Paul VI © Commons.wikimedia.org

Humanae vitae : histoire d’une encyclique

Bien qu’à l’époque des pontificats de Pie XI et de Pie XII diverses pratiques et méthodes visant à empêcher la conception se soient répandues, l’enseignement de l’Église resta identique. « Puisque l’acte du mariage est, par sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui, en l’accomplissant, s’appliquent délibérément à lui enlever sa force et son efficacité, agissent contre la nature ; ils font une chose honteuse et intrinsèquement déshonnête », réaffirma Pie XI dans sa grande encyclique sur le mariage (Casti connubii, 1931).
La « pilule », mise au point en 1956, utilisée dès l’année suivante pour soigner certaines affections, fut autorisée à la vente comme contraceptif en 1960 aux États-Unis d’abord, puis dans d’autres pays. Elle devint rapidement le symbole d’une soi-disant libération sexuelle, permettant de dissocier union et procréation. Elle fut aussi vantée par certaines organisations internationales et experts comme le moyen le plus simple de réduire le nombre des naissances dans les pays du tiers-monde.

LA CONTRACEPTION AU CONCILE
Lors du concile Vatican II (1962-1965) la question du « contrôle des naissances » et de la contraception fut évoquée de façon récurrente dans la presse. Certains attendaient beaucoup du concile, espéraient que la question y serait débattue et qu’une évolution de la doctrine se ferait, avec, en application concrète, l’autorisation des moyens contraceptifs. Prudemment, Jean XXIII créa, en mars 1963, une Commission pontificale pour l’étude des problèmes de la population, de la famille et de la natalité. Elle comptait à l’origine six membres, 3 théologiens et 3 médecins laïcs. Très vite elle concentra ses travaux sur la question de la régulation des naissances.
Elle poursuivra ses travaux sous le pontificat suivant et pendant toute la durée du concile. En octobre 1964, pour éviter que la question n’occupe trop de place dans les débats conciliaires et, qu’attisée par la presse, l’assemblée se déchire, Paul VI fit savoir au concile que sur « les problèmes délicats » de la régulation des naissances et de la contraception, il « s’est réservé de dire le dernier mot ».
Si donc le concile ne pouvait prendre de décision en la matière, il ne lui était pas interdit d’évoquer la question. Le débat sur un projet de texte eut lieu les 29 et 30 octobre 1964 et révéla des positions contraires. Le cardinal Ruffini estimait que l’allusion à des « solutions pratiques » manquait « de clarté et de prudence » et pouvait « mener à de graves abus » ; le cardinal Ottaviani s’inquiéta de voir contredite « la fin du mariage, qui ne pose pas de limite à la procréation ». Inversement quatre autres intervenants – Maximos IV, patriarche des Melkites, et les cardinaux Léger, Alfrink et Suenens – demandèrent une évolution de la doctrine. Le cardinal Léger estimait que le « devoir de fécondité s’attache moins à chaque acte qu’à l’état lui-même du mariage ». Le cardinal Suenens estimait que l’Église doit suivre « le progrès de la science » et « intégrer les éléments nouveaux ».
En réponse à ce concile qui se divisait sur la question de la contraception, Paul VI, dans le discours qu’il fit en octobre 1965 devant l’Assemblée générale de l’ONU, affirma que le contrôle des naissances ne pouvait être la réponse adéquate au sous-développement : il faut « accroître les moyens de subsistance plutôt que de réduire, de façon irrationnelle, et par des moyens artificiels, le nombre des convives au banquet de la vie ». Finalement, et suite à une intervention du pape, le concile, en sa majorité, se montra prudent et resta fidèle à l’enseignement traditionnel de l’Église sur les fins du mariage (Gaudium et spes, 47-50).
La décision finale sur le recours aux moyens contraceptifs revenant au pape, beaucoup espéraient encore que, sur ce point précis, Paul VI réviserait la position traditionnelle de l’Église. La Commission pontificale acheva ses travaux en juin 1966. Elle était divisée sur les conclusions à tirer. Une large majorité des membres estimait que la contraception pouvait être autorisée et rédigea un rapport en ce sens. En octobre suivant, le pape déclara qu’il ne pouvait considérer les conclusions de la Commission « comme définitives », puis il décidera de consacrer une encyclique à cette question si importante.

UNE LONGUE PRÉPARATION
Différents événements rendirent plus délicate la rédaction du document pontifical tant attendu. Grâce à des « fuites », en avril 1967, le grand hebdomadaire catholique anglais The Tablet et le National Catholic Reporter américain publièrent les différents rapports émanant de la Commission, et la presse du monde entier commenta les positions contradictoires qui s’étaient exprimées à Rome. Par ailleurs, en France, après de longs débats, l’Assemblée nationale vota, le 19 décembre 1967, une proposition de loi déposée par le député gaulliste Lucien Neuwirth et qui visait à légaliser la contraception jusque-là interdite. Ce que la loi française autorisait désormais, l’Église allait-elle continuer à l’interdire ?
L’élaboration de l’encyclique fut longue. Différents groupes de travail furent à l’œuvre de juin 1967 à janvier 1968, sous la présidence du cardinal Ottaviani. Mgr Carlo Colombo, le théologien privé du pape, et Mgr Paul Philippe, secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, jouèrent à cette étape un rôle essentiel. Puis au printemps 1968 un groupe restreint de trois théologiens (Mgr Philippe, déjà cité, le P. Ciappi, dominicain, théologien de la Maison pontificale, et le P. Ermenegildo Lio, franciscain) rédigea la partie doctrinale ou normative de l’encyclique. Un autre groupe restreint (Mgr Colombo, déjà cité, le théologien jésuite Gustave Martelet et Mgr Ferdinando Lambruschini) ajouta, à la demande du pape, une partie pastorale. Comme pour tout autre encyclique, le pape veilla de près à la rédaction finale. Le cardinal Wojtyla, archevêque de Cracovie, fut le dernier évêque qu’il ait consulté sur le texte.

UNE PRESSE HOSTILE
L’encyclique Humanae vitae, publiée le 25 juillet 1968, déçut les attentes de beaucoup, mais fut, à bien des égards, un acte de courage autant que de foi. Aucune encyclique au XXe siècle n’a eu un écho aussi grand dans les médias.
En France, à l’exception de l’Aurore et du Figaro, la presse non-confessionnelle la présenta de façon très critique. France-Soir estima que Paul VI « a brisé un espoir et plonge beaucoup de catholiques dans le désarroi ». Le Monde, sous la plume de Jean-Marie Paupert, estima que Paul VI s’était exprimé « contre le sentiment du collège des évêques et en dehors de lui » et que « la porte de Vatican II est à présent fermée ». Dans L’Express le journaliste catholique Jacques Duquesne prédisait : « Il est possible que de nombreux couples quittent l’Église sur la pointe des pieds, pour renforcer cette sorte d’Église souterraine, marginale, constituée par de petits groupes de chrétiens convaincus, mais déçus par l’Église officielle. » Dans Le Nouvel Observateur, Nicolas Boulte, ancien dirigeant de la Jeunesse étudiante chrétienne, ironisa sur « Le pari de Paul VI » : « Quatre ans d’hésitation pour condamner des siècles de progrès. »
Mais il est à noter que dans cette même presse, hostile, des intellectuels ont pu prendre la défense du pape et de son enseignement : Louis Salleron dans Le Monde, Maurice Clavel dans Le Nouvel Observateur. Clavel, dans un grand article sur six colonnes, expliqua que « l’encyclique n’est pas une opinion du pape, mais l’application évidente à un problème contemporain, du dogme chrétien », que Paul VI « a frappé un très grand coup historique » et que l’encyclique « apporte un souffle d’air frais ».
Hormis les réticences et les réserves exprimées dans Témoignage chrétien, la presse catholique (La Croix, L’Homme Nouveau, France catholique) accueillit favorablement l’enseignement du pape en reproduisant en totalité ou en partie l’encyclique et en lui consacrant de nombreux articles. Plusieurs revues publieront des dossiers spéciaux pour défendre l’encyclique, notamment La Pensée catholique et Itinéraires où Jean Madiran soulignait combien l’encyclique « a heurté de plein fouet “la conscience collective de l’humanité” en son état actuel d’aveuglement et d’auto-suffisance ».

CRITIQUE DES THÉOLOGIENS
En revanche, nombre de théologiens firent entendre une voix critique. Le jour même de la publication de l’encyclique, à l’initiative du P. Charles Curran, de l’université jésuite de Washington, une déclaration fut élaborée pour dénoncer un exercice solitaire du pouvoir, le pape n’ayant pas tenu compte de l’avis majoritaire de la Commission, et contester une argumentation qui s’appuyait sur la notion de loi naturelle. La déclaration concluait que « les époux peuvent décider sous leur propre responsabilité, selon leur conscience, que la contraception artificielle est tolérable dans certaines circonstances, voire nécessaire pour préserver et entretenir les valeurs et le caractère sacré du mariage ». En quelques semaines, plus de 600 théologiens et professeurs de séminaire, principalement nord-américains et européens, apportèrent leur signature à cette déclaration.
En France, le P. Bruno Ribes, directeur de la prestigieuse revue jésuite Études, estima dans un long article, au titre anodin, que l’enseignement pontifical n’était pas définitif : « L’encyclique a ouvert dans et hors de l’Église un débat fondamental qu’il est nécessaire de prolonger » et il estimait que Rome devait donner des « éclaircissements. »

RÉACTIONS ÉPISCOPALES
Les évêques de France tardèrent à publier une déclaration collective sur l’enseignement pontifical. Des théologiens intervinrent pour les éclairer, c’est-à-dire les influencer. En octobre 1968, le Père Congar leur adressa « à titre personnel et confidentiel » une longue lettre. Il remettait en cause un enseignement en matière de morale fondé sur la seule loi naturelle. Il ne contestait pas au pape le droit de parler de la morale conjugale, mais il contestait la façon dont il l’avait fait : une « fausse idéologie pyramidale et monarchique […] comme si tout le Saint-Esprit, promis à l’Église, était accordé à un seul et que celui-ci puisse décider solitairement de façon souveraine ». Et lui aussi estimait que le recours à « un moyen artificiel [de contraception] plus sûr que l’abstinence périodique » n’est pas immoral.
À la même époque, 19 autres théologiens (notamment les jésuites Michel de Certeau et Louis Beirnaert, le dominicain François Biot, l’abbé Marc Oraison) rédigeaient un long texte qui fut adressé aux évêques. Ils évoquaient « une sorte de stupeur et de scandale intellectuel chez un grand nombre de théologiens et d’experts en sciences humaines face à l’encyclique et à l’argumentation qui s’y trouve développée ». Ils estimaient que « la question n’est pas claire, et que la vérité ne pourra se faire que peu à peu, à la lumière d’une recherche commune et d’une critique commune » et ils demandaient aux évêques de ne pas se comporter « en purs transmetteurs de la parole pontificale ».
Le P. Philip Kaufman, bénédictin américain, a étudié les déclarations des évêques du monde entier dans les jours et les semaines qui ont suivi la publication de l’encyclique : 262 évêques ont accepté totalement l’enseignement d’Humanae vitae, 866 ont cherché à atténuer la portée de l’enseignement pontifical et 428 se sont montrés hésitants ou équivoques. Il faudrait conclure de cette évaluation statistique que seulement 17 % des évêques catholiques, en 1968, ont donné un assentiment sans réserve à l’enseignement pontifical sur la contraception.
En France, quelques évêques ont apporté spontanément et clairement leur adhésion à l’enseignement du pape. Par exemple, le cardinal Renard, archevêque de Lyon et président de la commission épiscopale de la famille, déclarait dès le 2 août : « De nombreux fidèles de l’Église […] sont reconnaissants au pape d’avoir eu le courage de parler. » Mais le plus grand nombre des évêques se retrancha derrière la déclaration collective qui devait être faite par l’épiscopat français lors de son Assemblée plénière à Lourdes, en novembre suivant.
À Lourdes, l’élaboration du texte fut très laborieuse, signe que l’épiscopat était divisé sur la position à adopter et sur la façon de présenter l’enseignement pontifical. La Note pastorale qui fut finalement publiée portait un jugement moral sur la contraception, mais renvoyait les fidèles à leur conscience : « La contraception ne peut jamais être un bien. Elle est toujours un désordre, mais ce désordre n’est pas toujours coupable. Il arrive, en effet, que des époux se considèrent en face de véritables conflits de devoirs. »
On ne saurait réduire pourtant la réaction des évêques français à cette seule Note pastorale collective. Dans certains diocèses –  Lyon ou Luçon, par exemple – des évêques prirent des initiatives (conférences, réunions, etc.) pour faire connaître et expliquer aux prêtres comme aux laïcs le contenu de l’encyclique.
Plusieurs épiscopats européens (en Irlande, Pologne, Espagne) ont adhéré sans réserve à l’encyclique. Significativement, les épiscopats des pays du tiers-monde ont, eux aussi, accueilli très favorablement l’encyclique. De façon générale, il a semblé aux épiscopats sud-américains qu’autoriser la pilule et inciter à une politique antinataliste pour enrayer la croissance démographique aurait été un réflexe de pays riches qui ne veulent pas partager leurs richesses. Mgr Thiandoum, archevêque de Dakar, dans un article publié dans La Croix, se fera lui aussi l’écho du « oui de l’Afrique à l’appel du père commun des fidèles ».

CONSÉQUENCES D’HUMANE VITAE
Certains commentateurs critiques de l’encyclique ont jugé que « l’interdiction de la pilule » allait éloigner définitivement de l’Église des fidèles, jeunes ou non, qui ne comprendraient pas une telle obstination « rétrograde ». Il est certain que dans un bon nombre de pays l’enseignement pontifical sur le sujet n’a pas été respecté par tous les fidèles. Il l’a d’autant moins été dans les pays où l’épiscopat s’est montré critique ou incertain et où les médias ont été particulièrement hostiles.
Des historiens ont repris l’hypothèse que la baisse de la pratique religieuse observable dans les pays développés est en grande partie due à Humanae vitae dont l’enseignement n’a pas été accepté par beaucoup. Cette affirmation aurait besoin d’être étayée par des faits et des chiffres incontestables. La baisse de la pratique religieuse avait commencé bien avant Humanae vitae (cf. le récent livre de Guillaume Cuchet), elle s’est poursuivie après l’encyclique. A-t-elle été accélérée, amplifiée par l’encyclique ? Il est bien difficile d’attribuer l’éloignement de nombre de fidèles à la seule « interdiction de la pilule ». Les motivations qui font abandonner – brutalement ou progressivement – la pratique religieuse sont rarement explicitées. Il est évident qu’en France particulièrement d’autres événements ecclésiaux de cette période – l’esprit contestataire répandu dans le clergé, la politisation des sermons, les bouleversements introduits par la réforme liturgique – ont pu aussi détourner de l’Église un certain nombre de fidèles.
Inversement on doit remarquer que l’acte de foi et de courage posé par Paul VI en 1968 ne fut pas un événement imprévisible. Le pape était dans la continuité de l’enseignement de ses prédécesseurs. Cet enseignement sera réaffirmé par lui à plusieurs reprises et développé encore davantage par son successeur, Jean-Paul II, dans son enseignement inlassable sur l’« Évangile de la vie ».

Yves Chiron

 

Pour aller plus loin…

L’Église dans la tourmente de 1968, de Yves Chiron, Artège, 2018, 274 pages, 17 €.
Il n’y a pas eu à proprement parler de « Mai 68 » dans l’Église. Néanmoins, cette période coïncide avec un fait nouveau, à savoir que la contestation s’organisait et s’étendait au sein même de l’institution, étant l’œuvre d’une partie des fidèles eux-mêmes, mais aussi de prêtres et de théologiens. Comment en est-on arrivé à admirer Camillo Torrès, prêtre mort les armes à la main en Colombie ? Quelle fut l’implication des chrétiens et notamment de certains religieux dans la révolte de Mai 68 ? Comment l’esprit révolutionnaire pénétra-t-il jusque dans les séminaires ? Quel fut la réaction de Paul VI et des évêques, avec notamment le « Credo du peuple de Dieu » proclamé par le pape le 30 juin 1968 ? Tout cela est clairement développé par Yves Chiron dans cet ouvrage précis et agréable. Son excellent chapitre sur Humanae vitae mérite une mention particulière pour ceux qui voudraient approfondir le thème de notre dossier de ce mois. Un livre à faire lire, notamment aux jeunes qui n’ont pas connu cette époque troublée qui n’a pas épargné l’Église.

Christophe Geffroy

© LA NEF n°304 Juin 2018