La démographie est un facteur politique décisif, l’histoire ne le montre que trop, alors qu’il est aujourd’hui très largement méconnu.
Pourquoi Mme Merckel, bravant son opinion publique, a-t-elle ouvert les portes à plus d’un million de migrants ? Pour des raisons démographiques, tant on commence à s’inquiéter outre-Rhin de ce que les prétendus 85 millions d’Allemands affichés depuis la réunification ne soient plus que 65 millions dans quelques décennies. Pourquoi la poussée arabe fut-elle si fulgurante aux VIIe et VIIIe siècles, au point que, partie du fin fond du désert d’Arabie, elle envahit en quelques années l’essentiel de la Péninsule ibérique et une partie du sud de la France ? Raisons démographiques encore, l’effondrement de l’Empire romain, les invasions barbares et le désordre politique qui s’ensuivit ayant fait peu à peu chuter la population du sud de l’Europe – en l’an 700, l’Europe, qui comptait 44 millions d’habitants cinq siècles plus tôt, n’en a plus que 22 millions. Pourquoi, à partir du XVIe siècle, le peuplement des Amériques par des Européens, pourquoi la colonisation de l’Afrique ? Parce que, l’ordre politique peu à peu revenu en Occident, une population de plus en plus nombreuse s’est déversée sur ces deux continents qui, en regard, paraissaient vides. Pourquoi la France devint-elle au XVIIe siècle la grande puissance d’Europe, répandant sa langue, puis ses Lumières et l’idéologie républicaine ? Raisons démographiques encore (du moins en partie) puisqu’elle apparaissait en l’an 1700 comme un véritable mastodonte : 21 millions d’habitants, 11 pour les États italiens, 10 pour les États allemands, 6 pour l’Espagne, moins encore pour l’Angleterre.
Pourquoi cette poussée islamique envahit-elle aujourd’hui, et sous mille figures, l’actualité politique et sociale de nos années inquiètes ? Raisons démographiques toujours, comme nous l’avons déjà dit dans ces colonnes : avec 85 millions d’habitants, l’Égypte compte huit fois plus d’habitants qu’il y a un siècle, la Syrie est passée de 4 millions d’habitants en 1950 à 22 millions aujourd’hui ; la Jordanie, qui n’a atteint le million qu’en 1960 dépasse aujourd’hui 6 millions – six fois plus moins de 60 ans plus tard ; à ce rythme, la France compterait aujourd’hui plus de 300 millions d’habitants. Même croissance en Turquie : plus 10 millions depuis 2003, désormais un million supplémentaire chaque année (cf. La Nef de mars 2016).
DÉCLIN DE L’EUROPE
Pourquoi, enfin, pour parler de l’avenir les yeux ouverts, l’Europe apparaît-elle désormais comme ce continent peu à peu déclassé qui, après avoir dominé le monde, semble perdre pied sur tous les fronts ? Raison démographique encore, les chiffres révélant un renversement si brutal qu’il en devient vertigineux : après avoir représenté le quart de la population mondiale en 1910, elle n’en représente même plus le dixième aujourd’hui. Et pourquoi le grand défi que notre continent affrontera au cours de ce siècle n’est-il pas tant la Chine (dont la population stagnerait à 1,5 milliard dans huit ans pour tomber à 1,2 milliard vers 2050) que l’Afrique qui, après n’avoir compté que 100 millions d’habitants il y a un siècle, en compte désormais plus d’un milliard, et quatre à la fin de ce siècle – selon les estimations les plus raisonnables, un habitant de la planète sur trois sera alors africain.
Une illustration de la gravité du phénomène est donnée par l’évolution comparée des deux pays les plus peuplés des deux continents, la Russie pour l’Europe, le Nigeria pour l’Afrique : quand la Russie passait de 120 à 138 millions entre 1960 et 2015, le Nigeria passait de 42 à 152 millions. C’est au point qu’on entend dire que l’avenir de l’homme n’est pas la femme mais l’Africaine, dont le taux de fécondité approche 5 enfants par femme, soit le double de la moyenne mondiale et plus du triple de la moyenne européenne, hypothèse qui, si elle s’avérait exacte, bouleversera tous les rapports entre les nations au cours de notre siècle – ce qui fait supputer à quelques esprits forts de la Curie romaine que l’Afrique est, bien devant une Europe à moitié perdue, l’avenir de la chrétienté…
Certes on ne saurait aller jusqu’à faire du phénomène démographique le seul moteur de l’histoire : en 1871, l’Allemagne à peine unifiée comptait 42 millions d’habitants, ce qui peut expliquer qu’elle ait vaincu si facilement une France qui en comptait 6 millions de moins ; mais le surnombre allemand était encore plus grand en 1914 (l’Allemagne avait alors 26 millions d’habitants de plus que la France) alors qu’elle fut vaincue – par la France mais aussi par les puissances anglo-saxonnes ; exemple plus probant, pour relativiser la puissance du facteur démographique, la faiblesse de la population anglaise asseyant pourtant sa prééminence en Europe et dans le monde avec 8 millions d’habitants au milieu du XVIIIe siècle : elle prend le pas sur une France trois fois plus nombreuse à la faveur d’un événement directement politique, la Révolution française – la politique pure ne perdant jamais ses droits, comme le montre aussi le cas d’Israël dont les 8 millions d’habitants tiennent tête à 355 millions d’Arabes.
QUI L’OSERA ?
Cependant, si le facteur démographique n’est pas le seul à prendre en compte, il n’en est pas moins décisif en bien des conjonctures historiques, fait d’autant plus marquant qu’il est largement ignoré, non seulement du plus large public mais des hommes politiques eux-mêmes. À écouter les discours, l’histoire serait dominée par des facteurs économiques, aussi omniprésents dans les esprits qu’est absente la dimension démographique – laquelle, pourtant, la prédétermine plus encore que tout autre facteur de puissance…
Comment expliquer que le discours démographique soit si rare dans le débat public et que, même, il « passe » mal ? La question est mystérieuse. Un homme politique français, Michel Debré, fut tenu pour ridicule pour avoir appelé les Français à viser l’objectif de 100 millions d’habitants en l’an 2000 et lorsqu’une vedette, pourtant universellement estimée comme Pascal Sevran, évoqua la croissance démographique africaine, il fut poursuivi devant les tribunaux et vit son émission disparaître. En réalité, nous répugnons à regarder en face les réalités démographiques, peut-être parce que nous croyons qu’elles nous échappent, mais aussi et surtout parce que l’on est vite pris de vertige quand les prévisions dessinent devant nous un avenir proprement inimaginable. Il y a là une sorte de lâcheté intellectuelle dont j’avoue avoir été moi-même coupable : ayant eu l’honneur de rencontrer en 1984 le grand démographe Alfred Sauvy, je fus révolté de l’entendre dire que le XXIe siècle verrait de « grandes migrations » par la nature des choses et des évolutions démographiques. S’il situait le phénomène en plusieurs continents (il évoqua la Chine et l’Inde vers l’Océanie, l’Amérique latine vers l’Amérique du Nord), il en plaçait l’épicentre de part et d’autre de la Méditerranée. Je refusai intimement ce que le grand démographe présentait comme une fatalité : trente ans plus tard, la prédiction s’avère fondée, et le phénomène est même omniprésent.
Aujourd’hui encore je persiste à refuser les fatalités. Aussi explicable soit-elle, la migration demeure en son principe une mauvaise chose pour les migrants eux-mêmes comme pour la plupart des pays d’où ils viennent et la plupart des pays qui les accueillent – de plus en plus mal d’ailleurs. En son principe, la migration postule une interchangeabilité des cultures, des peuples et des hommes qui nie l’humanité même de l’homme. Mais ce refus postule justement que l’on regarde les choses en face et que soient envisagées, pour éviter des déséquilibres si brusques et si néfastes, des politiques draconiennes visant à contrôler les croissances déraisonnables. Chose possible, comme le montre le terrible contrôle réussi par la Chine ; ce n’est certes pas le seul exemple dans l’histoire, où l’on vit tant de régulations s’opérer par un moyen ou par un autre ; mais c’est là ouvrir un très vaste débat. Qui l’osera ?
Paul-Marie Coûteaux
© LA NEF n°286 Novembre 2016