Amoris Laetitia : un chapitre 8 non abouti

Le chapitre 8 n’est pas le plus important mais il est sans doute le plus difficile à lire et à comprendre. Il a donné lieu à une vaste désinformation avant même la fin de l’embargo imposé aux journalistes (cf. France Info à 10h13 le 8 avril). Un certain nombre de pseudo-« vaticanistes » s’en sont donnés à cœur joie : ils ont sollicité le texte pour lui faire dire ce qu’ils souhaitaient. Ce fut une triste illustration de la parabole de l’ivraie : l’ennemi semait la zizanie. Essayons d’y voir plus clair au milieu de cette cacophonie. Cependant, deux remarques préalables : nous avons lu le chapitre 8 (au moins). Car nous ne pouvons parler d’un texte sérieusement que si nous l’avons lu. Nous recevons ce document du Magistère selon les recommandations de l’instruction Donum veritatis sur « la vocation ecclésiale du théologien » (n. 13 à 31 notamment).

CE QUI EST CLAIR
– Le pape n’entend pas trancher tous les débats doctrinaux, moraux et pastoraux par une intervention magistérielle (n. 3).
– À l’image de Jésus, le pape François veut le salut éternel de toute personne humaine. Il traque tout « rai de lumière » ouvrant l’accès au pardon de Dieu (cf. son livre Le Nom de Dieu est miséricorde). Il veut le salut des 100 brebis du troupeau (n. 309). En sachant qu’aujourd’hui il y a en a 99 dehors (cf. 17 juin 2013). C’est pourquoi il veut « intégrer » autant que faire se peut toute brebis dans la bergerie (n. 296, 297, 299), en évitant les occasions de scandale (n. 299). Notre modèle est le Bon Pasteur : il faut s’efforcer d’imiter sa manière de procéder, notamment avec la Samaritaine (n. 38, 64, 289, 294). Jésus ne souffle pas sur la mèche qui fume encore un peu (n. 306). D’où un accompagnement pastoral et personnel avec « le baume de la miséricorde » (n. 309, 310) : pas de gradualité de la loi (pas de double morale dans l’Église (n. 4, 295, 300) : une loi « idéale » pour les catholiques en situation « régulière » et une autre loi pour les baptisés en situation « irrégulière », mais parfois une loi de gradualité (toujours inviter la brebis à avancer dans la bonne direction [n. 291, 293, 294, 295, 299, 303, 308]). Cette attitude pastorale est sans doute très nécessaire aujourd’hui compte-tenu du contexte actuel de déchristianisation.
– Le chapitre 8 propose « un cadre et un climat qui nous empêchent de développer une morale bureaucratique froide en parlant des thèmes les plus délicats, et nous situe plutôt dans le contexte d’un discernement pastoral empreint d’amour miséricordieux, qui tend toujours à comprendre, à pardonner, à accompagner, à attendre, et surtout à intégrer » (n. 312).
– Les confesseurs n’ont pas attendu cette exhortation pour pratiquer à chaque confession un accompagnement pastoral et personnel des pénitents au for interne. Mais le pape veut leur livrer une orientation pastorale (n. 4) : se pencher avec miséricorde sur les brebis fragiles, blessées, égarées (n. 291) pour les encourager avec patience, délicatesse et tendresse (n. 293, 294, 308, 310).
– Ce n’est pas parce que quelqu’un n’est pas excommunié qu’il peut nécessairement communier (n. 299). Par exemple : une personne ayant commis un adultère n’est pas excommuniée (peine canonique) mais elle ne peut pas communier sacramentellement si elle ne s’est pas confessée parce qu’elle est en état de péché mortel (à condition qu’elle ait effectivement rempli les trois conditions qui constituent ce genre de péché, cf. CEC 1857).
– À titre d’illustration, je vous propose le cas de l’avortement. Une femme a avorté (niveau objectif / au for externe). Mais quelle est sa culpabilité (niveau subjectif / au for interne) ? Est-elle automatiquement en état de péché mortel ? Non (n. 301, 305). En effet, il y a une différence entre une femme qui choisit ce que certains médecins osent appeler « un avortement de confort » et une jeune femme qui a été poussée par toute sa famille à avorter, à qui l’on dit qu’elle ne porte « qu’un amas de cellules », etc. Il y a l’acte lui-même mais aussi l’intention et les circonstances (atténuantes ?) des actes à prendre en compte (n. 296, 301, 302, 304, 308). Le pape applique ce « regard différencié » aux diverses situations des « divorcés remariés » (n. 298, 300). Notons toutefois (c’est la limite de ma comparaison proposée ici) qu’un avortement est un acte particulier alors que les divorcés remariés vivent dans un « état de péché ». Il est plus facile, en soi, de regretter et de vouloir ne pas recommencer un acte particulier avec la grâce de Dieu (vraie contrition) que de sortir « d’un état de péché ». Or cette contrition est nécessaire pour recevoir le pardon du Seigneur.
– « Évidemment, il faut encourager la maturation d’une conscience éclairée, formée et accompagnée par le discernement responsable et sérieux du Pasteur, et proposer une confiance toujours plus grande dans la grâce » (n. 303).
– Le pape demande une fidélité sans faille à l’Évangile et au magistère de l’Église (n. 300, 301, 307, 308, 311). Donc ce chapitre ne peut pas vouloir contredire la doctrine de l’Église : notamment Familiaris Consortio n. 84 (FC 84) et le CEC.
– La note 351 ne dit pas explicitement que tous les divorcés remariés ont le droit de communier. Il ne faut pas faire dire à un texte ce qu’il ne dit pas.

CE QUI EST MOINS CLAIR, VOIRE OBSCUR…
– « Je ne recommande pas une lecture générale hâtive […] il est probable que tous [couples, agents pastoraux] se sentent interpellés par le chapitre huit » (n. 7, et cf. n. 305). Il faut donc probablement chercher dans ce chapitre des indications qui sont à la portée de tous. Il ne faut peut-être pas chercher des subtilités mais le message essentiel et obvie.
– Constatons que certains pensent que ce chapitre ouvre la porte à la Communion de certains divorcés remariés (n. 300, 305 et note 351).
Hypothèse 1 : ces personnes ont raison. Dans certains cas (des personnes en état de péché grave objectif peuvent ne pas avoir perdu la grâce sanctifiante, ce qui est vrai, cf. n. 305), la confession et la communion seraient possibles. Le pape donnerait donc ici un avis autorisé « probable » (dans une perspective probabiliste) sans vouloir imposer son point de vue.
Mais comment faire, dans la pratique, au for interne ? Le discernement n’est pas aisé. Mgr Cauchon avait posé cette question piège à sainte Jeanne d’Arc : « Êtes-vous dans la grâce de Dieu ? » Nous connaissons l’admirable réponse de Jeanne. Les confesseurs auraient besoin d’un « graciomètre » pour vérifier l’état de grâce de chacun et permettre des exceptions… Cet appareil n’existe pas. Le saint Padre Pio avait visiblement reçu un charisme de discernement, mais tous les prêtres ne l’ont pas…
La solution aurait pu être de proposer « la communion spirituelle » (et non sacramentelle) à ces personnes situées dans un état objectif de péché mais jugés probablement en état de grâce. Cela aurait évité la possibilité du scandale public (bien que l’éventuelle communion évoquée dans l’exhortation doive se faire en privé) et les conséquences d’une erreur de jugement de la part du prêtre au for interne. Le cardinal Ouellet, par exemple, avait fait des suggestions en faveur de la « communion spirituelle » durant le synode.
Hypothèse 2 : la note 351 ne veut pas ouvrir cette porte. L’ajout concernant l’eucharistie est ambigu : il ne saurait, à lui seul, tenir d’orientation pastorale.
– « J’invite les fidèles…​» (​cf. n. 312). Le pape fait une grande confiance « aux pasteurs ou autres laïcs ». Mais ceux-ci sont-ils bien formés théologiquement ? Sont-ils fidèles à l’Église, honnêtes, réalistes (cf. n. 2) ? La confiance qui leur est accordée est-elle prudente compte-tenu de la réception actuelle du Magistère de la part de beaucoup (par exemple d’Humanae Vitae) ? Ou encore compte-tenu de la mise en pratique des directives du « vade-mecum pour les confesseurs sur certains sujets de morale liés à la vie conjugale » (1997) ?

ATTENDRE PLUS DE CLARTÉ ?
– Le pape lui-même le dit au n. 2 : « La réflexion des pasteurs et des théologiens, si elle est fidèle à l’Église, si elle est honnête, réaliste et créative, nous aidera à trouver davantage de clarté. »
– Le pape ou des dicastères romains nous apporteront sans doute des éclaircissements dans les mois ou les années à venir.
– En tout état de cause, les nombreux avis divergents que nous lisons nous obligent à nous demander : la rédaction de ce chapitre a-t-elle été une réussite ? Quid de la nécessaire unité de doctrine et de praxis dans l’Église (n. 3) ?
En tout état de cause : ne jetons pas Amoris Lætitia à la poubelle à cause de ce chapitre​ 8…​Nous ferions une grave erreur.

Abbé Laurent Spriet

© LA NEF n°281 Mai 2016