Adoration à Fontgombault © DR

Aux sources de Fontgombault

De retour de retraite, nous livrons nos vues et impressions sur l’abbaye de Fontgombault.

Il y a quelque temps encore, j’étais à l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux dans les vignes, le nez dans les dentelles de Montmirail. La Providence cette fois m’a emmené à l’autre bout de la France, à Fontgombault, dans l’Indre, doux terroir natal où gambadent des veaux de haute classe sur des gazons frais, ponctué par des villages nobles et pourvu de bâtisses en toit de zinc, de maisons en ardoise, d’églises achevées par l’art roman et le gothique moderne, de ponts antiques. C’est Chauvigny avec son château en forme de croûte ; Ligugé qui doit tout à saint Martin, où vécurent Huysmans et Houellebecq ; Saint-Savin et son abbaye allongée comme une muraille, son église étroite, éclatante de peintures ; Angles sur l’Anglin, doublement rosbeef par son nom, et sa luxuriante verdeur jusque dans un sol-pleureur fameux qui caresse un cours de la Creuse où reposent quelques canards du pays de Descartes. Le paysage va avec le temps, au fil de l’eau, paisible. Le village de Fontgombault est à l’heure ancienne. Une petite Citroën. Un vieux à sa fenêtre. Un relais des PTT. Une section antifa de l’Indre occupe le coin de la rue qui mène à l’abbaye, hapax moderne dans ce pays réel. L’église, tout à coup, dans la brume cotonneuse de l’automne, se dessine, son chœur, ses chapelles, drupéoles romanes, et son clocher mal bâti et bourru.

Quelle histoire que celle de cette abbatiale qui commença dans la grotte de Gombaud, un ermite qui ne craignait pas le froid dans son sac de couchage Quechua ! Entouré très vite d’autres frères, il s’installa avec les siens à l’emplacement de l’abbaye. Commencée au XIIème siècle, elle subit les ravages de la guerre de trente ans ; reconstruite, elle est fermée par les lumières, changée en carrière de pierres par la révolution, faite ruine par la république. En 1849, des trappistes la rachètent, en font une distillerie de kirsch. Les franc-macs bouffeurs de curés passants par là avec leurs lois anticléricales, les religieux quittent la France et l’abbaye devient une fabrique de boutons. En 1948, Germain Cozien, abbé de Solesmes, y remet les pieds avec vingt-deux moines. Ça repart, avanti Savoia ! Son Histoire résume la vie monastique moderne, troublée et malmenée, dispersée et réduite à des pauses et des coupures. Paradoxe de notre temps, le XXème siècle et le suivant seront plus monastiques que les siècles d’ancien régime et de restauration. Comme l’épée que l’on forge, l’esprit catholique brisé se ressoude par le liant de la tradition.

Les murs de l’abbatiale sont d’un blanc nouveau qui tranche avec la pierre grise et poreuse de la façade sobre d’allure, formelle dans l’expression. Des lions gardent la porte centrale, la pierre mousseuse feuillue et végétale grimpe le long du tympan. La nef prodigieuse fait le saut qualitatif du roman changé en gothique. Consacrée à Notre-Dame, elle a les attraits de la plus belle féminité, j’observais cela déjà devant la basilica di Santa Maria maggiore à Rome. Élancée, grande et fine. Ses arcs sont courbes et souples. Les hautes travées comme des gambettes soutiennent les bas-côtés. Un deuxième rang de petites arcades au-dessus se dresse comme un collier. Des fenêtres couronnent le tout, en dentelle. Une lumière de blanc d’œuf et de vert pâle dilué pénètre par les arcades du troisième niveau, comme si nous macérions dans l’obscurité et les ténèbres du doute et devions aspirer à la grandeur de la lumière céleste tout là-haut. Le chœur est un ventre de femme qui attend la vie, le déambulatoire est admirable par ses chapelles enceintes et sa colonnade. Si l’on monte ad altare Dei, la nef apparaît légèrement désaxée, un défaut des hanches, l’obligation de la perspective, le comble de la perfection.

L’art du lieu combine la fixité au mouvement, ce que l’on contemple, beauté des œuvres, à l’homme qui passe, insatiable, dévot ivre accro à sa beauté. Pierre de l’Étoile sous sa pierre tombale dort au centre ; la statue de Notre-Dame du Bien Mourir trône entre quelques tapisseries éteintes, connue parce que celui qui voulait la détruire fit une chute et se convertit avant d’expirer. Le regard de la vierge est puissant, sa majesté est assise, droite et sûre. Ses yeux sont perçants, ils vous fusillent comme le 357 Magnum M19 Smith & Wesson de l’inspecteur Harry. Il faut les voir, ces moines, à la fin des complies, s’agenouiller dans l’église obscure et prier une dernière fois devant elle. Un prêtre en cape, le visage fait de Richelieu et d’André Suarès, les y accompagne ; crépitent les bougies devant ses yeux, tourne la lumière devant ses billes noires, derrière ses lunettes rondes. Les vitraux de Jean-Léopold Lobin se confondraient avec les originaux : la verrière de la Vie de Jésus étonnante par la minutie, la réussite des motifs et les formes en rosaces est remarquable. Quelques saints français et anglais sont représentés en pied : saint Louis, natürlich, sainte Radegonde, saint Henri et saint Olivier dont le visage marqué par des moustaches de notables est emprunté à Olivier de Bondy, proche de Charles de Foucauld. Un Crucifix sur le mur de gauche à l’entrée est bouleversé par l’éclairage qui éclate sur la pierre. Un jeune prêtre espagnol contemple le Seigneur sur la croix, longuement, méditant les sept dernières paroles, mains jointes. Personne ne semble ressentir le rude automne à Fontgombault et pourtant une humidité froide a infecté le monastère ; le froid mord, l’humidité glace les pieds et les mains, un frisson parcourt l’échine. On suit les matines en couverture, bonnet, moufle, peau de chauve-souris et calfouette en soie sauvage.

Abbatiale de Fontgombault © DR

À Fontgombault, les moines continueront toujours de me surprendre par leur accueil et leur piété, leur obéissance et leur joie. Ils ont la boule à zéro, sont gravés selon le même profil, partagent les mêmes traits du visage. Il y a la grande sauterelle qui se déplace en lévitation dans sa coule ; l’athlétique jeune premier, le sec et le doux ; le père mafflu et pansu ; la petite créature bossue et mal fichue. On les voit se promener après le déjeuner dans leur jardin, silhouettes bleu-noires, parmi des buissons taillés selon le bon art topiaire. Ils discutent ! Mais se vouvoient. La règle exige une fraternité qui se garde de familiarités, un lien d’affection qui récuse la camaraderie, une distance heureuse qui permet de vivre avec l’autre. Quand on y pense, la Règle demeure toujours aussi surprenante, mille cinq cents ans après, par l’art de son équilibre entre le matériel et le surnaturel, la prière personnelle et la prière commune, le temps de travail et le temps de lecture, l’autorité et l’obéissance ; le père-abbé qui doit être un vrai monarque mais doit prendre conseil auprès des plus jeunes ; la rigueur qui compose avec la souplesse. L’art de la bonne société.

L’après-midi, après les nones, ils sont à la tâche, dans la nature belle et brute, entêtés à ramasser des feuilles, soulever du purin, nourrir des bêtes. Ils sont paysans le jour, dans les sillons, laborieux ; font du fromage, secouent pies des vaches, battent beurre, pressent jus et récoltent pommes, poires et scoubidous. Ils s’attellent à la poterie, dans l’atelier, réalisent des verres violacés, des cruches vert d’eau, des plats en céramique vernis et cyanosés, des vaisselles en terre cuite châtaines, des effigies de saints chauffés à 1300 degrés, comble du martyre.

La messe, sans homélie est dépouillée et placide, à l’image de son abbaye. Lors des lectures, un acolyte fait tenir sur son front le lutrin où est posé l’Évangile. Rien ne dépasse, ne pèse ni ne pose. Quel spectacle tout catholique que celui de ces autels plaqués contre chaque travée, illuminés et occupés par un prêtre qui murmure, chuchote, laisse entendre un seul filet de voix pendant la messe privée. Voir les gestes jusque dans le visage du prêtre qui se reflète dans le métal du calice au moment de l’élévation vaut tous les spectacles rococos de Bavière. Le catholicisme est admirable quand il se déploie, montre ses étendards et attirails splendides de la victoire et quand il se tait, se concentre avec intensité, signe de minimalisme. Il est flamme du bucher et bougie en même temps.

Le chant des offices est dirigé par le jeune prieur, chantre de son état, infiniment tenu par le détail et le secret des accentuations. Comme pour le tabac à pipe, il y a les puristes, qui fument le tabac tourbé, brut, et ceux qui fument l’amsterdamer aromatisé. À l’abbaye, les offices sont accompagnés à l’orgue de quoi horripiler les connoisseurs, chercheurs en absolu grégorien, ou laisser indifférent celui qui cherche à s’apaiser quand il entend le psaume qui l’exalte. Ut mens nostra concordet voci nostrae. Le père hôtelier qui s’est substitué avant la fin de sexte, traverse la nef, on entame le Pater noster. Il s’arrête, se tourne en direction de l’autel, se penche. Libera nos a malo achevé, il reprend sa course.

Dans le réfectoire, gardé dans son jus sous de belles ogives, un crucifix digne des primitifs italiens surplombe la chaise du Père Abbé ; du côté où arrivent les moines, dans l’alignement de l’entrée, on distingue un Christ à la colonne, fin Renaissance. La bénédiction du déjeuner toujours aussi solennelle se termine par ces mots « mensae celestis participes faciat nos rex eternae gloriae ». Que le Roi de l’éternelle gloire nous convie à la table céleste. Qu’ils entrent, qu’ils sortent, au-dessus d’eux, le Christ est toujours là et présent, visible, tout lui est dédié jusque sur la fourchette. Ils déjeunent de viande, vin et soupe, regagnent l’énergie pour passer du champ au ciel, de la glaise mouillée à la grande lumière, de la gamelle au banquet des anges. La nourriture du soir, plutôt maigre, de restes ou de patates à l’eau et beurre salé, accompagne déjà le sommeil, la légèreté de l’estomac et le corps apaisé par une journée de labeur. Le chapelain des pénitents gris se resserre en œuf et béchamel à la tomate. L’abbé hollandais replet titille ses frites et d’une autre main grappille un biscuit. Un moine en retraite, hâve, croisement d’Alain Barrière et Giscard, se limite à une poire pour le dessert. Tout cela arrosé d’un dive vin qui n’alourdit pas, fruité magnifiquement et son odeur, ô combien plus est friant, riant, priant, plus céleste et délicieuse que l’huile, selon notre bon Rabelais. Avec l’ami que j’ai le plus cher, qui partagea ma retraite, que de fois avons-nous refait le monde pendant ces repas, en silence, par des sourires, des froissements de cils, des yeux levés au ciel face à quelques absurdités. Tout est dit d’une relation et de l’esprit des hommes dans ce jeu du silence. Les lectures laissent, toutefois, circonspects ; au mieux, elles font réfléchir, vraiment : des passages du Laudato Si, du Synode sur l’Amazonie, œuvres de sa Santissima Santità ; de Bainville sur Napoléon ou sur l’état des tribunaux révolutionnaires à Orange en 1793.

L’abbaye de Fontgombault est d’une tradition sereine qui va, en chantant. C’est un havre, presque un port de plaisance. L’aménité du paysage aide sûrement. Fille de Solesmes, elle aspire à une tradition ratzingérienne qui tend à la réconciliation et à la pleine discussion avec Rome. L’esprit romain. Dom Jean Roy – c’est là le propre des sages qui voient au large, pensent en hauteur, ne s’ébranlent jamais – voyait d’un mauvais œil, bien avant tout le monde, le séparatisme inévitable de Monseigneur Lefebvre qu’il n’accompagna pas dans sa prise d’arme. À sa suite, dom Forgeot a conservé l’abbaye dans le sillon de la tradition tout en s’accordant avec la forme ordinaire du rite. Dom Pateau, le suivant, ferme sur les questions qui concernent le monde, est un doux qui ne transige en rien, dont le caractère serait contenu dans un tour littéraire propre à Balzac : sa maison est comme son esprit et son esprit est comme sa maison. La tradition de l’abbaye vit d’une radicalité qui n’est pas politique. C’est aussi cela la force de la tradition : n’en faire point. Elle détonne toutefois dans ce monde moderne quand elle accueille un ancien condamné, après vingt-six ans de prison, pour l’accompagner dans son chemin de conversion. Cela dérange la bien-pensance des tribunaux médiatiques, mais cela est de l’Évangile qui ne souffre point du compromis quand le souci d’une âme urge en vue du Royaume.

Voilà Fontgombault, d’automne. Il faut partir à l’autre bout de la France pour trouver un lieu ressuscité par la tradition, un havre moulé dans la paix perpétuelle de l’Église. Vivement le printemps.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 31 décembre 2021, exclusivité internet