La cathédrale Notre-Dame de Québec

Québec : une Église en crise

En quelques années, dans le contexte de la « Révolution tranquille » et de la période conciliaire (1960-1970), les catholiques du Québec ont vu leur Église vaciller et la société se séculariser à une vitesse accélérée.

Jusqu’au début des années 1960, 88 % de la population du Québec était catholique et l’Église était impliquée dans toutes les œuvres sociales, dans le système hospitalier comme dans l’éducation. La quasi-totalité des « collèges classiques » (l’équivalent de nos lycées) et toutes les universités francophones étaient rattachées à l’Église. Les mouvements, organisations et œuvres liés à chaque paroisse couvraient tous les aspects de la vie religieuse mais aussi de la vie sociale (loisirs, services sociaux, syndicalisme, mouvements coopératifs, culture). À la fin des années 1950, un catholique sur cinq était actif dans un de ces secteurs de la vie paroissiale.
En 1960, par la victoire électorale du Parti libéral québécois et l’arrivée au pouvoir de Jean Lesage s’engage une « Révolution tranquille » qui veut mettre fin à la « Grande Noirceur », terme polémique pour désigner les gouvernements de l’Union nationale qui avaient dirigé le Québec depuis 1944 et la politique conservatrice qui avait été menée avec l’appui de l’Église.
La Révolution tranquille aboutira en quelques années à la création d’un système d’hôpitaux publics, d’un Ministère de l’Éducation et d’un Ministère des affaires sociales, à l’abaissement du droit de vote de 21 à 18 ans, à l’adoption d’un statut légal de la femme mariée, à la mise en vente de la pilule contraceptive dès 1961.
Ces évolutions, peu « tranquilles » en fait, se sont accompagnées d’une transformation du catholicisme québécois, ce qu’on a appelé la « décléricalisation » de la société québécoise. L’Église a perdu le contrôle du système d’éducation, du système hospitalier et du système des aides sociales. Les syndicats se sont déconfessionnalisés. La pratique religieuse a très fortement baissé, passant, entre 1961 et 1971, de 61 à 30 % dans le diocèse très urbanisé de Montréal, et de 90 à 37/45 % dans les petites villes du Québec et des campagnes. Les vocations religieuses et sacerdotales se sont effondrées : quelque 2000 entrées au couvent ou au séminaire en 1946, un peu plus d’une centaine en 1970. Le nombre des ordinations sacerdotales a baissé de plus de 57 % entre 1960 et 1969. Des milliers de prêtres, de religieux et de religieuses sont retournés à la vie laïque.
Certains analystes et commentateurs ont expliqué, a posteriori, cet effondrement comme une conséquence de la Révolution tranquille qui a fait perdre à l’Église son pouvoir institutionnel et qui a laïcisé la société. D’autres explications ont mis en lien la crise du catholicisme québécois avec le concile Vatican II qui se déroulait au même moment (1962-1965).
L’historien canadien anglophone, Michael Gauvreau (1), a montré que la Révolution tranquille ne fut pas anti-religieuse mais, au contraire, avait pour origine un courant intellectuel qui a dominé l’Action catholique dans les années 1940-1950. Selon ses représentants, pour entrer dans la modernité le Québec devait changer non seulement ses structures sociales mais aussi ses représentations mentales.

« EN ÉTAT DE CONCILE »
Le concile Vatican II n’est pas responsable de l’effondrement du catholicisme au Québec ; les textes du concile, pour la plupart, n’étaient pas encore promulgués lorsque le mouvement d’éloignement de l’Église est devenu massif au Québec. Mais il est vrai que les changements que réclamait la Révolution tranquille ont trouvé un appui dans l’Église canadienne en « état de concile ».
Avant le début du concile et pendant le concile – ce que j’ai appelé le « péri-concile » – les voix se multipliaient dans l’Église, au Québec comme en Europe, pour appeler à un changement dans les pratiques, les comportements et les conceptions religieuses. On ne citera que quelques exemples, qui n’étaient pas marginaux.
Alors que la IVe session du concile allait s’ouvrir, dans le Devoir, le grand quotidien catholique québécois dirigé par Claude Ryan, l’abbé Grand’Maison, sociologue et théologien, consacrait un long article à « L’Église du Québec en état de concile ». Il y affirmait notamment que le mouvement de sécularisation engagé au Québec devait inciter l’Église à un nouvel élan « missionnaire ». Non pas pour ramener à l’Église ceux qui s’en éloignaient, mais pour faire accéder les baptisés, pratiquants ou non, à une nouvelle compréhension du christianisme. Il usa d’une formule choc : « Les Pères de l’Église devaient baptiser les convertis, nous, nous devons convertir les baptisés. » À la même époque, Maintenant, la revue mensuelle des Dominicains, qui avait quelque 50 000 lecteurs, défendait deux positions fondamentales : « l’Évangile constitue un document révolutionnaire mal compris » et « le Concile du Vatican fut réuni pour avaliser la profonde révolution des consciences chrétiennes ». Cette « révolution » devait mener non seulement à une évolution de la paroisse traditionnelle qui « enferme » les fidèles, mais aussi à une rupture avec les comportements « fondamentalistes », la « religion du péché mortel » et les formes traditionnelles de la piété.

LA COMMISSION DUMONT
En 1968, les évêques du Canada français ont mis en place une Commission d’étude sur les laïcs et l’Église. Elle sera plus communément appelée la Commission Dumont, du nom de son président, Fernand Dumont, professeur de sociologie à l’université Laval. Elle comprenait onze membres dont Mgr Charbonneau, évêque de Hull, d’anciens dirigeants de mouvements d’Action catholique et diverses personnalités (parmi lesquelles Claude Ryan et l’abbé Grand’Maison cités plus haut). Sa mission était d’étudier les causes du déclin brutal du catholicisme au Québec et d’ouvrir les perspectives d’avenir. La Commission Dumont mena pendant deux ans des enquêtes, des investigations et interrogea ou sollicita le témoignage écrit de quelque 15 000 personnes. Elle tint une série d’audiences publiques entre janvier et septembre 1970. Puis publia l’année suivante un épais rapport en six volumes. Le premier, L’Église du Québec. Un héritage, un projet, prenait acte de la crise de l’Église au Québec et de « la crise d’identité chrétienne de beaucoup de Québécois », mais la commission les jugeait salutaires parce que l’Église se trouvait dégagée d’engagements institutionnels qui n’étaient pas dans sa mission et des formes religieuses du passé. Elle pouvait ainsi devenir « le lieu du service, de la fraternité et de la signification ».
Un autre volume publié par la Commission Dumont était une Histoire de l’Église catholique au Québec (1608-1970), rédigée par trois historiens. Sa conclusion était sombre : « La situation actuelle présente des symptômes inédits. Pour la première fois de son histoire, l’Église du Québec est en crise au moment où la société qui la sous-tend, l’Église romaine qui la dirige et la civilisation occidentale dans laquelle elle s’insère le sont. Jamais auparavant l’Église a-t-elle dû faire face à une situation plus désespérée. »
C’était il y a plus de quarante ans. Depuis cette époque, l’Église catholique québécoise a connu de nouvelles évolutions. Jean-Paul II, notamment lors des discours faits aux évêques canadiens en visite ad limina (23 et 30 septembre 1983), a insisté sur la nécessaire transmission de la foi, sur l’importance des vocations sacerdotales et sur la nécessaire revitalisation des paroisses. Il a rappelé fortement aussi « l’importance de la prière dans la vie de l’Église. Comme évêques nous ne consacrerons jamais assez de temps et d’énergie à la prière ».
Il visita à trois reprises le Canada, en 1984, 1987 et 2002. Le premier voyage fut le plus long de son pontificat, du 9 au 20 septembre 1984, partagé entre diocèses francophones et diocèses anglophones. Au dernier jour du voyage il adressa un très long discours à tous les évêques réunis. Il demanda très clairement de restaurer la confession individuelle et l’absolution personnelle qui avaient quasiment disparu, remplacées par des cérémonies communautaires de réconciliation. Il évoqua aussi le ministère des prêtres dans « cette période difficile où certains sont un peu désemparés […] ils ont surtout besoin d’être fortifiés dans une théologie bien équilibrée, et dans des orientations pastorales très claires, en conformité avec le nouveau Droit canonique ».
Jean-Paul II a fait aussi accéder aux responsabilités des évêques et des cardinaux (Gagnon, Ouellet) qui n’avaient plus les interrogations de leurs prédécesseurs.

Yves Chiron

(1) Michal Gauvreau, Les origines catholiques de la Révolution tranquille, Montréal, Fides, 2008 (édition originale, 2005).

© LA NEF n°297 Novembre 2017