Raymond Ibrahim, universitaire américain spécialiste du Proche-Orient et de l’islam, né aux États-Unis et chrétien d’origine copte égyptienne, vient de publier en français un livre important ayant connu un large succès aux États-Unis lors de sa sortie en 2018*.
La Nef – L’hostilité entre l’islam et la chrétienté est-elle un accident de l’histoire ou s’inscrit-elle dans la continuité de l’histoire islamique ?
Raymond Ibrahim – Elle s’inscrit très certainement dans la continuité. Le problème est que les historiens modernes ont tendance à mettre de côté l’aspect religieux et à se concentrer plutôt sur les identités nationales. Nous savons, par exemple, que pendant des siècles un grand nombre de peuples « orientaux » ont envahi et parfois conquis des parties appréciables de l’Europe. Les historiens modernes donnent des noms très variés à ces peuples : Arabes, Maures, Berbères, Turcs et Tatars, ou encore Omeyyades, Abbassides, Seldjoukides et Ottomans. Ce que ces historiens modernes omettent de faire, cependant, c’est de souligner que tous s’appuyaient sur la même logique et la même rhétorique djihadistes que les groupes terroristes contemporains tels que l’État islamique. Qu’il s’agisse des Arabes (ou « Sarrasins ») qui ont envahi la chrétienté pour la première fois au VIIe siècle, ou des Turcs et des Tatars qui ont terrorisé l’Europe de l’Est jusqu’au XVIIIe siècle, tous ont justifié leurs invasions en invoquant l’enseignement islamique, à savoir que le « destin » de l’islam est de régner sur le monde entier par le biais du djihad. Ils ont tous également suivi les injonctions juridiques classiques consistant, notamment, à offrir aux « infidèles » trois choix avant la bataille : la conversion à l’islam, l’acceptation du statut de dhimmi et le paiement du tribut (jizya), ou la mort. Et, une fois qu’ils ont conquis une région chrétienne, ils ont immédiatement détruit ou transformé les églises en mosquées, et vendu tous les chrétiens qui n’ont pas été massacrés, les condamnant à un esclavage abject, souvent sexuel.
Le degré d’ignorance de l’Occident moderne est évident lorsqu’il affirme que des groupes comme l’État islamique ne se comportent pas conformément à l’enseignement et la doctrine islamiques. En fait, non seulement ces derniers agissent en stricte conformité avec la vision traditionnelle du monde de l’islam – haïr, combattre, tuer et réduire en esclavage les infidèles – mais ils imitent souvent intentionnellement les grands djihadistes de l’histoire (comme Khalid bin al-Walid, le « sabre d’Allah ») dont l’Occident a tendance à ne rien savoir.
Le terme « Occident » masque selon vous la véritable histoire parce qu’il laisse accroire que les terres « orientales » et nord-africaines conquises par l’islam, Syrie, Égypte, Asie Mineure, Afrique du Nord, n’auraient pas fait vraiment partie de l’héritage chrétien gréco-romain : pourquoi se réfère-t-on toujours à l’Empire byzantin et jamais à l’Empire chrétien greco-romain ?
Oui, non seulement l’Europe postchrétienne et ses ramifications (l’Amérique, l’Australie, etc.) ne parviennent pas à comprendre la véritable histoire de l’islam, mais elles ne parviennent pas non plus à comprendre vraiment leur propre histoire, et en particulier l’impact de l’islam. Ce que l’on appelle aujourd’hui « l’Occident » a été pendant des siècles connu et délimité par l’étendue territoriale de sa religion (d’où le terme plus ancien et historiquement plus exact de « chrétienté »). Elle comprenait alors toutes les terres que vous mentionnez et bien d’autres encore ; elles étaient devenues chrétiennes plusieurs siècles avant l’arrivée de l’islam et faisaient partie de la même civilisation globale. Puis l’islam est arrivé et a violemment conquis la majorité de ces territoires, certains de façon permanente (le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Anatolie), d’autres de façon temporaire (l’Espagne, les Balkans, les îles de la Méditerranée). Pendant ce temps, la majeure partie de l’Europe est devenue le dernier et le plus redoutable bastion de la chrétienté qui n’a pas été conquis, mais qui a été constamment attaqué par l’islam. Dans ce sens (oublié), le terme « l’Occident » est devenu ironiquement exact. Car l’Occident était en fait et littéralement le vestige le plus occidental d’un bloc civilisationnel beaucoup plus étendu que l’islam a définitivement amputé.
Venons-en maintenant à ce qu’on appelle « l’Empire byzantin ». En 330, l’empereur romain Constantin le Grand a construit une nouvelle capitale pour l’Empire, qu’il a appelée « Nouvelle Rome » (baptisée plus tard en son honneur Constantinople). Bien qu’elle soit profondément chrétienne, qu’elle ait succédé directement à l’ancienne Rome, qu’elle ait survécu à sa chute pendant mille ans, que tout le monde, amis et ennemis, l’appelle « romaine » et qu’elle ait été le rempart le plus oriental de la chrétienté contre l’islam pendant des siècles, elle est connue depuis 1857 sous le nom de « Byzance » – un autre néologisme qui rompt la continuité et la signification de l’histoire et de l’héritage de l’Occident postchrétien. Ces termes – « Occident », « Byzance », etc. – n’ont qu’une fonction : supprimer le mot christianisme dans la conscience des descendants de ceux qui ont combattu et sont morts pour lui.
La bataille de Manzikert qui a été pour les Turcs ce que Yarmuk a été pour les Arabes est célébrée comme une grande victoire de l’islam par Erdogan et les dignitaires Turcs. À l’inverse, les leaders des pays européens ne célèbrent pas leurs victoires contre l’envahisseur musulman : faut-il y voir des signes du regain de l’islam combattant et, à l’inverse, du pacifisme et du renoncement des Européens ?
Oui, ils devraient très certainement être vus ainsi, car c’est précisément ce que ces attitudes signifient. Mais je dirais que pour l’élite européenne la question est bien pire que de simplement « minimiser » les victoires défensives de leurs ancêtres contre l’islam. Car certains les condamnent activement. C’est le cas d’un nombre croissant d’Espagnols avec la Reconquista – des siècles de guerre pour libérer l’Espagne de l’islam – qui n’est plus pour eux qu’une source de honte, un rappel de l’« intolérance » et de l’« arriération » de leurs ancêtres, en particulier vis-à-vis des musulmans d’al-Andalus, supposés « tolérants » et « avancés ». En réalité, la honte que ces élites éprouvent à l’égard de leurs ancêtres et les louanges qu’elles adressent aux ennemis de ces derniers sont révélatrices du degré d’endoctrinement d’une « histoire » qui est aux antipodes de la réalité.
Vous écrivez que les croisades ont eu une influence décisive sur les événements ultérieurs et que « même les voyages de Christophe Colomb furent motivés par le désir de reprendre Jérusalem ». Pourquoi ?
L’hostilité de l’Islam était telle, il avait tellement envahi et encerclé l’Europe qu’il n’y avait plus guère d’aspects de la vie qui ne subissait son impact – y compris, par exemple, les voyages et le commerce. C’est parce que l’Islam (sous les Ottomans et les Mamelouks) dominait la Méditerranée orientale – tuant ou réduisant en esclavage tout chrétien assez téméraire pour s’approcher des territoires conquis par lui – que Colomb a cherché une autre route pour se rendre en Orient ; d’autres, comme les Portugais, ont navigué tout autour de l’Afrique pour se rendre en Asie. Les motifs des voyages de Colomb sont moins « romantiques » que ceux décrits dans les salles de classe : il était à la recherche d’alliés potentiels dans la longue guerre contre l’Islam, notamment pour libérer Jérusalem. En ce sens, même le « voyageur » Colomb était un croisé contre l’Islam – tout comme d’ailleurs de nombreux autres voyageurs européens avant lui, en particulier dans le contexte de la recherche, pendant des siècles, du Prêtre Jean, ce monarque chrétien fabuleusement fort dont on disait qu’il vivait quelque part au-delà des frontières orientales de l’Islam. On croyait alors que si l’on parvenait à atteindre ce personnage légendaire, il viendrait en aide aux Européens contre l’Islam.
La doctrine de la taqiyya, qui définit traditionnellement la manière dont l’islam doit fonctionner sous un pouvoir non musulman, est-elle aujourd’hui dépassée ou toujours d’actualité ?
La taqiyya (dissimulation) – qui permet aux musulmans de tromper les non-musulmans en prétendant, par exemple, qu’ils renoncent au djihad, voire qu’ils apostasient l’islam et se convertissent au christianisme – est toujours d’actualité. Comme l’a écrit le Dr Sami Nassib Makarem, la plus grande autorité en matière de taqiyya, dans son livre fondateur de 2004, Al-Taqiyya fi’l Islam (La taqiyya dans l’islam) : « La taqiyya revêt une importance fondamentale dans l’islam. Pratiquement toutes les sectes islamiques y adhèrent et la pratiquent… Nous pouvons aller jusqu’à dire que la pratique de la taqiyya est courante dans l’islam, et que les quelques sectes qui ne la pratiquent pas divergent du courant dominant… » Il ajoute encore, et nous le soulignons, « la taqiyya est très répandue dans la politique islamique, surtout à l’époque moderne ».
Le sentiment de solidarité chrétienne a disparu de nos jours non seulement parmi les hommes politiques et les chancelleries européennes mais plus généralement dans l’opinion publique. Qu’en est-il des musulmans ?
Oui, il en est plus particulièrement ainsi de ceux qui ont appris l’histoire – et le musulman moyen est de loin beaucoup plus instruit de l’histoire de l’islam que l’Européen moyen ne l’est de sa propre histoire. Pire encore, comme nous l’avons mentionné, les Européens ont tendance à être « éduqués » – c’est-à-dire endoctrinés – dans de fausses histoires, conçues pour diaboliser leur passé et leur héritage, tout en blanchissant le passé et l’héritage des autres, en l’occurrence les musulmans. Le djihad contre les infidèles fait en effet partie intégrante de l’islam, ceci est documenté et validé partout – dans et par le Coran, les hadiths (puis la Sunna) et le consensus de la oumma. Aucun religieux musulman faisant autorité, passé ou présent, ne l’a jamais nié – sauf, bien sûr, lorsqu’il s’exprime devant des auditoires « infidèles » et pratique la taqiyya.
La communauté des musulmans, l’umma, est-elle de nos jours totalement divisée ou relativement unie ?
Elle est bien sûr divisée matériellement en ce que certains critiquent comme des États-nations artificiels établis par les puissances coloniales. Cela dit, de nombreux musulmans partagent une certaine dose de « tribalisme » avec d’autres musulmans, ce qui signifie qu’ils peuvent préférer la compagnie d’un autre musulman, quelle que soit sa race, à celle d’un infidèle, même de leur propre race (conformément à la doctrine al-wala’ w’al bara’ (ou « loyauté et inimitié »). Les rêves de réunification sous un califat sont également courants et régulièrement exprimés par tous les segments de la société allant de l’État islamique au président turc, en passant bien sûr par le musulman moyen de la rue. Une autre question est de savoir si une telle réunification est réaliste et réalisable.
Les musulmans « militants », « extrémistes » ou « islamistes », sont-ils fidèles à l’islam ou bien le prennent-ils en otage pour satisfaire leurs propres intérêts politiques ?
L’important est de savoir qu’il n’y a pratiquement rien que ces différents types de musulmans fassent qui ne fasse déjà partie de leur religion et de leur héritage. Par exemple, toutes les dépravations auxquelles s’est livré l’État islamique – asservir, vendre et acheter des « esclaves sexuels » infidèles ; décapiter, crucifier et même brûler vifs des infidèles ; détruire ou transformer des églises en mosquées – ont été commises d’innombrables fois au cours des siècles par des musulmans, toujours au nom du djihad. De telles dépravations sont d’ailleurs définies comme étant au moins « permises » par la loi islamique. Comment pouvons-nous alors qualifier ces musulmans de « militants » et d’« extrémistes » ? Ne semble-t-il pas plus logique de qualifier l’islam lui-même de « militant » et d’« extrémiste » ?
L’argument selon lequel ces types de musulmans agissent ainsi parce qu’ils « prennent l’islam en otage de leurs propres intérêts politiques » n’est pas pertinent. En réalité, depuis le tout début, à commencer par Mahomet lui-même, l’islam a toujours été utilisé – et sans doute « conçu » – pour des intérêts politiques. Rappelons ici un seul exemple frappant : après avoir proclamé qu’Allah avait autorisé les musulmans à avoir quatre épouses et un nombre illimité de concubines (Coran 4:3), Mahomet a déclaré plus tard qu’Allah avait délivré une nouvelle révélation (Coran 33 : 50-52) lui offrant, à lui seul, une dispense pour coucher et se marier avec autant de femmes qu’il le souhaitait – ce qui a incité sa fiancée Aïcha à dire : « Je sens que ton Seigneur se hâte d’exaucer tes souhaits et tes désirs » (rapporté dans Sahih Bukhari 6 : 60 : 311).
Alors que la communautarisation de la société française est désormais un fait sinon admis du moins largement débattu, les élites françaises font depuis plus de cinquante ans le pari de l’émergence d’un « nouvel islam, modernisé, réformé, ouvert, contextualisé, laïcisé, démocratisé », compatible avec le modèle occidental, qui permettrait de marginaliser la « petite minorité fondamentaliste vivier du terrorisme islamiste » : un tel islam est-il possible ?
Un tel islam « occidentalisé », s’il devait voir le jour, aurait par nécessité si peu de rapport avec l’islam authentique qu’il serait intellectuellement malhonnête de l’associer à l’« islam », sans même parler de l’appeler ainsi. L’important est que les enseignements essentiels de l’islam ont été promulgués par un Arabe du VIIe siècle, qui pensait et agissait précisément comme on peut s’attendre à ce qu’un Arabe du VIIe siècle pense et agisse, c’est-à-dire de manière draconienne et même barbare. Les enseignements de l’islam – qui incluent la haine et, lorsque cela est opportun, la guerre contre les infidèles, l’ostracisme ou le meurtre des apostats, la soumission des minorités religieuses et une foule de mesures misogynes – ne sont pas, par nature, « modernisés, réformés, ouverts, contextualisés, sécularisés ou démocratisés ». En bref, la charia, cet ensemble sacré d’enseignements islamiques, est par définition non seulement pas « compatible avec le modèle occidental », mais elle est l’antithèse du modèle occidental.
Bien entendu, cela ne veut pas dire que les musulmans ne peuvent pas être laïques, réformés, etc. Il s’agit simplement de dire que, s’ils le sont – et tant mieux pour eux – c’est parce qu’ils ignorent les enseignements de l’islam. Pour l’islam, se conformer au modèle occidental, c’est devenir quelque chose d’entièrement méconnaissable.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Arnaud Imatz
*Quatorze siècles de lutte entre Islam et Occident
L’Américain Raymond Ibrahim vient de publier une histoire aussi passionnante qu’érudite des conflits pluriséculaires qui ont opposé l’islam et la chrétienté (1). Ce livre est le récit quasiment exhaustif des quatorze siècles d’antagonismes et de combats, majeurs ou mineurs, qui se sont déroulés depuis Yarmuk (636) jusqu’à la fin des guerres barbaresques (1830), en passant par les fameuses batailles de Guadalete (711), Poitiers-Tours (732), Manzikert (1071), Hattin (1187), Las Navas de Tolosa (1212), Koulikovo (1380), Constantinople (1453), Malte (1565), Lépante (1571) et Vienne (1683).
Historien, linguiste et philologue, spécialiste des langues orientales, Ibrahim a exploité méthodiquement les sources de première main tant musulmanes qu’occidentales et a consulté de très nombreux manuscrits de la Librairie du Congrès de Washington. Son livre n’est pas seulement une chronique détaillée des batailles, il est aussi et surtout une analyse rigoureuse des intentions et des stratégies des différents leaders belligérants. Ibrahim montre que les forces musulmanes obéissaient essentiellement à une logique religieuse, messianique, expansionniste, conquérante, alors que les armées chrétiennes voulaient avant tout récupérer des territoires qui, pendant des siècles, avaient été romains, grecs et chrétiens.
Il montre également que la ferveur religieuse des islamistes d’aujourd’hui recoupe exactement les dogmes islamistes ancestraux, que les réactions occidentales sont des mécanismes d’autodéfense vieux de 1400 ans et que les rivalités actuelles sont le reflet d’une très ancienne lutte existentielle.
Arnaud Imatz
(1) L’épée et le cimeterre, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2021, 350 pages, 24 €.
© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021