Avant le woke, Dieu et les Grecs

Il faut parfois ressortir les vieux remèdes ! Proposons la morale grecque, la liberté antique, et la vision chrétienne de la vie comme trois alternatives à l’existentialisme confus de la proposition woke.

L’homme woke dit : « Que mon désir soit », et son désir fut. Ce que je veux, je le peux. Ce que je veux, le monde me le doit. À certaines angoisses existentielles, à certaines impasses psychologiques, à certaines injustices sociales, l’idéologie woke répond par une volonté individuelle capable de tout faire advenir, et par un nouveau rapport au réel : celui-ci n’est pas d’abord ce monde extérieur qui me précède et m’accueille, il est ce que ma volonté veut qu’il soit. Or le wokisme propose à nombre de problèmes des réponses qui nous semblent illusoires et trompeuses, là où l’histoire de la philosophie nous avait déjà armés pour y faire face, notamment grâce à la morale grecque, à la liberté antique, et à la vision chrétienne d’une vie qui se reçoit.

La morale grecque

La pensée grecque, sage qu’elle était, avait pris soin d’opérer nombre de distinctions pour nous aider à penser plus clairement le monde des hommes. Ainsi Aristote démêlait-il la poiesis de la praxis, le faire de l’agir, la production de l’action. Dans la poiesis, il y a production d’un élément extérieur à la personne qui produit : quand l’artisan fabrique une table, un nouveau meuble existe au terme de son travail. Dans la praxis, c’est le sujet lui-même qui est transformé par le cours de son action, c’est lui qui en est la matière. Et c’est tout l’enjeu de l’action morale : l’agir façonne le caractère, il détermine au gré des actes la personne que nous sommes. À force de faire preuve de courage à telle occasion, puis à telle autre, puis à telle autre encore, je finis par me forger une disposition au courage qui, une fois installée en moi grâce à la répétition d’actes courageux, fait in fine de moi une personne courageuse. Qu’il en faut du temps pour faire un homme ! La vertu s’acquiert dans le temps long, dans la patience de la répétition, dans les bonnes habitudes, dans l’éducation et le domptage progressif de ses passions par sa raison. Ainsi, l’accomplissement moral ne se décrète pas en un instant, en une parole incantatoire, il se con­quiert jour après jour. 
Mais le woke, lui, n’est plus une pâte humaine pétrie par l’habitus et la pratique morale. Il se traite lui-même comme s’il était l’objet d’une poiesis et non plus d’une praxis : maître de son être, il se fabrique par la seule force de sa volonté (éventuellement épaulée par un peu de technologie médicale) et par la performativité de ses déclarations. Il veut produire un nouveau moi au lieu d’aller au bout de son être. Les Grecs ne s’en laisseraient pas compter, et hocheraient la tête en pensant : tyrannie du désir quand tu nous tiens…

La liberté antique

Or on arrive là à une contradiction qui leur apparaîtrait dans toute son évidence, et qu’il nous est plus difficile de démasquer : le woke cède à la pente tyrannique des désirs, tout en se réclamant de la liberté la plus absolue. La philosophie moderne est passée par là, brouillant les cartes et notre jugement avec, pensant la liberté à partir de son contraire que serait le déterminisme (être soumis à une action causale extérieure), au lieu de la penser comme opposée à la servitude (être esclave de). Le woke est ici très moderne, il prône une liberté d’émancipation, d’arrachement à ses déterminismes biologiques et sociaux, un droit de faire comme bon lui semble. Les Antiques, eux, ne se demandaient pas s’ils étaient déterminés ou non par des causes extérieures et à la condition de quel déracinement ils deviendraient libres, non, ils se demandaient : suis-je capable de dépasser mes pulsions et passions, et, ce faisant, de faire ce qui m’apparaît comme bon ? Telle était leur liberté : un affranchissement de nos esclavages intérieurs, de nos désirs, de nos caprices, de notre hubris. Et dans ce travail de conquête et de dépassement de soi, les héritages (familiaux, culturels…) n’étaient pas a priori des obstacles à repousser, mais de possibles ressources sur lesquelles prendre appui.
Ainsi, non content de se rapporter à soi sous le signe de la technè, de la fabrication, le woke embrasse aussi une définition de la liberté qui l’expose davantage à la tyrannie de ses passions tout en lui ôtant les moyens d’une lucidité sur ce point, préférant mettre l’accent sur le monde extérieur. Pire, cet éloge de l’émancipation le berce de l’illusion de l’autonomie. 

La vision chrétienne de l’existence

En effet, la volonté du woke se veut souveraine, elle se donne à elle-même sa propre loi et ne répond à personne d’autre. C’est bien pour cela que le réel et le donné ne doivent pas avoir de statut contraignant pour lui, ils sont autant de matière à déconstruire ou à contourner, et non ce qu’ils reçoivent en héritage. La condition humaine n’est pas ce cadre fragile et précieux qui se recueille et s’apprivoise, elle est ce dont les limites sont toujours étriquées et qu’il convient de toujours repousser. Le woke s’érige en un petit dieu, ses mains dessinent les nouveaux contours de l’humain, de la politique, de la connaissance. Avec un esprit de sérieux et une passion pour la censure qui nous attristent et nous évoquent ces mots de Camus : « C’est pourquoi ils ont voulu effacer la joie au tableau du monde, et la renvoyer à plus tard. L’impatience des limites […], le désespoir d’être homme les ont jetés enfin dans une démesure inhumaine. Ils se sont divinisés et leur malheur a commencé. » Et quelques lignes plus loin dans L’homme révolté, Camus parle en contrepoint de « la seule règle qui soit originale aujourd’hui : apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d’être dieu ».
Pointer du doigt les illusions qui emportent le woke ne suffit pas. Certes, on s’oblige à le faire pour que son monde ne devienne pas notre monde. Mais outre le devoir humain élémentaire de comprendre les manquements et les failles qui font le lit du wokisme, il nous faut être capable de lui proposer une alternative existentielle. C’est là un des plus beaux cadeaux que le christianisme peut offrir à nos amis éveillés : décharger leurs épaules de la lourde charge de devoir être dieu sans en avoir les facilités, et dans la foulée les ramener à la simple et noble tâche d’habiter notre humanité au lieu de s’atteler à la réinventer. C’est tout le paradoxe : en mettant l’homme face à Dieu, il le réinstalle dans sa nature humaine. Il le sort de sa solitude existentielle, de l’absurdité nihiliste, il lui offre un monde signifiant, une origine amoureuse, divine et connue, une fin heureuse, intelligible et digne d’efforts. La reconnaissance de notre hétéronomie (recevoir notre loi d’un autre que nous), de notre condition de créature, est en fait une libération. L’agir de l’homme peut alors à nouveau s’engager dans une mission qui est à sa taille, à sa portée, à sa mesure : non pas se recréer de toutes pièces, mais se recevoir et déployer son être à l’intérieur de ses limites. Non pas se déclarer arbitrairement tel ou tel, mais travailler patiemment sur soi. Feuerbach, Marx et Freud avaient en cela tort : loin de nous égarer dans un monde parallèle fantasmatique, croire en l’au-delà peut remettre les pieds sur terre et faire endosser pleinement la condition terrestre. Et les wokes sont précisément ceux qui inventent des arrière-mondes, qui se paient de mots et vivent de leurs illusions.

La responsabilité envers autrui

C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont bien du mal à embarquer le commun des mortels à leur suite : le bon sens résiste au monde imaginaire des wokes. Ils ont omis d’écouter la mise en garde de Malraux : « On ne pense pas sans danger contre la masse des hommes », et pour l’avoir négligé, ils nous font penser au parti des intellectuels que fustigeait Péguy : « Si le parti intellectuel […] avait été capable de pétrir un aussi gros morceau de la réalité, alors précisément […] ils n’auraient point […] cette stérilité, cette incapacité, cette débilité ; cette sécheresse, cet artificiel, ce superficiel. » Ce dernier triptyque nous rappelle cruellement les défauts des wokes, eux qui nous proposent comme seul horizon le déni ou la haine de nous-mêmes, le ressassement des fautes du passé, l’impossibilité du pardon, l’enfermement dans les identités diverses.
Le woke refuse de se laisser cantonner à l’échelle individuelle et au domaine privé. Il pourrait affronter dans l’intimité ses aspirations personnelles, ses expérimentations anthropologi­ques, ses pratiques marginales. Mais il choisit de les porter en étendard et d’en faire le tout de la politique. Dès lors, il faillit à sa responsabilité envers autrui, que Camus décrivait si bien : « Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. » Cette faillite morale est d’autant plus coupable quand elle est trop souvent le fait d’élites éduquées, qui décidément se plaisent à ignorer le devoir inhérent à leur position, à priver les autres de tous repères au lieu de leur proposer une nourriture intellectuelle qui leur serait une force. Elles pourraient a minima ne pas embarquer la population dans leurs tourments.

Elisabeth Geffroy

© LA NEF n° 357 Avril 2023