Pascal Bruckner ©Wikimedia

L’homme blanc, le criminel par excellence

L’Occident blanc a tous les titres pour faire un coupable idéal. Outre-Atlantique, il a fondé une nation nouvelle sur l’extermination des Indiens, l’esclavage des Africains et la ségrégation des Noirs. Quant à l’Europe, elle doit porter le poids de quatre siècles de colonialisme, d’impérialisme et d’esclavage même si ce sont des nations européennes qui ont plaidé les premières pour son abolition. Ce qui fait du monde occidental le bouc émissaire par excellence, c’est d’abord qu’il reconnaît ses crimes. Il a inventé la conscience malheureuse, il pratique quotidiennement le repentir, avec une plasticité quasi mécanique, au contraire d’autres empires qui peinent à reconnaître leurs forfaits, l’empire russe, l’empire ottoman, les dynasties chinoises, les héritiers des différents royaumes arabes qui ont occupé l’Espagne près de sept siècles. Nous seuls Occidentaux battons notre coulpe quand tant de cultures se présentent en victimes ou en candides.

L’homme blanc coupable

Contrairement aux espérances de 1989, ce n’est pas la raison et encore moins la modération qui l’ont emporté après la chute du Mur de Berlin. Une autre idéologie a remplacé les promesses de salut portées par le socialisme réel pour recommencer la bataille sur de nouvelles bases : la race, le genre, l’identité. Pour trois discours, néo-féministe, anti-raciste, décolonial, le coupable désormais est l’homme blanc, réduit à sa couleur de peau. Rien a priori ne rapproche ces trois rhétoriques sinon la figure du Maudit, le mâle blanc hétérosexuel qui fédère des aversions identiques. Mais les femmes blanches ne perdent rien pour attendre : on verra qu’un certain suprémacisme « indigène » les désigne elles aussi à la vindicte générale. Naissance d’un néo-racisme antiraciste obsédé par la pigmentation comme à l’époque coloniale.
Il sera difficile, toutefois, de persuader 500 millions d’Européens, surtout à l’Est, de leur nocivité foncière en raison de leur carnation. Même si elle se colorise de plus en plus, surtout à l’Ouest, la population européenne reste en majorité de peau claire avec des nuances importantes entre les Suédois, les Andalous, les Bulgares, les Gitans, les Inuits, les Samis, selon tout un dégradé chromatique : la culpabilisation de ces peuples va être un labeur gigantesque mais non impossible. Elle a déjà en partie réussi en Europe occidentale où l’on tente d’inculquer aux individus le déshonneur d’être ce qu’ils sont. Une vaste entreprise de rééducation est en marche, à l’université, dans les médias, qui demande à ceux qu’on appelle « les Blancs » de se renier. Il y a trente ans, il restait assez de raison à droite et à gauche pour rire de ces insanités. La dernière fois que l’on avait subi la propagande de la race, c’était avec le fascisme dans les années 30 : la disqualification a priori d’une partie de la population. On était vaccinés, merci. Cela nous revient d’Outre-Atlantique déguisé en son contraire, l’anti-racisme avec de nouveaux protagonistes, et trouve un écho jusqu’au Parlement européen. Les professeurs de honte, néo-féministes, décoloniaux, indigénistes voudraient absolument nous prouver que notre mode de vie est fondé sur une exploitation effroyable des peuples et que nous devons nous repentir. Soudain toute une partie du monde occidental se découvre abominable, sous le regard de certaines minorités : comme Monsieur Jourdain était un prosateur malgré lui, nous sommes des criminels sans le savoir, par le simple fait d’être venus sur cette terre. Pour nous, exister, c’est d’abord expier.
Se met en place une nouvelle humanité qui installe une autre hiérarchie : tout en bas les parias, la lie de la terre, le mâle blanc hétérosexuel occidental. Au sommet la femme noire ou arabe ou indienne, lesbienne ou queer, nouvelle reine de l’univers. Entre elle au pinacle et lui dans la poussière, toute la gamme des nuances, du blanc au beige, du beige au brun, du brun au foncé. Selon ces nouveaux préjugés, mieux vaudrait être foncé que pâle, homosexuel ou transgenre qu’hétérosexuel, femme plutôt qu’homme, musulman que juif ou chrétien. Il y aurait, comme le montrent les publicités et les plateformes, l’ancien peuple, monochrome, servile, bêtement hétérosexuel. Et le nouveau, multicolore, composé de minorités dynamiques, talentueuses aux mille érotismes contrastés. Comment ne pas basculer instantanément de l’un à l’autre si l’on est jeune ? Si la réconciliation est impossible, si Noirs et Blancs, hommes et femmes ne peuvent plus vivre ensemble, que reste-t-il ? La séparation définitive ou le régime de la dénonciation permanente sous la houlette d’une armée de juristes, chargés d’arbitrer les différends.

La haine de soi

Dès 1983 j’alertais sur l’irruption possible d’un racisme anti-blanc (1). Il a pu y avoir au cours de la décolonisation, notamment en Afrique, un contre-racisme des peuples en voie de libération, notamment dans le Congo de Patrice Lumumba durant l’été 1960. Ce qui est absolument nouveau, c’est que ce sont des « Blancs » en Europe et aux États-Unis, en général appartenant aux classes aisées, qui se maudissent, dénoncent « l’insupportable blanchité de notre culture » (2). La haine du Blanc est d’abord une haine de soi de la part du Blanc fortuné. Son autoflagellation spectaculaire a quelque chose d’un show : c’est à qui se fustigera le plus fort, le plus longtemps. On retiendra le tweet de l’actrice Rosana Arquette écrivant le 8 août 2019 qu’elle était désolée « d’être blanche et privilégiée ». On espère que cet acte de contrition lui aura au moins valu quelques rôles à Hollywood. Reste que cette doctrine régressive, déguisée en discours de gauche, ressuscite les pires clichés de l’Europe des années 30. Quand l’émancipation ne se distingue plus de la persécution, c’est qu’il y a quelque chose de pourri dans le parti dit « progressiste ».

Pascal Bruckner

(1) Le Sanglot de l’homme blanc, Seuil, 1983, p. 276.
(2) National Public Radio, Minneapolis, 21 Juin 2020.

© LA NEF n° 357 Avril 2023