J’ai rencontré Jean Madiran pour la première fois vers 1986 et il m’a alors donné l’occasion d’écrire quelques articles (qu’il nommait des « encycliques », car beaucoup trop longs à son goût) dans sa revue Itinéraires. Puis, après la fondation de La Nef en 1990, nos positions ont divergé mais nos relations sont toujours demeurées amicales malgré des différends certains – je l’ai fait intervenir plusieurs fois dans La Nef, dont la dernière, peu avant sa mort, lors d’un débat mémorable avec Émile Poulat (cf. La Nef n°224 de mars 2011) – les deux hommes se respectaient et s’appréciaient mais ne s’étaient jamais rencontrés !
Dans l’inculture généralisée actuelle, le nom de Jean Madiran (1920-2013) peut ne rien évoquer aux jeunes chrétiens d’aujourd’hui, sinon peut-être pour certains celui d’un pamphlétaire « intégriste ». Pamphlétaire, Jean Madiran l’était assurément, et avec panache, mais son œuvre ne se résume pas qu’à cet aspect. Pour découvrir l’ampleur de sa pensée, la réédition de L’hérésie du XXe siècle, livre publié en 1968 et qu’il estimait lui-même être le plus important qu’il ait écrit, est particulièrement opportune, car, ainsi que le qualifiait le grand Gilson, c’est en effet un maître livre. Si certains passages ont vieilli, le message central demeure plus pertinent que jamais. À cet égard, deux chapitres méritent une attention particulière : le « Préambule philosophique » et « Situation de la loi naturelle ».
Le rejet de la loi naturelle
Madiran montre comment la philosophie classique a peu à peu été évincée, y compris au sein même de l’Église, particulièrement en France. Le kantisme est devenu un passage obligé, au point que les philosophies antérieures furent qualifiées de « pré-kantienne, en tant que non véritablement philosophique », entraînant au XXe siècle un large rejet de la théologie « romaine » (appuyée sur le thomisme) et finalement une incompréhension de concepts clés comme la « nature » ou la « personne ». Mais le plus grave est que la loi naturelle devint inintelligible à ceux-là mêmes qui étaient censés la défendre. Ainsi, écrit Madiran, « l’hérésie du XXe siècle ne se fonde pas sur une fausse conception des rapports de la nature et de la grâce, elle se fonde sur une méconnaissance radicale de l’ordre naturel, entraînant une méconnaissance égale de l’ordre surnaturel ». Et il poursuit : « L’hérésie du XXe siècle est la fille religieuse de la philosophie moderne. Pour la première fois dans l’histoire du monde, nous avons affaire à une philosophie qui n’est pas plus ou moins entachée d’erreur dans sa recherche de la vérité, mais qui est l’expression sans cesse perfectionnée d’un refus de la volonté. La philosophie moderne n’est pas essentiellement une philosophie, elle est une attitude religieuse au niveau de la religion naturelle, une contre-religion naturelle, le contraire des quatre premiers commandements du Décalogue. Elle refuse toute dépendance du sujet pensant, elle l’établit dans l’aséité et dans l’autonomie. Et si la philosophie moderne a de plus en plus évolué vers une praxis, c’est parce qu’il s’agissait non seulement de croire ou de prétendre, mais monstrueusement de “faire” que le sujet pensant soit autonome et indépendant. »
En décortiquant un texte absolument effarant de l’évêque de Metz publié dans le bulletin officiel du diocèse du 1er octobre 1967 – et jamais remis en cause par l’épiscopat –, Madiran estimait, après Péguy, que cette « hérésie » était celle des évêques. C’est évidemment l’aspect le plus polémique, mais si l’on veut bien se remettre dans le contexte de cette époque, l’accusation n’était pas absurde – et le soutien d’un esprit aussi nuancé que Gilson le montre bien. Les jeunes chrétiens, aujourd’hui, bénéficient des fruits de la résistance de leurs aînés aux folies qui ont secoué l’Église dans la période post-conciliaire et ils ne se rendent pas compte des difficultés et souffrances de l’époque que beaucoup, dans le clergé comme parmi les laïcs, ont dû subir de la part de la hiérarchie ecclésiale. À cet égard, le dossier historique de Philippe Maxence figurant en postface de cette réédition est fort bienvenu et très bien fait.
Madiran montre que sans la loi naturelle, la religion révélée ne tient plus, « c’est une négation qui emporte tout le temporel et tout le spirituel », écrit-il. En effet, le Décalogue, expression de la loi naturelle, n’enseigne-t-il pas l’amour de Dieu et du prochain ? Or, la charité ne tient plus sans les deux premiers commandements ! Reconnaître la loi naturelle est donc essentiel et Pie XII proclamait : « La loi naturelle, voilà le fondement sur lequel repose la doctrine sociale de l’Église. » Et Madiran ajoute : « Le flux et le reflux de la civilisation (et de la barbarie) est en somme l’histoire de la manière changeante dont la loi naturelle est accueillie, connue, comprise, acceptée, développée, mise en œuvre par les sociétés humaines. »
Relire cet ouvrage de Madiran aujourd’hui, c’est aussi pénétrer dans un univers littéraire en voie de disparition : on y découvre une langue admirable de précision, un esprit pointu qui sait décortiquer la phrase dans ses moindres détails, bref, un véritable écrivain.
Christophe Geffroy
Jean Madiran, L’hérésie du XXe siècle, préface de Michel De Jaeghere, dossier historique de Philippe Maxence, Via Romana, 2018, 334 pages, 24 €.
© LA NEF n°311 Février 2019