Quel paradoxe ! Ce sont les Églises qui, aujourd’hui, rappellent l’État à l’ordre sur la laïcité. Le projet de loi contre le « séparatisme », qui a fait suite au discours des Mureaux, représente en effet un contresens majeur sur le principe de séparation. D’où le front commun qu’ont formé Mgr Éric de Moulins-Beaufort, le pasteur François Clavairoly et le métropolite Emmanuel Adamakis : affirmant souscrire au devoir de protéger et de promouvoir la République, ils n’ont pas manqué de dénoncer une législation qui, vaine pour combattre ceux qui la menacent et préjudiciable pour ceux qui la soutiennent, met en péril l’équilibre des institutions.
Le Conseil d’État, moins perplexe qu’il ne se montre à l’habitude en matière de croyances, a anticipé leur critique dans son avis : il remarque que le texte « modifie l’équilibre opéré en 1905 entre la liberté et l’encadrement » et s’interroge « sur la capacité de la réforme à atteindre ses buts » dès lors que les courants qu’elle vise tendent précisément « à échapper aux cadres institutionnels ». Tout est dit, sobrement mais clairement. L’idéal égalitaire du droit produit un faux nivellement des réalités qui risque d’entraîner un recul substantiel des libertés.
Le projet a pour objet l’islamisme en raison de son caractère irrégulier et subversif. Afin de ne pas stigmatiser indirectement un culte, l’islam, il embrasse dans leur ensemble les cultes qui sont, eux, régulés et participatifs. La répression à grand bruit d’une minorité déviante entraîne ainsi la coercition à bas bruit de la majorité normalisée. L’urgence que crée un traitement longtemps négligent ou défaillant trouve pour seule réponse une surenchère administrative tous azimuts dont les piliers sont la contrainte et le contrôle. Les mesures d’encadrement pleuvent. Elles constituent autant de mesures légitimes dès lors qu’elles ont pour but d’abolir des situations anomiques et qui sont abusives lorsqu’il s’agit d’entités aux comportements canoniques.
Ce n’est pas seulement que ces obligations nouvelles représentent une surcharge et un surcoût guère soutenables en termes de ressources matérielles et humaines, voire de compétences, entre autres nuisances inutiles et handicapantes pour les associations cultuelles. Qu’elles vont les faire se confronter à une fonction publique impréparée, voire les exposer à des tracas arbitraires. Qu’elles vont les incliner en pareil cas à des contestations et recours devant les tribunaux civils, les instances étatiques ou encore les juridictions européennes et internationales contre l’État et en défaveur de la République. Ce ne sont pas seulement l’asphyxie bureaucratique et l’inflation procédurière qui menacent. C’est la séparation qu’ordonne la laïcité qui est ébranlée.
La loi correspond en fait à un concordat parcellaire qui, pour ne pas se signaler comme tel, est étendu à tous, la raison d’État se faisant injustice d’État. Qui, au nom de sa croyance, se définit comme étant en lutte avec ce qu’incarne la France, sa politique, sa culture, sa société et enfreint l’universalité des droits humains, particulièrement à l’égard de la condition féminine ? Très exactement ceux qui ne se présenteront pas au guichet de sûreté que la loi prévoit. Mais elle soumettra à cet état d’exception tous les autres qui n’en relèvent pas.
La révision est profonde. Elle inverse l’esprit de 1905. Elle marque le passage d’un régime associatif sous homologation à un régime sélectif sur dérogation. Mais aussi de l’État mesuré, qui se réserve la faculté de dissoudre le culte conflictuel, à l’État discrétionnaire qui conditionne l’existence du culte à sa censure préalable et s’arroge le pouvoir de régir a priori la Constitution ainsi que l’organisation du fait religieux. Or, une telle mutation n’est pas que l’affaire des croyants. Elle concerne ce que l’on entend en France par ces corollaires de la liberté de culte que sont les libertés d’association et d’enseignement, mais aussi d’opinion.
Comment Emmanuel Macron est-il passé, en un quinquennat, d’un spiritualisme affiché à un technocratisme revendiqué ? D’une mobilisation morale des confessions historiques à leur encadrement administratif ? Que signifie cette conception utilitariste du fait religieux ? Signale-t-elle que le pouvoir actuel ambitionnerait de recouvrer les attributs divins de l’absolutisme ? Et qu’il rééditerait à sa façon le régime hybride de la Restauration, à savoir un libéralisme autoritaire et dévot ? Telles sont ultimement les questions que soulève ce gâchis constitutionnel.
Jean-François Colosimo
Jean-François Colosimo, théologien orthodoxe et directeur des éditions du Cerf, vient de publier avec Régis Debray et Didier Leschi, République ou barbarie, Cerf, 2021, 160 pages, 16 €.
© LA NEF n°339 Septembre 2021