Bérénice Levet © Hannah Assouline-L'Observatoire

Pour contrer le wokisme : renouer avec l’esprit français


Bérénice Levet a publié l’an dernier un remarquable essai, Le courage de la dissidence, qui est une ode à notre génie culturel et une digue construite face au wokisme. Entretien.

La Nef – En quoi le monde culturel est-il aujourd’hui un cheval de Troie du wokisme en France ? En quoi cela est-il contraire à sa vocation la plus spécifique ?

Bérénice Levet – Les institutions culturelles se sont, quasiment sans exception, converties à la grille de lecture wokiste : musées, opéras, théâtres relisent l’ensemble de notre histoire, de nos œuvres, de nos réalisations au prisme des identités particulières, et fatalement, selon eux, victimaires, puisque l’équitation « minorité » / « victime » serait, en Occident et singulièrement en France,  parfaite, sans reste. En effet, dans le bréviaire wokiste, « minorité » ne s’entend pas en un sens quantitatif mais qualitatif. Lisons la définition qu’en propose Pap Ndiaye dans sa Condition noire :  « Une minorité, établit notre désormais ministre de l’Éducation nationale, est un groupe de personnes qui font l’objet de traitements discriminatoires, en raison de leur sexe, ou de leur origine réelle ou supposée, ou de leur phénotype (couleur de peau ou autre trait physique)». Si bien que les femmes elles-mêmes peuvent prétendre au titre de « minorité ». L’exposition « Le modèle noir. De Géricault à Matisse » (avec Pap Ndiaye en commissaire scientifique de l’événement et Pascal Blanchard et Lilian Thuram en exégètes du parcours proposé en clôture du catalogue) qui se tint au Musée d’Orsay en 2019 occupe une place inaugurale. 
Depuis lors, les exemples de cette conversion abondent et la liste s’allonge chaque jour davantage. Dans mon livre, je me suis attachée à décrire plusieurs de ces manifestations mais c’est un véritable tonneau des Danaïdes, à chaque jour, je n’exagère rien, son lot nouveau. La situation est fort préoccupante, la contamination se fait à une vitesse fulgurante et atteint des institutions qui auraient dû demeurer des citadelles imprenables, même le musée de l’Armée ne conçoit plus de monter une exposition sans solliciter les « descendants des victimes » de la colonisation ! Et toujours avec ce prurit justicier à la Annie Ernaux, assoiffé de vengeance (« venger ma race, venger mon sexe »): nos responsables institutionnels se drapent en effet dans les habits de la vertu. Les atteintes et offenses – véritables celles-ci – faites aux œuvres le sont toujours au nom du Bien. 
Je ne donnerai que deux exemples. Le premier particulièrement désolant : le  Musée de Cluny, alors qu’il rouvrait ses portes après des années de fermeture, consacrait un cycle de conférences aux « genres fluides » dans l’Europe de la fin du Moyen Âge, l’une portant sur « Jeanne d’Arc et les saintes trans ». Ou, dans l’actualité très récente,  le 11 avril se tenait au Trianon de Paris dans le XVIIIe arrondissement, un spectacle intitulé « No(s) dames. Hommage degenré aux héroïnes d’opéra »  à l’initiative du contre-ténor Théophile Alexandre et du quatuor Zaïde, composé exclusivement de femmes. Son objet ? Lisons le communiqué de presse : « Poignardées, malades, suicidées, brûlées vives, défenestrées, noyées, pendues… En quatre siècles d’opéras masculins, le sort infligé aux héroïnes est aussi tragique que leurs airs sont sublimes. En 2023, et si Drame ne rimait enfin plus avec Dame ? Et si l’on inversait les rôles ?Carmen, Manon, Violetta, Norma, la Reine de la Nuit… Pour la 1ère fois, le contre-ténor Théophile ALEXANDRE et le Quatuor à cordes féminin ZAÏDE osent redistribuer les agonies de dames à un homme et la direction musicale aux femmes, pour réinventer ces sublimes airs de divas au-delà de leurs clichés de genre ». Les premières représentations furent données en 2022 au Volcan au Havre, le directeur Emmanuel Greze-Masurel, après avoir dit son enthousiasme, y voyait une juste revanche, car qu’est-ce que l’opéra, sinon « un des fleurons du patrimoine patriarcal » ?  Et la presse, y compris Diapason, d’applaudir.
On se souvient sans doute du rapport sur la diversité à l’Opéra de Paris confié à Pap Ndiaye et à Constance Rivière, lesquels écrivant sans tremblement que « L’opéra européen était le point de vue sublime des dominants sur le monde : celui d’homme européens blancs, au pouvoir ou proches de lui ».
Rappelons, chose remarquable et peu remarquée, que, au cours du premier mandat d’Emmanuel Macron, chacune des nominations à la tête des institutions culturelles l’a été sur le critère de l’appartenance des candidats à la « diversité » et à des « minorités » ou bien de leur engagement à servir ces causes. Je renvoie à un article du Monde daté du 16 septembre 2021 qui, comme de juste, s’en félicitait.  Citons les propos particulièrement éloquents d’un des heureux élus du Président, Rachid Ouramdane nommé à la tête du Théâtre national de la danse : «  Il y a eu à Chaillot, le théâtre populaire de Jean Vilar, puis “élitaire pour tous” d’Antoine Vitez, je veux défendre le théâtre des diversités ».  
Le Président Macron n’est pas une exception,  la Mairie de Paris et Anne Hidalgo travaillent dans le même sens, tout comme celle les maires EELV à la tête des huit villes dont ils sont devenus les princes depuis les dernières élections municipales, ainsi que je l’exposais dans Ecologie ou l’ivresse de la table rase.  
Tout professeurs, universitaires, docteurs, commissaires scientifiques d’exposition qu’ils se prétendent, ils ne mènent pas l’enquête, ils dressent les minutes d’un procès ou soumettent le cœur léger et fier d’eux-mêmes allègrement les œuvres à leurs obsession. 
Même au temps du marxisme, de la glaciation intellectuelle marxiste, nous n’avions pas connu cela. Une telle trahison des clercs, des professeurs, des responsables culturels est sans précédent. Trahison à l’endroit des morts et des vivants.
Comment admettre que l’université, l’école, les musées, l’Opéra se fassent les complices d’un tel abêtissement ? Leur raison d’être n’est-elle pas de travailler contre  notre propension première qui est assurément d’aller vers le réel compliqué avec des idées simples. « Le miracle de l’être, disait Arendt, n’intéresse pas l’idéologie ». Le wokisme le vérifie. 
La culture émancipe, entend-on répéter… mais quand les institutions culturelles se font chambre d’écho de la société, renchérissent sur les dogmes et préjugés de la Caverne, ne travaillent-elles pas plutôt à nous incarcérer dans la prison du présent et ses mornes certitudes ? Plus d’échappatoire plus de clef des champs, la chose est fort préoccupante. Nous ne sommes plus que des hommes sociétaux… Qu’adviendra-t-il de la passion d’interroger, d’inquiéter les évidences ? Quel avenir pour  la disposition à l’étonnement (commencement de la philosophie, de la pensée), à l’émerveillement, à la gratitude que devraient nous inspirer les trésors amassés au fil des siècles. On devrait sauter de joie, comme l’écrit Philip Roth que je cite dans mon épilogue, en sortant d’un livre, d’un musée, d’une représentation théâtrale… mais manifestement professeurs, metteurs en scène, écrivains et éditeurs n’entendent pas ainsi leur mission : plutôt que demander aux grandes oeuvres du passé de nous agrandir, élargir, au lieu d’y chercher et puiser ce qu’elles ont d’inédit à nous révéler, à nous dévoiler, ils ne veulent y entendre que leur propre voix, et griserie égalitaire de l’homme démocratique, les rétrécissent à leur piètre dimension. Ils se délectent enfin de transformer les élèves et étudiants, les visiteurs d’exposition, les amateurs d’opéra et de théâtre en tribunaux des flagrants délits, délits de « sexisme », d’« homophobie » de racisme, de colonialisme et grâce à Francis Huster qui a découvert, « après avoir beaucoup réfléchi », nous dit l’acteur, qui en douterait, que Jean-Baptiste Poquelin était l’acronyme de Je me Bats pour le Peuple ! 
Ainsi la culture qui agrandissait l’homme, désormais le rétrécit, le rabougrit, le racornit.      

D’où vient ce désamour envers nous-mêmes, cette perte de sens de ce qu’on est, qui font le lit du wokisme ?

Cette désaffection vient de loin, si je puis dire. Pour résumer les choses à grands traits, mais je les expose de manière détaillée dans mon livre, dès les lendemains de la seconde guerre, nous avons commencé à douter de nous-mêmes, sur le plan économique d’abord, sur le plan moral ensuite – et la chose est gravissime –  à la faveur de la décolonisation et de l’instauration des grands procès de la collaboration. 
A partir des années 1970, l’esprit de repentance corrode lentement, retreint à des cercles intellectuels, mais sûrement notre civilisation. Nous ne nous sommes plus jugés dignes d’être aimés, d’être continués dans notre singularité. J’évoque à cet égard dans mon livre un film de 1972 par trop méconnu et qui pourtant est fort révélateur de cette atmosphère, en plus d’être très beau et magnifiquement interprété par Annie Girardot et Jean Rochefort, Les Feux de la chandeleur – et notamment une réplique de Bernard Fresson, incarnant un instituteur. Nous avons perdu notre âme – ce principe qui pousse un être comme une nation, à persévérer dans sa nature propre, unique. Nous l’observons dans le débat autour des retraites : nos élites conspuent des Français qui restent attachés à une exception française et elles n’ont rien de plus pressé que de nous aligner sur le modèle en vigueur dans les autres pays. Et d’ailleurs, notre appartenance à l’Union Européenne n’aura guère travaillé qu’en ce sens : effacer, annuler toute singularité nationale. La globalisation économique n’est pas seule en cause ici.  
Date décisive dans la conversion de la France aux thématiques et revendications diversitaires et minoritaires, les années Mitterrand (Jack Lang à la Gay Pride, 1984, la création de SOS Racisme, Bicentenaire de la Révolution française conçu comme hymne au métissage), c’en est fini de la singularité française, de son indifférence aux différences. Et je l’ai dit, l’Union Européenne car elle est le vecteur direct du wokisme nord-américain, exigeant, sous peine d’amendes, des pays membres qu’ils traduisent dans leur droit les directives en faveur des « minorités ».    
A cela, il convient d’ajouter, à partir de la décennie 1970, l’abandon d’une pédagogie de la transmission au profit d’une pédagogie de l’enfant originellement créateur et d’une créativité dont on promet qu’elle sera d’autant plus grande que l’enfant sera délesté du fardeau du passé.  Or, la vérité est cruelle et éclatante : un être délié, désaffilié n’est pas plus libre, il est livré pieds et poings liés au présent, ânonnant le catéchisme diversitaire et victimaire, privé de tout levier pour inquiéter les évidences qu’on lui serine à longtemps de temps (depuis les médias jusqu’à l’école, quand les parents ne renchérissent pas !). Je ne m’explique pas l’autosatisfaction que semblent éprouver les adultes, à commencer par les professeurs, à fabriquer en série des machines parlantes, autant de boutons sur lesquels on appuie et qui sans délais vous débitent des discours tout faits…. Pour ma part, j’aurais le sentiment d’avoir manqué à ma mission. Et l’on s’inquiète des « chatbots »… Et si l’on s’inquiétait d’abord d’avoir transformé des êtres doués de logos en machines… Mais c’est un autre sujet.  
De cette abandon de la transmission, nous payons le prix : les moins de cinquante ans – ce qui commence à faire du monde – ne connaissent rien de leur histoire, de leur passé, de ses trésors ; pour le peu qu’ils en connaissent, ils les tiennent pour écrits tout entiers à l’encre noire, par conséquent ils n’en comprennent pas la fécondité et n’aiment pas cet héritage. D’où leur viendrait l’aspiration à continuer la chronique française dans ce qu’elle a d’irréductible à tout autre… Montaigne a tout dit : « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion ». Et la première persuasion revient aux tenants du wokisme. 
Or de quoi persuade-t-on ainsi les nouvelles et moins nouvelles générations ? Que l’invasion de l’espace public, politique, culturel par les identités particulières est un combat non seulement légitime mais souhaitable. Que l’assourdissante exigence de « visibilité » est une exigence que la société, les institutions doivent entendre et servir. Avec quel levier nos contemporains contesteraient-ils  sérieusement ces axiomes puisqu’ils ignorent qu’un autre monde, celui qui longtemps fut le nôtre, est non seulement possible mais autrement savoureux (contrairement à ce qu’on leur laisse accroire) et autrement digne de l’humaine nature que le monde rêvé par les wokistes. Et c’est cela que je tente de faire valoir dans ce livre. 
Soyons sérieux : croit-on réellement que l’homme n’ait pas de destination, de vocation – au sens fort du terme, que de tout évidence n’entendent plus résonner nos politiques et journalistes, d’être appelé à –  plus nobles, plus hautes que celle d’être « reconnu » et « visible » en tant que femme, « trans », noir etc.  Les Grecs aussi aspiraient à la « visibilité », aspiraient à devenir des « andres epiphaneis », des hommes pleinement visibles, mais c’était par la grâce et la vertu, l’excellence, la lumière de leurs actes et de leurs paroles. Peut-on se former une idée plus dégradée et dégradante de l’être humain que de lui prêter pour horizon exclusif son petit moi ?

Vous nous invitez à réinvestir le terrain de l’identité, et même plus, de la narrativité : pourquoi ?

En effet, car il est au moins une vérité au cœur du wokisme, que nous serions avisés d’entendre si nous ne voulons pas voir cette idéologie triompher : le besoin humain d’identité, d’appartenance. Le wokisme mord sur l’impasse anthropologique qu’est l’individu-monade autosuffisant, ce mythe moderne. Que proposez-vous à vos « citoyens », nous objecte implicitement le wokisme : des « valeurs » ? La laïcité ? L’Universel ? Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Sans histoires, sans épopées, sans grands hommes ? Non !
Il m’a semblé urgent de répliquer aux tenants de la « tenaille identitaire », car ils nous vouent à l’échec dans le combat que nous menons contre le wokisme. En renvoyant dos à dos les activistes des « minorités » et les défenseurs, dont je suis, de l’identité nationale, ils commettent une double faute : d’abord ils attestent une profonde méconnaissance de la nature humaine, celle à laquelle je viens de faire allusion, car l’homme, ne leur en déplaise, a besoin (et c’est le génie du catholicisme que de l’avoir compris en accordant une place de choix à l’art) d’imaginaire, de récit, bref d’incarnation. On ne cimente pas un peuple avec des  « valeurs » ou avec les droits de l’homme (honneur à la monarchie de juillet et à Louis-Philippe d’avoir su le comprendre et le prendre en charge).
Méconnaissance ensuite qui pourrait s’avérer fatale pour l’avenir de notre civilisation si nous ne réinvestissons pas ce terrain. Car c’est bien le congé donné à l’identité nationale et au récit national (qui n’est pas fatalement roman mais art de mettre en forme et en sens, art du récit haut en couleur…) qui a jeté les individus dans les bras de ces identités en furie. « Ils se sont faits dévots de peur de n’être rien », disait Voltaire, mot définitif, lumière la plus vive qu’on puisse jeter sur ce qui nous arrive selon moi. Dévots, mais aussi femmes, lesbiennes, homosexuels, « transgenres », Noirs, etc., car n’être rien, telle fut la promesse, funestement tenue, du progressisme. Et pour ajouter du piquant à l’intrigue, « victimes » car – et sur ce point, permettez-moi de convoquer Musset en le paraphrasant –, « il est doux de se croire victime quand on n’est que vide et ennuyé ».
Le wokisme est fort de nos faiblesses, d’où l’importance de nous réarmer, de retrouver notre âme, de donner à connaître et à aimer l’esprit français, la personnalité française, terme que je préfère à celui d’identité nationale car personnalité dit tout à la fois, la singularité, mais aussi le caractère, comme on dit d’une personne qu’elle a de la personnalité et donc de la détermination.

La France, dites-vous, a tout particulièrement cultivé la « liberté du pas de côté » et l’art du jeu qu’on peut instaurer avec soi-même : que voulez-vous dire par là ? Et en quoi est-ce un antidote au wokisme ?

Liberté du pas de côté en effet, j’y insiste, qui n’est pas la liberté d’arrachement, à laquelle on assimile hâtivement la République française, les uns d’ailleurs pour l’en glorifier, les autres, pour l’en condamner. Je ne nie en aucune façon que cette conception abstraite de la République ait ses partisans, ceux que l’on nomme les « universalistes », dont je ne suis nullement, qui jouent précisément la République contre la France. Pour ceux-là, être citoyen français ne signifierait jamais et n’exigerait rien d’autre, que d’adhérer à des « valeurs » – d’ailleurs pas même y adhérer : il suffirait de les respecter.
Or, la République n’aurait jamais pu s’implanter en France, montre, de manière très convaincante Mona Ozouf, si elle s’en était tenue à cette conception. Et c’est là que l’image du pas de côté s’est imposée à moi : il ne s’agit pas de jeter les individus dans un grand vide identitaire mais de faire le pari qu’ils peuvent faire un pas de côté par rapport à leur appartenance première et ainsi prendre part à une réalité plus vaste que la leur, à cette épopée qu’est l’histoire de la France. J’aime à dire de la France qu’elle est cette belle audacieuse qui, faisant le pari de la présence en chacun d’une enclave de liberté, l’aiguillonne.
Le statut de sociétaire et de citoyen est une formidable invitation au décentrement, une exaltante exhortation à vivre d’autres vies – et quelles vies – que la sienne. Elle est de surcroît un encrier dans lequel tremper notre plume : car cette histoire dont nous héritons, il convient de lui assurer un avenir, de la continuer dans ce qu’elle a su accomplir de grand, de noble, mais non moins de savoureux.
Cette idée que l’élève, le lecteur doit se retrouver dans ce qu’il apprend, dans ce qu’il lit est un contre-sens et, il faut le marteler, une fausse générosité car elle ne fait aucun pari sur l’homme, sur sa liberté, sur la possibilité proprement humaine de se quitter, de se libérer de soi afin d’être libre pour des réalités autres et d’abord plus élevées. 
Quelle piteuse idée doivent se former des personnes noires de peau les éditions Autrement pour décider de bannir le mot « nègre » de leur traduction de Joseph Conrad !  Noir, le lecteur serait à ce point incarcéré dans son être, un être réduit qui plus est, à son plus petit dénominateur, la couleur de sa peau (comme d’autres le sont de leur sexe (les femmes), de leur sexualité, de leur confession, etc.) qu’il ne pourrait lire cet immense roman sans être mortifié par l’usage du mot « nègre » ! 
Notons par parenthèse, que ces pourfendeurs du mot d’ordre, tronqué, de la modernité « se rendre maître et possesseur de la nature » lorsqu’il s’agit d’écologie, se rendent sans vergogne maître et possesseur des œuvres de culture.  
Personne ne retrouve son petit moi dans Philippe Auguste  ou Jeanne d’Arc mais nous y trouvons incontestablement et fièrement la France. Être français, pouvoir y prétendre (quelles que soient nos origines en somme, car il ne suffit pas de se donner la peine de naître, ni d’avoir du sang français qui coule dans les veines pour en être digne) suppose d’apprendre cette histoire, de s’identifier à elle, non pas de manière abstraite mais dans l’apprentissage et l’appropriation de ces grandes figures qui ont fait la France. Et tout juif, tout protestant, comme tout musulman que l’on soit, être français c’est se comprendre comme les héritiers et les obligés des bâtisseurs de cathédrales, car la France est chrétienne.
Il est deux écueils pour la liberté, la liberté d’arrachement et ce qu’on pourrait appeler le holisme, où de l’individu, de la première personne, il ne reste rien, simple produit de la terre qui l’a vu naître, en qui « tout crie l’instinct » (Barrès). 
L’individu est une noble conquête qu’il nous faut préserver mais à la condition de se le figurer sous les traits du héros cornélien, dont la prérogative est la responsabilité, au sens fort et littéral, un « je » qui s’y risque en personne, et entend répondre de ses actes et de ses paroles, qui se regarde enfin comme l’obligé d’une réalité qui n’est pas lui. Précieuse dialectique entre enracinement, inscription dans une histoire, un lieu et liberté. 

Pourriez-vous nous expliquer en quoi l’humour et le rire sont de grands ressorts français et de bons garde-fous contre le wokisme ?

L’humour suppose en chacun de nous cette liberté du pas de côté et l’aiguillonne. Le rire possède pour vertu d’inquiéter les évidences du présent, de briser les idoles du moment. C’est pourquoi les professionnels du rire à la manière France-Inter qui ratifient le catéchisme woke ne sauraient prétendre à ce titre. C’est pourquoi aussi autant Charlie-Hebdo fait œuvre salvatrice quand il moque par exemple la coupe du monde de football féminin, objet d’une grand-messe médiatique (je garde le souvenir d’une Une qui fit scandale), autant il fait totalement fausse route lorsqu’il s’attaque au christianisme ou fait mine de s’inquiéter de l’extrême droite.

Vous réservez de nombreuses pages à un Voltaire qui sort des sentiers battus des lieux communs habituellement servis à son propos : en quoi est-il urgent de le relire aujourd’hui ?

J’ai lu Voltaire, comme je m’efforce de lire tout grand auteur, en tendant l’oreille non pas à ce qu’on lui faisait dire, mais à ce qu’il nous disait véritablement.
Sans doute Voltaire, à partir des années 1760, s’est-il « enfermé dans le cercle étroit des idées religieuses », selon le mot de Tocqueville, assurément n’est-il pas sans responsabilité dans l’avènement de cette « race d’hommes », dont parlait Paul Hazard, « qui n’a plus eu pour nourriture spirituelle que l’anticléricalisme », race fort répandue en France. Mais on ne peut s’en tenir à ce Voltaire-là. Il est aussi celui qui nous apporte une philosophie de la finitude : Voltaire ne soutient pas que l’homme soit à l’origine de ses normes, de ses lois, qu’aucune idée du Bien, du Juste ne lui soit donnée, mais il n’a pas d’accès direct à l’Absolu. Il y a bien une sagesse voltairienne, une exhortation à se réconcilier avec l’humaine nature et condition. Rien ne menace plus l’humanité que ceux qui se donnent pour mission de changer le monde, de changer l’homme, de tout « réinventer ». L’homme est ce qu’il est.
En outre, Voltaire se fait le chantre de la raison, assurément, mais pas de n’importe quelle raison ! une raison qui demeure attachée au monde réel, à l’expérience sensible comme le cercle a son centre ! Voltaire est le premier averti des dangers d’une raison abandonnée à elle-même, il n’ignore rien de la propension de l’esprit humain et donc de la raison à s’émanciper du réel, à se livrer à sa seule logique, comme le font les idéologies, et singulièrement toutes celles qui avancent sous le pavillon « wokiste » : « Un athée qui serait raisonneur violent et puissant serait un fléau aussi funeste qu’une superstition sanguinaire », écrit-il dans son Traité de la Tolérance. Candide, ce n’est pas seulement le nom de son héros le plus célèbre, c’est aussi une disposition : Candide est l’homme qui ouvre les yeux et voit ce qu’il voit, et il a la faiblesse d’en croire ses yeux. Pangloss peut raisonner, ratiociner, Leibniz soutenir que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, Candide s’obstine. Dans le monde de Voltaire, contrairement à celui des hommes dits de progrès, il n’est pas de mal passager pour un bien éternel, comme le dira Hugo pour justifier la Terreur, pas d’omelette de quelque nature qu’elle soit qui justifierait qu’on cassât des œufs. La barbarie n’est jamais provisoire pour Voltaire. Ce n’est pas seulement le sommeil de la raison qui engendre des monstres, c’est non moins le sommeil des sens et du bon sens.
Il y aurait bien d’autres points à mentionner, à commencer par la valeur exemplaire pour nous de son écriture, de sa langue. Je me permets de renvoyer à mon livre.

Propos recueillis par Elisabeth Geffroy

Docteur en philosophie, essayiste, Bérénice Levet est l’auteur notamment de La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges, du Crépuscule des idoles progressistes, et de Libérons-nous du féminisme ! Elle a récemment publié Le Courage de la dissidence. L’esprit français contre le wokisme aux éditions de L’Observatoire (2022, 160 pages, 18 €, cf. notre recension dans La Nef n°354 Janvier 2023, p. 34).

© LA NEF n° 357 Avril 2023 – version intégrale en exclusivité internet, mise en ligne le 14 avril 2023