femmes fuyantes, des villes aux noms de rêve — Genova, Parigi, Zanzibar. Loin des refrains martelés de la variété, chaque titre chez lui est un tableau impressionniste, où les mots glissent, s’effacent, se devinent plus qu’ils ne se disent. Son style musical mêle le swing des années 1930, la nonchalance méditerranéenne, le cabaret d’avant-guerre, le tango, la chanson réaliste, le jazz de chambre. C’est un artiste qui a appliqué aux circonstances de la chanson les règles de l’art plastique. Il est, en ce sens, un homme du collage : il ressuscite des formes oubliées sans jamais les caricaturer. Il les fait parler à nouveau.

Paolo Conte, c’est l’art du demi-mot, de la syncope, de l’évocation. Il écrit comme on griffonne dans un carnet de bord, des fragments d’images, des sensations perdues. Son visage est un mime à lui seul : mille plis froissés, des yeux vifs, un nez inquiet, une petite moustache familière jaunie par les Gauloises… tout, chez lui, semble capable de dire les nuances de ces chansons douces-amères, entre ironie tendre et mélancolie suspendue. S’il n’est pas l’homme pressé, sa musique est celle d’un sprinteur au souffle court qui mêle l’italien marmonné, la confiture d’anglais, le scat, le français alambiqué. Il y a dans Via con me, Sotto le stelle del jazz, Bartali ou Max une grâce étrange, comme si l’on dansait dans une gare abandonnée, sous une lumière jaune et tremblante. L’orchestrina désarçonne avec son refrain entêtant « to be to be or not be » ; Happy feet, dédiée aux pieds fameux de Fred Astair, nous invite à goûter à la vie avec légèreté et frénésie ; Gli impermeabili plante le décor d’une nuit sous la pluie, un flou artistique qui invite à la pudeur des sentiments. La nuance, rien que la nuance dans des scènes de fumées, de bleus froids, de gris blancs, et de silhouettes à la Giacometti. Chez Paolo Conte, le portrait ne se livre jamais d’un seul trait : il se construit par touches, par omissions, par symboles, par ellipses. Dans Sparring Partner, une femme le décrit comme « un macaque sans histoire ». Et pourtant : son regard est une véranda — métaphore étrange et lumineuse, qui suggère l’ouverture, le seuil, le passage. Chez Conte, le regard n’est pas miroir de l’âme, mais promesse d’un ailleurs. Le personnage vit dans l’écho d’un passé glorieux. Les applaudissements sont devenus rituels. Le sparring partner, ce boxeur de l’ombre, discret et second, devient pourtant le héros d’un poème murmurant. L’art de Conte est là : élever l’ombre au rang de figure.

Ce qui frappe chez Conte, c’est cette manière de célébrer la décadence avec une élégance intacte. Son Italie n’est pas celle des plages ensoleillées et du bel canto triomphant, mais celle des cafés vides à l’heure de la sieste, des ports mélancoliques, des costumes froissés, des regards fuyants. C’est une Italie feutrée, désuète, comme un vestige de l’ancien monde. Conte n’est pas nostalgique au sens plaintif du terme. Il sait que le passé ne reviendra pas. Mais il refuse de céder au présent vulgaire. Il oppose au vacarme une musique discrète, à la frénésie une lenteur artisanale, au cynisme une pudeur ancienne. Il cultive l’imperfection comme un art de vivre. Il ne chante pas juste : il chante vrai.
On a tenté de le classer — auteur-compositeur, crooner, dandy du jazz, peintre sonore, cinéaste sans caméra. Il est tout cela à la fois, et bien plus. Paolo Conte appartient à cette race rare des artistes qui forgent leur propre langue, leur propre univers, sans jamais chercher à plaire. Il ne séduit pas un public, il attire des fidèles.
Son succès international, discret mais réel, tient sans doute à cela : il incarne une forme de résistance élégante. Dans un monde qui accélère sans fin, il ralentit. Là où l’on crie, il chuchote. Ses chansons forment un roman absurde et tendre, entre croquis et ombre chinoise. Rien qu’à penser à une fin d’été aux pieds des Alpes, je sais déjà que je le réécouterai. Et peut-être — si le temps le veut — que Paolo me soit conté.

Nicolas Kinosky

© La Nef, exclusivité Internet, mis en ligne le 15 juillet 2025.