Paysans : un besoin de liberté

Emmanuelle François est agricultrice et présidente de l’association Les Journées paysannes. Elle a bien voulu nous parler en toute liberté, pour nous présenter cette association de « paysans adorateurs », pour nous parler en première personne des causes du malaise agricole, notamment le fait de ne pas arriver à vivre de son métier ou les effets de la « menace verte » (l’écologie déconnectée et aberrante qui marche sur la tête), elle nous livre le sens véritable du terme « paysan », à différencier de l' »agriculteur », elle nous explique l’urgent besoin d’autonomie et de subsidiarité pour que les paysans puissent enfin remplir pleinement leur mission au service du bien commun.

La Nef – Que sont les « Journées paysannes » ?

Emmanuelle François – Notre association est née de la rencontre entre un vigneron et un curé de paroisse rurale. Tous les deux attentifs à l’évolution du monde paysan, et de la politique agricole, ils ont réuni d’autres agriculteurs pour évoquer ces questions et y réfléchir. Les premières journées ont eu lieu en 1990. Le motif premier de ce qui n’était au début qu’un rassemblement amical était de se retrouver, de créer des liens entre paysans chrétiens de plusieurs coins de France, de prier ensemble et d’essayer de comprendre les événements qu’ils vivaient, les difficultés qu’ils ressentaient. Très vite, ces réflexions ont débouché sur la recherche du sens profond de la vie paysanne, et son importance au sein d’une civilisation.
Notre association n’est donc ni un syndicat, ni un parti politique. Elle réunit des personnes de régions différentes, de productions variées, de taille et de manière de cultiver différentes. Agriculteurs bio, conventionnels et raisonnés, en agroforesterie ou en TCS, s’y côtoient, ce qui permet une grande richesse dans les échanges.
La passion qui les unit est la terre, mais la terre regardée comme un don de Dieu. Ils ont été appelés pendant un temps les « paysans adorateurs ». C’était peut-être par moquerie, mais c’est une très belle définition de notre association. La prière qui nous unit aujourd’hui se manifeste concrètement par « la prière du lundi », ce qui signifie que, le lundi, nous prions tout spécialement les uns pour les autres, et pour tous les paysans du monde. Pour cela, nous avons une « prière des paysans », qui a été composée au moment du grand Jubilé à Rome en l’an 2000. Nous nous sentons très proches des moines et de leur devise : « ora et labora », prie et travaille.
Dieu a voulu trois alliances qui sont le socle de toute la vie humaine : l’alliance de l’homme avec Lui, l’alliance de l’homme et de la femme, l’alliance de l’homme avec la terre. L’esprit de notre association se fonde sur ces trois alliances.

Quelle est la cause du malaise agricole ?

La première des causes est de ne pas arriver à vivre de son métier. C’est une injustice profonde, dont l’origine est complexe et vient de loin. Dès 1962, la loi d’orientation agricole, loi dite Pisani, voulait arriver à l’autosuffisance alimentaire en encourageant la productivité à tout prix. Mais cela a abouti à une surproduction qu’il a fallu casser. On a créé là des déséquilibres, autant pour la manière de cultiver (surabondance de produits phyto) que pour les quantités produites, qui ne servaient déjà à rien puisqu’à l’époque où la loi est passée, l’autosuffisance était déjà presque atteinte. Bien entendu, la surproduction a provoqué l’effondrement des prix, et des structures agricoles…
Trente ans plus tard, en 1992, l’Europe met en place la Politique Agricole Commune, où les prix des denrées agricoles sont indexés sur le marché mondial, ce qui signifie le plus bas prix. La différence entre ce prix et le prix réel est payée sous forme d’indemnités versées par l’Europe aux agriculteurs. Cela crée une situation de dépendance, accentuée par la complexité grandissante des papiers à remplir pour obtenir ces « aides ». Là-dessus se greffe la « menace verte », qui est l’écologie transformée en arme lourde. Cette soi-disant écologie relève aujourd’hui d’une police intransigeante, qui condamne en justice pénale pour des délits tels que le dépassement de 20 cm de la norme exigée pour la hauteur d’un tas de fumier. On pourrait en rire si ce n’était tragique, tant cela dépasse les bornes. Le mouvement des panneaux retournés des villages témoigne de ce qu’il n’y a plus de bon sens. « On marche sur la tête ». C’était une manière humoristique de le dire, qui a été suivie d’une manière plus forte… mais pas encore assez, sans doute.
Quand on travaille avec le vivant, on a plus que tout besoin d’autonomie et de subsidiarité. L’abstraction des normes ne peut s’allier avec le soin de la vie. Le paysan connaît son terrain mieux que nul autre, et il est mieux à même que nul autre de juger ce qui lui convient ou non. De plus, ce qui convient à tel endroit ne convient pas à tel autre. L’agriculture, c’est une infinité de spécificités. Vouloir encadrer cela, c’est mettre la vie en cage… Et quand les normes deviennent aberrantes, alors il y a une contradiction interne très douloureuse qui s’installe : faut-il obéir aux normes ou au bon sens ? Peut-on abîmer la nature pour faire plaisir à Bruxelles ?

Quelles sont les spécificités du métier d’agriculteur ?

L’agriculteur est en contact permanent avec la nature, donc avec le réel. Un réel qui a une vie propre, un fonctionnement sans mode d’emploi. Il y a des choses que l’on sait, d’autres que l’on découvre encore après une vie de travail. Cela fait grandir en lui la vertu d’humilité.
Pour obtenir du fruit, il doit travailler dur. Beaucoup d’entre eux travaillent 70h par semaine pour gagner le smic ou à peine plus. Cela ne peut se faire sans cette autre grande vertu qu’est l’ardeur au travail, qui est aussi une vertu.
Il reçoit une terre, qu’il va chercher à transmettre. Il sait qu’il est un maillon dans une longue chaîne. On ne peut vivre dans ce métier sans avoir le sens de la famille.
Son rapport au temps est très différent du rapport au temps du citadin. En effet, il y a le rapport au temps qu’il fait, qui est essentiel pour les cultures. Et le rapport au temps qu’il faut pour avoir des fruits : on ne tire pas sur une plante pour qu’elle grandisse. Il faut donc une disponibilité de chaque jour et de chaque heure : aujourd’hui, je ne peux travailler car il pleut ; demain, il faudra moissonner absolument, et mon voyage en famille devra peut-être être annulé ! La nature est très exigeante…

Est-on exploitant agricole, agriculteur ou paysan ?

On exploite une mine, en extrayant des matières qui ne se reproduiront pas, ou qu’il faudra des milliers, voire des millions d’années pour refaire. On cultive une terre, qui s’enrichit en donnant du fruit. L’assolement est ce qui permet l’enrichissement de la terre.
Le paysan est l’homme du pays. Il aime sa terre, il la connaît par cœur et la comprend. Il connaît ses mottes et ses vallons, il sait où l’eau s’écoule et les chemins qu’elle parcourt. Il connaît les qualités de ses champs. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de façonner le paysage. Les paysages français sont tous façonnés par des siècles de paysannerie. Cela ne peut se faire sans une véritable collaboration avec la création.
De ce paysan, on a voulu faire – artificiellement – un « exploitant agricole ». C’est-à-dire un homme pour qui la terre n’est qu’un moyen de gagner de l’argent, comme pour n’importe quelle autre production. Quant au terme « agriculteur », il évoque le travail des champs, le fait de cultiver, mais au sens du métier. Or, être paysan est plus qu’un métier : on devient paysan en se laissant façonner par le temps, par la rudesse du travail. Quand on dit « paysan », on voit des visages, et des mains. Quand on dit « agriculteur », on voit un tracteur…

Un mot pour conclure ?

Le paysan est finalement le meilleur écologiste qui soit. Mais pour qu’il puisse l’être véritablement, il faut lui rendre son autonomie, sa liberté. On parle beaucoup de respect animal, et qui pense au respect de celui qui s’occupe des animaux ? Les paysans ont, comme tout le monde, droit à l’erreur. Mais chaque erreur qu’ils font est un pas de plus dans une meilleure connaissance de leur milieu de vie. Ils ont pour vocation d’améliorer la qualité de ce qu’ils cultivent, d’être au service de la santé, de la vie.

Au fond, la vie paysanne est révélatrice de la rudesse de la vie. Particulièrement aujourd’hui, où la révolte paysanne est signe d’un malaise de civilisation. Nous vivons dans un désert, et l’on voudrait nous faire croire qu’il n’y a pas de désert. Nous sommes dans le désert, et pour survivre, nous avons besoin d’oasis. Les Journées paysannes ont pour vocation de susciter, et d’encourager chaque ferme à être une oasis, un foyer de lumière et de charité, pour que ceux qui n’en peuvent plus puissent venir se ressourcer.

Propos recueillis par Élisabeth Geffroy

© LA NEF n° 368 Avril 2024