Soldat ukrainien © Wikimedia

Aux origines du conflit ukrainien

Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie a stupéfié le monde, l’histoire, depuis l’éclatement de l’URSS, permet de comprendre, sans la justifier, que cette attaque était prévisible. Explication.

«Celui qui a accroché la clochette au tigre doit lui enlever. » C’est avec malice que le président chinois Xi Jinping a répondu aux sollicitations de son homologue américain le 18 mars dernier par visioconférence. Ces dernières semaines, Joe Biden cherchait désespérément un soutien de Pékin dans sa confrontation économique avec Moscou. Sans la Chine, il est illusoire pour les États-Unis d’étouffer le plus grand pays du monde, à cheval sur onze fuseaux horaires, et disposant des principales réserves mondiales de céréales et d’hydrocarbures. Devant un parterre de journalistes, le secrétaire d’État, Antony Blinken, estimait que la Chine avait la « responsabilité d’utiliser son influence ». Mais l’initiative présidentielle semblait condamnée d’avance par son secrétaire d’État. « Au lieu de cela, il semble que la Chine aille dans la direction opposée, en refusant de condamner l’agression tout en essayant de se positionner en arbitre neutre. Et nous sommes préoccupés par le fait qu’elle envisage d’aider directement la Russie avec des équipements militaires destinés à être utilisés en Ukraine », soulignait-il la veille de la rencontre sino-américaine.
Nul besoin d’être un expert des relations internationales pour comprendre que la clochette évoquée par Xi représente l’Ukraine, que le tigre en furie est russe, et que le dangereux dompteur est américain. Pour Pékin, la diplomatie américaine a poussé l’Ukraine à la guerre tout en prévenant la Russie que le champ était libre ; c’est donc à elle de sortir l’Ukraine des griffes du tigre russe. La Chine, fidèle à sa doctrine de non-ingérence et de sourde rivalité avec les États-Unis, ne fera rien contre la Russie. Vladimir Poutine a été le seul grand chef d’État à se rendre à ses Jeux olympiques d’hiver. S’il a eu la politesse d’attendre la fin officielle des Jeux avant de lancer son invasion en Ukraine, c’est que le chef du Kremlin ne pouvait pas lancer une telle confrontation en Europe sans être sûr de ses arrières asiatiques. Mieux, Xi et Poutine ont signé un « partenariat stratégique sans limite » et lancé en fanfare un nouveau méga-contrat gazier qui devrait compenser dans les années à venir le gel du gazoduc Nord Stream II dans la Baltique décidé par l’Allemagne et les États-Unis.

Retour à l’histoire
Le proverbe chinois énoncé par Xi Jinping est-il juste pour autant ? Selon Pékin, la responsabilité de cette guerre repose sur l’Occident qui aurait poussé l’Ukraine dans un conflit suicidaire avec la Russie. Nous ne sommes pas obligés d’y croire. Pour y répondre, il est nécessaire de revenir quelque peu en arrière, au moment de la chute de l’URSS et de l’indépendance de l’Ukraine, en 1991. Boris Eltsine, pour renverser le secrétaire général du parti communiste soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, doit s’appuyer sur les différents présidents des Républiques Socialistes et Soviétiques de l’URSS. En faisant éclater l’Union, il prend de facto le contrôle de sa plus grande composante dont il a justement la direction, la Russie.
C’est ainsi que de multiples apparatchiks soviétiques, dont Eltsine faisait partie, ont pu poursuivre une carrière au plus haut niveau dans les nouveaux pays indépendants. L’intelligentsia et la nomenklatura soviétiques ont tracé leur route de part et d’autre de la frontière, donnant l’illusion à Moscou que les relations entre pays frères allaient se poursuivre dans un nouveau cadre de partenariat, appelé la CEI, la Communauté des États Indépendants. Tout change pour que rien ne change. Loukachenko en Biélorussie, Chevardnadze en Géorgie, Leonid Koutchma en Ukraine et donc Eltsine en Russie.
Mais Moscou doit rapidement déchanter car la CEI n’a pas la solidité de l’URSS. Détruite de l’intérieur par la corruption des oligarques et les ravages d’un capitalisme débridé, la Russie de Eltsine signe le 5 décembre 1994 le mémorandum de Budapest sous le double patronage de Londres et Washington, déjà. Le pays est alors au bord de l’implosion et de la banqueroute. Par ce mémorandum la Russie se porte garante de l’intégrité des frontières de l’Ukraine, dont des régions entières sont russophones et intégrées depuis Catherine II à l’Empire russe. La Crimée, rattachée arbitrairement par Khrouchtchev à l’Ukraine en 1954, mais aussi le très industriel Donbass et le stratégique port d’Odessa sont définitivement livrés à l’Ukraine en échange de la restitution de son arsenal nucléaire.
En profitant de sa faiblesse, les Occidentaux ont raté l’ancrage de la Russie dans leur structure euro-atlantique à la fin de la guerre froide. Ratage partagé d’ailleurs, bien que l’UE reste le premier partenaire commercial de la Russie avec 50 % de son commerce extérieur. Les élargissements de l’OTAN inquiètent de plus en plus Moscou, en particulier lorsqu’en 1999, la Serbie est bombardée pendant plusieurs mois par l’OTAN. Six mois plus tard, Eltsine nommait Premier ministre un inconnu, jusqu’alors patron du FSB, un certain Vladimir Poutine. Après avoir écrasé la révolte Tchétchène, il lui succède le 31 décembre 1999 à la surprise générale. Rapidement, il tente un premier rapprochement avec les États-Unis, pensant profiter de leur combat commun contre le terrorisme islamique après le 11 septembre 2001. Mais la priorité américaine est à la guerre en Afghanistan puis en Irak.

La « révolution orange »
La situation se détériore franchement en Ukraine en octobre 2004, lorsque la Cour suprême de Kiev annule le second tour du scrutin présidentiel qui donnait vainqueur le russophile Viktor Ianoukovytch. Après des semaines de contestations populaires dans les rues de Kiev, la Cour ordonne un nouveau vote le 26 décembre 2004 qui voit cette fois la victoire de son adversaire atlantiste Viktor Iouchtchenko avec 52 % des voix. Le pays se divise électoralement de part et d’autre d’une ligne qui coupe le Nord-Ouest du Sud-Est. La capitale est tenue par le camp pro-occidental, désireux d’intégrer le plus vite possible l’UE et l’OTAN.
Cette année-là, l’Union européenne et l’OTAN s’élargissent à une petite dizaine d’anciennes nations du Pacte de Varsovie et même trois anciennes républiques socialistes soviétiques, l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie. Leur intégration au marché commun et au parapluie nucléaire américain donne des idées à l’opinion ukrainienne. Le directeur de l’Institut Français des Relations Internationales et spécialiste de la Russie, Thomas Gomart, regrette a posteriori l’occasion manquée : « On a élargi l’OTAN et l’UE à des pays qui cherchaient justement à échapper à l’influence russe. En 2003, Poutine fait des avancées vers l’Allemagne et la France pendant que nous préparons l’élargissement de 2004. C’est un chevauchement temporel dont on paye les conséquences. Dès 2003, Poutine est tout à son projet d’union à quatre (Russie, Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan). Et en 2004, la révolution orange à Kiev est interprétée comme une opération de déstabilisation. On a fait entrer des pays dans l’UE sans effort de sécurité européen mais sous le parapluie de l’OTAN. D’où le sentiment d’encerclement russe. »
Ce programme est inacceptable pour Vladimir Poutine qui, comme l’immense majorité des Russes, considère l’Ukraine comme faisant partie historiquement de l’Empire russe (les annexions occidentales de Staline mises à part). Pour le politologue Alexandre Adler « la Russie n’a, en réalité, nulle part ailleurs où aller qu’en Europe ». Et l’Ukraine est une « construction largement artificielle », « ingérable, anarchique, violente et inculte », juge-t-il sévèrement. Le patron du Kremlin tente donc par tous les moyens d’évincer le nouveau président Viktor Iouchtchenko du pouvoir. Le futur président tombe opportunément malade dès le 6 septembre 2004, après un dîner avec Gori Tarochenkylo, le chef des services secrets ukrainiens. Son visage apparaît grêlé et son empoisonnement contribue à établir sa stature d’opposant farouche à Moscou et de leader de la révolution orange, couleur de son parti politique.
En 2008, au sommet de l’OTAN à Bucarest, l’administration de George W. Bush tente une dernière fois de convaincre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’alliance euro-atlantique. Mais la France vient tout juste de faire avaler à son opinion publique la pilule du traité de Lisbonne après le référendum raté de 2005. La question est ajournée sine die. Kiev voit le principe de sa candidature acté par l’OTAN et participe au partenariat oriental de l’Union européenne. Bref, le duo franco-allemand a fermé la porte mais a ouvert une petite fenêtre qui maintient dangereusement les illusions ukrainiennes. À Kiev, l’espoir est entretenu d’une possible intégration dans le bloc occidental. Un Euro de football est programmé avec le voisin et ami Polonais pour 2012. Des partenariats économiques se multiplient avec les pays de l’Europe centrale comme « l’initiative des trois mers » qui vise à émanciper l’Europe de l’Est de la tutelle gazière héritée de l’Union Soviétique. Des terminaux pétroliers sont construits en vue d’accueillir du gaz naturel liquéfié en provenance des États-Unis.
L’opinion ukrainienne est évidemment déçue par l’exercice du pouvoir du président Iouchtchenko dont les promesses européennes semblent évaporées. Après une cohabitation de 2006 à 2007 avec son adversaire devenu premier ministre, Viktor Ianoukovytch, puis avec Ioulia Timochenko, Iouchtchenko échoue lamentablement dès le premier tour de la présidentielle de 2010 avec un peu plus de 5 % des voix. Le désastre de la corruption et l’insolence des oligarques ont raison de son pouvoir. Son rival oriental, Viktor Ianoukovitch, à la tête du clan de Donetsk, prend sa place à la présidence (avec 35 % des voix et 25 % à Timochenko). Vladimir Poutine pense alors tenir sa revanche. Deux ans après avoir enfoncé un coin militaire en Géorgie, en occupant par surprise l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, au plein cœur de l’été 2008, il voit alors l’Ukraine rentrer au bercail slavophile.
Dans les colonnes de la revue de géopolitique Conflits, Thomas Gomart analyse : « On a un problème géopolitique avec la Russie et la Russie a un problème géoéconomique avec nous. La crise est née d’un problème économique parce que la crise ukrainienne a été déléguée à la Commission européenne, alors que l’UE n’est pas un acteur géopolitique. De plus, l’UE a encouragé l’intégration régionale partout dans le monde à l’exception de l’espace post-soviétique. Ce sont deux très fortes contradictions qui ont rendu un partenariat avec la Russie improbable. A cela s’ajoute que l’Europe est très mal à l’aise avec des puissances comme la Russie et la Turquie. » La crise est de plus en plus inévitable.
La sortie de la politique de voisinage avec l’Union européenne, décidée en 2014 par Viktor Ianoukovitch, déclenche l’ire des néoconservateurs américains, dont la sous-secrétaire d’État aux questions européennes, Victoria Nuland, épouse de Robert Kagan. Le président russophone d’Ukraine se tourne vers la nouvelle organisation eurasiatique promue par Vladimir Poutine, l’Union Économique Eurasiatique. Aussitôt la place Maïdan de Kiev s’embrase et les parlementaires occidentaux se succèdent à la tribune pour exiger la fin de la diplomatie pro-russe du président. John McCain et Bernard-Henri Lévy se font prendre en photo. Le conflit politique prend progressivement une tournure armée. Laurent Fabius tente une médiation avec son homologue allemand mais le lendemain, le président Ianoukovitch est contraint de fuir en Russie. Quelques jours plus tard, les forces spéciales russes prennent le contrôle de la Crimée et la guerre commence dans le Donbass. Malgré les accords de Minsk (2015) négociés dès l’anniversaire du débarquement de Normandie, aucun cessez-le-feu ne tient très longtemps. On parle de plus de 13 000 morts. La coupure de la Russie avec l’axe euro-atlantique semble alors définitive.

L’Euromaïdan
La question linguistique et religieuse a mis le feu aux poudres. Petro Porochenko, Vitali Klitschko et Arseni Iatseniouk ont juré d’interdire progressivement la langue russe et l’Église de Kiev veut s’émanciper de la tutelle moscovite. Leurs miliciens, dont certains sont nostalgiques de l’occupation nazie, scandent qu’il faut « tuer les Moskalis au couteau ». Mais ils oublient que les Moskalis habitent l’est et le sud de l’Ukraine depuis des siècles, ils oublient que les Ukrainiens parlent tous le russe mais ne parlent pas tous ukrainien. Hubert Védrine rappelait que l’Ukraine était plus longtemps en Russie que la Bretagne en France. Nikola Mirkovic, spécialiste de la région, note qu’en vilipendant les russophones et la culture russe, « les révolutionnaires de l’Euromaïdan se sont mis une bonne partie du pays à dos ». Des référendums sont rapidement organisés avec l’aide de la Russie dans l’Est du pays et deux républiques se constituent sous perfusion de Moscou : la République Populaire de Donetsk et celle de Lugansk. La guerre civile tue lentement le pays qui se dépeuple et sombre dans la récession.
Claude Blanchemaison, ancien ambassadeur de France en Russie, se souvient dans un entretien pour le mensuel L’Incorrect que « le discours de Poutine au Forum de sécurité de Munich en février 2007 puis la guerre de Géorgie en août 2008 avaient marqué le tournant pris par rapport à l’Occident. Les événements de 2014 en Ukraine ont déclenché une série de sanctions et de contre-sanctions, aggravées aujourd’hui par les divergences sur la Syrie et par les accusations d’interférences dans le processus électoral américain. De ce fait, Vladimir Poutine s’est rapproché de l’Iran et de la Turquie, à la recherche de l’introuvable solution politique en Syrie. Il se montre par ailleurs familier avec la Chine qui poursuit cependant ses propres objectifs à long terme, en tissant patiemment ses Nouvelles Routes de la Soie ». Chemin faisant, le modèle de la démocratie occidentale fait office de repoussoir à Moscou au profit d’une société illibérale, articulée autour du patriarche de Moscou et de l’administration du Kremlin.
La situation n’évolue pas beaucoup après l’élection de Donald Trump qui déchire le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire en Europe signé par Reagan et Gorbatchev. Il finance via l’OTAN le développement opérationnel de son système anti-balistique en Europe centrale « Aegis ». La Russie, naturellement, modernise son armée. Économiquement, elle n’a d’autre choix que de se tourner résolument vers la Chine communiste de Xi Jinping, le nouvel homme fort du régime, engagé lui aussi dans un bras de fer géopolitique avec les États-Unis à Hong-Kong et dans le détroit de Taiwan.
Pascal Marchand, professeur émérite de géographie à l’université de Lyon II et auteur de nombreux ouvrages sur la Russie, dont un superbe Atlas de la Russie, devenu un best-seller des éditions Autrement, est catégorique : « les Occidentaux ont poussé la Russie dans les bras de la Chine. Aujourd’hui, les villes de l’ouest de la Russie et de l’Oural ouvrent les unes après les autres des liaisons directes avec les villes chinoises. Avant cela, les conteneurs chinois passaient par Shanghaï, Saint-Pétersbourg et partaient en train vers les villes russes. Le flux est maintenant de plus en plus direct et en retour la Russie exporte de plus en plus vers l’est : son commerce avec la Chine est devenu excédentaire pour la première fois en 2019, et les livraisons de gaz russe à la Chine n’avaient pas encore commencé. » Année après année, la Russie se sent de moins en moins dépendante de l’axe euro-atlantique et puisque les Occidentaux ne veulent pas d’une suzeraineté stratégique russe sur l’Ukraine, Poutine réfléchit de plus en plus à la reprendre par la force.
« En véritable enfant des rues, Poutine a appris à cacher ses sentiments », décrypte Vladimir Fédorovski dans ses ouvrages sur le président russe. Il dissimule ses intentions (et ses faiblesses), il attend patiemment, il surprend au moment qu’il choisit. C’est un homme aux multiples visages, « dissimulant sa vraie nature sous une succession de masques ». L’élection d’un comique de la télévision à la présidence de l’Ukraine en 2019 lui offre l’occasion rêvée. Une fois la Biélorussie et le Kazakhstan réalignés sur sa politique en 2021, Poutine profite des manœuvres annuelles de son armée pour lancer la grande offensive. Il devient un paria pour l’Europe occidentale et l’Amérique mais il n’en a cure. « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire », disait Brzezinski. Et c’est bien là tout le projet de Vladimir Poutine en Ukraine : restaurer la grandeur impériale de la Russie.

Michel Chevillé

© LA NEF n°346 Avril 2022