Des élites en crise

En France et dans l’ensemble du monde occidental, le rôle des élites est de plus en plus remis en question. Cette défiance est à inscrire dans le contexte plus large d’une crise du politique et de la légitimité de l’État.

Les élites vivent une profonde mutation, à l’image de l’ensemble du monde occidental depuis quelques décennies et ce n’est pas sans susciter une véritable crise. Il est difficile aujourd’hui de les définir. Le mot est employé d’une manière souvent péjorative pour désigner ceux qui gouvernent le pays ou plus largement qui font partie du « système », terme lui-même vague. Ils seraient à la fois responsables des maux du peuple et coupables de leurs richesses et de leurs privilèges.
Ce vaste fonctionnement qui fait système est pourtant nécessaire à la bonne marche d’un État. Il ne convient pas de remettre en cause l’élite en tant que telle, mais les dérives de ceux qui en font partie. Dans notre démocratie, l’élite est censée se distinguer du reste du peuple par le mérite et le talent, et participe aux processus de décision de la nation, décision d’ordre politique, technique, économique et intellectuel.

UNE CRISE IDENTITAIRE
Quels sont les symptômes de la crise des élites ? Dans un premier temps, le souci égalitariste les confondrait avec le peuple. Les élites ne seraient qu’une classe populaire qui a réussi et ne se distingueraient plus que par des éléments d’ordre matériel. Le séparatisme social qu’entrevoit bien Christophe Guilluy dans son livre Le Crépuscule de la France d’en haut cloisonne les classes supérieures dans les grandes villes : actuellement, 61 % des cadres supérieurs actifs habitent la France des métropoles contre 39 % dans la France périphérique. Désolidarisées du peuple, elles prétendent faire partie de la classe moyenne majoritaire. « Dans ce pays imaginaire de la France d’en haut où les gens, surtout quand ils sont modestes, n’existent pas, toute représentation alternative, surtout si elle contribue à rendre visible le conflit de classes, est au mieux contestée, au pire ostracisée ou fascisée. […] Dans ce règne de l’invisibilité sociale, le conflit de classes disparaît au plus grand bénéfice des classes supérieures » (1). Cette pathologie de l’élite est d’origine révolutionnaire. On retrouve ce complexe très français et très républicain des « bourgeois qui détestent les bourgeois au nom de principes bourgeois » (2), selon la formule de François Furet. Il n’est pas étonnant qu’en fin de compte, l’élite ne s’assume pas et ne sait comment se définir. La déconstruction de la notion d’élite expliquerait une crise identitaire.
Dans La Révolte des élites (3), Christopher Lasch met l’accent sur ce décalage croissant entre le peuple et ceux qui le gouvernent : il rappelle aussi que l’élite vit dans des grandes villes, travaille dans un marché mondialisé, se distingue par l’accumulation du capital. Elle vit totalement séparée du citoyen ordinaire. L’exemple emblématique en est Jacques Attali (ou Alain Minc) symbolisant le conseiller politique et intellectuel de l’Establishment converti aux vertus de la mondialisation. Les propos de Christopher Lasch pourraient être réutilisés au-delà des États-Unis, pour tout le monde occidental et notamment pour la France et l’Union européenne. « L’universalisme dévoyé des élites françaises veut l’universel aux dépens de la France », résume Marcel Gauchet (4). Le transfert des pouvoirs régaliens vers Bruxelles donne le sentiment d’une élite hors-sol beaucoup trop éloignée du terrain et de la vie politique locale.

LA CORRUPTION DES ÉLITES
Les affaires nourrissent le fantasme d’une élite totalement corrompue : en faire partie serait une façon de se libérer des règles communes de la démocratie. On peut se souvenir de l’emblématique affaire du Sofitel en mai 2011 qui mit en cause Dominique Strauss-Kahn pour agression sexuelle et tentative de viol, sans pour autant le mettre en prison. En quelques décennies seulement, d’autres noms emblématiques reviennent facilement à l’esprit et partagent notre mémoire collective : Bernard Tapie, Bill Clinton, Patrick Balkany, Jérôme Cahuzac… Cumulées, ces affaires donnent l’impression de la démesure et le sentiment du dégoût. Les médias nourrissent le fantasme en en faisant régulièrement la Une des actualités. Les fictions à grand succès sur ce thème se multiplient, relatant la criminalité des milieux financiers ou politiques : les films Le loup de Wall Street (2013), The Big Short : Le Casse du siècle (2015), ou encore la série House of cards… S’inspirant pour beaucoup de faits réels, ils alimentent l’image d’une élite totalement pervertie par le sexe, l’argent et la recherche du pouvoir que tout justifie. Or, comme le précise Olivier Rey lors d’une interview récente au Figaro, « appartenir à une élite, c’est aussi savoir qu’il n’y a d’honneurs légitimes que proportionnés aux services que l’on rend, aux devoirs auxquels on s’astreint » (5).
Les exemples historiques sont nombreux pour démontrer qu’il n’y a absolument rien de nouveau sous le soleil. Cette corruption faisait déjà scandale depuis la naissance de la presse et de l’opinion publique : l’affaire du collier en 1785, vaste escroquerie qui éclaboussa la réputation de la reine Marie-Antoinette, n’a pas été sans incidence sur le déclenchement de la Révolution française. Le développement massif des nouvelles technologies de l’information et de la communication n’a fait que rendre encore plus visibles des pratiques ancestrales. Toutefois, nous assistons à une accélération du phénomène de corruption qui finit par ne plus émouvoir, laissant ainsi croire qu’il s’agit d’un fait de l’élite. Par leur statut, leur diplôme, leur connaissance du pouvoir et des affaires, les élites se permettent de construire des lois qui leur sont propres. Malgré leurs nombreuses mises en accusation, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont continué à bénéficier d’une image relativement préservée sans disqualification ni culpabilisation.
Cette impunité généralisée a largement contribué à la montée des partis « populistes » en Europe. Est populiste, tout parti non plébiscité par les élites et qui trouve dans le peuple les ressources de sa victoire, qui dénonce le système en place. Les hommes politiques français ont parfaitement compris cette tendance et les candidatures dites hors système se sont justement multipliées : même les candidats les plus proches des élites comme Emmanuel Macron se disent hors système. L’affolement médiatique à l’encontre de Donald Trump, l’acharnement contre la Manif pour Tous sont des réflexes pavloviens des élites alarmées par la montée des idées qui ne sont pas les leurs.

LA CAUSE PROFONDE, L’IGNORANCE DU BIEN COMMUN
Corruption, népotisme, problème d’identité, universalisme : faut-il voir dans la crise de l’élite une simple usure, la fin d’un cycle comme en 1789 ? L’élite subit aussi les effets d’une crise plus générale du monde occidental :
– Le rejet de la morale traditionnelle du champ politique a contribué à évacuer la notion de bien. Nos démocraties occidentales définissent une règle du jeu amorale, chacun ayant licence de poursuivre ses propres fins. Libre à l’élite de la définir, pour le peuple et pour elle-même.
– La crise de la transmission l’a considérablement affaiblie : le déclin de l’Éducation nationale ne touche pas seulement les personnes indigentes, mais aussi les classes supérieures. L’élite dirigeante souffre elle aussi d’un déficit de talents. Les correcteurs du concours d’entrée à l’ENA s’en plaignent chaque année de plus en plus : en 2015, ils mettaient en avant le manque de fond, de rigueur, de connaissance et d’analyse des candidats (6). La culture générale ne fait plus partie des discours d’hommes politiques qui deviennent pour la plupart de simples communicants.
– Dans La Faute aux élites (7), Jacques Julliard liait la crise des élites à la remise en cause des procédures démocratiques traditionnelles. Le système reposait autrefois sur la confiance du peuple envers les institutions. Le peuple croyait en la sanction par le vote. Sondages, médias, manifestations ont mis en place une sorte de démocratie permanente qui sanctionne l’homme politique avant même qu’il n’ait fini son mandat. L’ouvrage est écrit en 1997. Si l’on ajoute à cela le référendum avorté de 2005, l’essor d’Internet, des blogs et des réseaux sociaux, on peut donner raison à Jacques Julliard qui voit dans la crise de l’élite une crise de la démocratie représentative.
Plus largement, l’élite est la victime d’une crise plus longue du politique qui date de la fin de la guerre froide. Victime de la crise du progrès, l’État a été déthéologisé, délégitimé, incapable de fixer de nouvelles théories politiques, sombrant ainsi dans le relativisme libéral avec pour seul horizon l’accumulation du capital. En l’absence du bien commun qui permettrait de retrouver la vraie sphère de légitimité de l’État et de redynamiser les institutions, il n’est pas étonnant que l’élite ait de la peine à redécouvrir elle aussi le sens de sa mission.

Pierre Mayrant

(1) Christophe Guilluy, Le Crépuscule de la France d’en haut, Flammarion, 2016, p. 127 à 132.
(2) François Furet, Le passé d’une illusion, Robert Laffont/Calmann-Lévy, coll. Livre de Poche, 1995, p. 35.
(3) Flammarion, 2007.
(4) La Revue pour l’intelligence du monde, Janvier/février 2007.
(5) Le Figaro, 18 janvier 2017.
(6) Rapport de l’ENA 2015 : http://www.capital.fr/carriere-management/actualites/candidats-a-l-ena-beaucoup-moins-brillants-qu-on-ne-le-croit-1109012
(7) Gallimard, 1997.

© LA NEF n°291 Avril 2017