Le cardinal Müller en 2017 © Elke-Wetzig-Wikimedia

Cardinal Müller : le « Nouvel ordre mondial », une théorie du complot ou une vision politique ?

L’expression « Nouvel ordre mondial » est souvent interprétée comme une métaphore de la théorie du complot. Pourtant, cette expression ne fait que décrire un projet de société qui, comme tout autre, doit être confronté au débat intellectuel. La chute du communisme en 1989/90 marque la fin d’un processus historique, que le sociologue américain Francis Fukuyama a qualifié de « fin de l’histoire ». Selon lui, le communisme avait fait son temps en tant qu’antithèse de la démocratie, de sorte qu’il était nécessaire d’imaginer un nouveau fondement social. Une nouvelle concurrence était ainsi ouverte, avec pour enjeu l’avenir du développement social au-delà du marxisme, puisque la lutte des classes de type marxiste avait fait son temps – ce que toutefois les marxistes n’étaient pas et non sont pas prêts à accepter. Mais, dans le même temps, dans la lutte pour disposer de la suprématie dans le discours sur la société et l’État, le modèle démocratique n’est plus considéré comme un idéal. Le principe « un homme, une voix », en ce qu’il est associé à l’époque des Lumières, doit être transgressé afin de pouvoir qualifier de « progrès » l’évolution de la société. On se réfère ainsi à un principe selon lequel l’homme – détaché de Dieu, qui n’est plus supposé exister – peut faire tout ce qu’il est en son pouvoir de faire, et où l’autolimitation apparaît comme un obstacle au progrès.

Étant donné que, conformément à cette croyance dans le progrès, Dieu est rejeté en tant qu’instance ultime de l’action humaine, le Nouvel Ordre Mondial doit construire une société qui ne connaît pas de limites et dans laquelle tout ce que les hommes sont capables de développer et de penser doit faire l’objet d’une autorisation ; rien ne doit entraver le progrès ou en empêcher le développement. La métaphysique, considérée comme prémoderne, est bannie du discours social et, avec elle, la croyance en une rédemption de l’homme dans l’éternité. Seul doit être valable ce qui peut être falsifié ou vérifié, de sorte que cette rédemption de l’homme doit avoir lieu sur terre, dans la vie terrestre. Ce que Karl Marx a appelé le paradis sur terre doit être atteint d’une autre manière que celle qu’envisageait le christianisme, grâce à ce progrès qui caractérise le Nouvel ordre mondial. Comme cet ordre mondial nie le recours à Dieu et le déclare, comme Feuerbach, inexistant, il n’est pas étonnant que l’ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Gerhard Ludwig Müller, se sente interpellé et condamne le Nouvel ordre mondial. Nous nous sommes entretenus avec lui sur ce sujet. Entretien paru le 13 septembre 2022 sur le site allemand https://www.kath.net/

Rilinger (R.) : Depuis quelques décennies, le discours politique est à nouveau hanté par la nécessité de remplacer l’ordre mondial existant par un ordre qui ne connaît plus le recours à Dieu mais uniquement au progrès inconditionnel. Toutefois, les revendications visant à construire cet ordre mondial, appelé « Nouvel ordre mondial », se font presque en marge des discours politiques et publics. Ainsi, que devons-nous comprendre par « Nouvel ordre mondial » ?

Cardinal Gerhard Ludwig Müller (M.) : Selon la confession de foi juive comme selon la confession de foi chrétienne, c’est Dieu lui-même qui, dans sa souveraine bonté, a créé le monde à partir du néant et l’a ordonné dans sa parole (logos, raison) et son esprit (force, sagesse) éternels. La raison humaine est finie et, en principe, en raison du péché originel, elle est susceptible d’être perturbée par des pulsions égoïstes, comme les désirs désordonnés de pouvoir, d’argent, de jouissance de soi ou de plaisir. L’homme est donc intellectuellement et moralement faillible. Ce n’est qu’en nous laissant interpeller par la parole de Dieu et en nous laissant éclairer, guider et fortifier par son Saint-Esprit que nous pouvons reconnaître la vérité et choisir librement le bien comme objectif de nos actions. L’expérience historique nous apprend que toute tentative de donner au monde un ordre, au moyen soit de la raison humaine soit de la force humaine, s’est invariablement soldée par des catastrophes. Il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps. Le colonialisme et l’impérialisme du XIXe siècle, les systèmes de domination totalitaires du national-socialisme, de la pensée japonaise de la grande puissance et du communisme léniniste-stalinien, ainsi que toutes les dictatures des petits États d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Afrique, prouvent que la prise du pouvoir mondial, c’est-à-dire l’établissement d’un Nouvel Ordre Mondial, est le fruit d’une pensée diabolique et destructrice et non d’une pensée théo-logique. Le programme du Nouvel ordre mondial présupposant une économisation totale de l’homme, dans lequel des élites financières et politiques autoproclamées resteraient le sujet pensant et dirigeant, aura pour conséquence la dépersonnalisation des masses. Dans cette perspective, l’être humain ne sera plus qu’un produit biologique brut, une sorte d’ordinateur placé dans un réseau complet d’informations. Il n’y aura alors plus de personne, plus d’immortalité de l’âme, plus d’être vivant doté d’un cœur et d’une raison, d’un esprit et d’un libre arbitre. Il s’agira d’une construction sans patrie et dépourvue de tout espoir. Selon ce programme, 99 % de la population mondiale sera condamnée à terme à n’être qu’une biomasse dotée d’une puce, un matériel humain, un groupe de consommateurs. L’être humain n’aura de « valeur » (« valeur » est ici entendue au sens économique et non moral) que dans la mesure où il contribuera au maintien de ce système de domination et d’exploitation. Une fois l’homme aboli en tant qu’homme, la domination totalitaire pourra se réaliser sous la forme d’une bureaucratie absolue. « Agir s’avérerait superflu dans la vie des hommes, lorsque tous les hommes seraient devenus un seul et même homme, tous les individus de simples exemplaires de l’espèce humaine… », écrivait Hannah Arendt en 1951 dans Les origines du totalitarisme. Rappelons que le fondateur et dirigeant du Forum économique mondial de Davos n’a pas caché ses utopies transhumanistes : « Les dispositifs externes actuels […] seront presque certainement implantables dans nos corps et nos cerveaux. […] Ces technologies peuvent pénétrer dans l’espace jusqu’ici privé de notre esprit, en lisant nos pensées et en influençant notre comportement » (Klaus Schwab/Nicholas Davis, La quatrième révolution industrielle, Dunod, 2017).

Le totalitarisme est toujours la haine de la vie, la préférence donnée à ce qui est mécaniquement réductible plutôt qu’à ce qui est vivant et sacré. C’est un groupe de contrôle qui décide qui peut vivre et qui doit mourir. Dans la guerre d’agression contre l’Ukraine, Poutine fait transporter à ses troupes des crématoriums mobiles afin de ne pas mettre en danger son pouvoir en matière de politique intérieure par des images de cercueils rentrant chez eux. Aux États-Unis, Biden annonce des bus mobiles pour l’avortement, y compris pour l’incinération des cadavres d’enfants, afin de contourner le jugement de la Cour suprême, faisant ainsi la démonstration d’un pouvoir détaché de toute morale et de la volonté d’admettre le droit de tuer des enfants juste avant la naissance. Cela est d’autant plus grave pour le témoignage de la vérité naturelle et révélée de Dieu que tous deux – Poutine et Biden – se déclarent chrétiens. Mais, devant le jugement de Dieu, « les malfaiteurs n’hériteront pas du royaume de Dieu » (cf. 1 Corinthiens 6, 10).

En Russie, on punit celui qui qualifie l’invasion brutale de l’Ukraine de guerre plutôt que d‘« opération militaire spéciale ». En Occident, on poursuit en justice celui qui appelle meurtre l’infanticide dans le ventre de la mère ou qui manifeste contre cet acte devant les cliniques de mise à mort. En Chine, le trafic d’organes se fait au mépris cruel de la libre détermination des personnes auxquelles les organes sont dérobés. Des agences « occidentales » installées dans des pays riches font faire le sale boulot de la maternité de substitution par les pays pauvres, en exploitant la détresse des femmes de ces pays. Il ne s’agit pas là de cauchemars qui se dissiperaient au réveil, mais de la réalité qui est devenue un cauchemar.

R. : L’expulsion de Dieu de la vie des citoyens est une exigence des Lumières qui a connu son expression la plus élevée dans le nihilisme que Nietzsche ne se lassait pas de prêcher. L’histoire a-t-elle apporté la preuve qu’un État ou une société sans Dieu peut réussir ?

M. : Hannah Arendt, philosophe célèbre et analyste lucide du totalitarisme moderne, a résumé, dans une conférence donnée en 1964/65, le credo nihiliste du XIXe siècle par le mot de Dostoïevski : « Tout est permis » lorsque l’homme ne croit pas en Dieu comme son créateur et son juge (Hannah Arendt, Que signifie la responsabilité personnelle dans une dictature ?). Certes, depuis le philosophe des premières Lumières Pierre Bayle (1647-1706), il a existé de nombreuses tentatives pour développer une éthique athée ou évolutionniste-matérialiste dans le but de détacher l’éthique individuelle et sociale de son fondement transcendant. Mais ces initiatives propagées à grand renfort de publicité ont nécessairement échoué, car il n’y a de morale que si l’homme doit se justifier non pas devant le monde (qui reste relatif), mais personnellement devant Dieu (qui est l’Absolu). Le bien à pratiquer ou le mal à éviter ne peuvent en eux-mêmes être seulement des parties de ce monde ou des fonctions de celui-ci. Seule la relation personnelle du moi avec son juge divin, auquel il dit « tu » (Abba, Notre Père) et qui le rencontre face à face, permet à la morale de ne pas être une référence à des valeurs objectives, mais une relation personnelle avec l’auteur et l’incarnation du vrai et du bien. Il reste que, en tant que chrétiens, nous disons aussi que les exigences de l’impératif moral ne nous sont pas seulement connues par le Décalogue. Car Dieu les a déjà inscrites dans l’esprit et le cœur de chaque être humain, avec pour conséquence que même le « païen », c’est-à-dire l’homme avant sa rencontre avec Dieu dans l’histoire du Salut, saisit dans sa conscience la validité inconditionnelle des commandements en tant que loi divine : Tu ne voleras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu n’adoreras pas la créature à la place du Créateur. (cf. Rm 2, 14-24).

R. : Si, dans le Nouvel Ordre Mondial, le pouvoir découle de l’économie et que le monde est pensé seulement comme un marché, la question se pose de savoir, à l’instar de Romano Guardini, comment le pouvoir peut être maîtrisé. Le pouvoir global qui découle de la richesse peut-il être limité et, dans l’affirmative, par qui ?

M. : Le pouvoir et la richesse sont interdépendants. Mais il dépend des hommes de maîtriser le pouvoir sur les forces de la nature et le chaos des pulsions et des intérêts, et de mettre au service de la collectivité les biens légitimement acquis par le travail, l’effort et l’intelligence. Jésus a attiré l’attention sur les tentations des puissants d’abuser du pouvoir qu’ils détiennent sur les autres hommes, ainsi que sur les difficultés pour les riches d’entrer dans le royaume de Dieu lorsqu’ils attachent leur cœur à la richesse et ferment les yeux sur les pauvres. Le mondialisme résulte des possibilités offertes par les communications modernes, les moyens de transport qui réduisent les distances, la technologie qui rend possible une augmentation considérable de la production de biens de consommation et donc une élévation du niveau de vie pour des milliards de personnes. Mais, de tout temps, la concentration du pouvoir politique, des finances et des moyens de communication sur la tête et dans les mains de quelques-uns – qu’il s’agisse d’un parti, d’un groupe financier ou d’un roi des médias – a été un malheur pour le reste de l’humanité. Les centres mondiaux de pouvoir et de finance qui se présentent comme un gouvernement mondial mondialisent également leur part d’ombre. Ils ne fonctionnent que dialectiquement avec leur contraire. Les surhommes ont besoin de leurs sous-hommes, les super-riches de leur clientèle dépendante qu’ils alimentent à bas niveau. Les souverains absolus ont besoin de leurs sujets consentants et craignent les citoyens libres et conscients d’eux-mêmes comme le diable l’eau bénite. Face à cette sorte de Grand Conseil qu’est le pouvoir terrestre absolu, Pierre et ses successeurs, les papes, opposeront toujours cette parole : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5, 29). L’« Occident » sécularisé et officiellement antichrétien admet tout au plus le christianisme comme religion civile. Ainsi, des personnalités célèbres qui ont résolument renoncé à la foi chrétienne n’en utilisent pas moins volontiers une église de grande valeur historique et artistique comme décor de leur mariage, tout en refusant de considérer le mariage comme une institution divine et une promesse de sa grâce. En Chine, le parti athée qui dispose du pouvoir d’État persécute les chrétiens et utilise leurs rassemblements comme une occasion d’endoctrinement contre la foi dans le Christ, le véritable sauveur du monde. Qui peut donc encore croire que des ruses diplomatiques et des compromis politiques avec le diable, le « maître de ce monde » (Jn 12, 31, 2 Co 4, 4), pourront permettre d’obtenir quelque chose de positif pour le christianisme ? La différence essentielle est que le Christ a donné sa vie pour que nous vivions, alors que les dirigeants de ce monde consomment la vie de leurs sujets pour pouvoir vivre quelques instants de plus et avec plus d’opulence encore, pour finir dans l’enfer qu’ils ont préparé pour les autres sur terre, « où le ver [celui de conscience] ne meurt pas et où le feu [de l’amour non allumé] ne s’éteint pas » (Mc 9,48). Par cette métaphore, Jésus-Christ veut nous dire que la conscience ronge ces personnes comme un ver. Les fauteurs de guerre en Ukraine, qui font mourir des dizaines de milliers de personnes, n’ont pas de conscience, mais cela ne pourra pas leur servir d’excuse devant le jugement de Dieu.

R. : Auguste Comte a misé sur le progrès sans Dieu. Ce faisant, il a déclaré obsolète l’instance ultime devant laquelle les hommes doivent répondre de leurs actes. Est-il donc possible que les limites fixées par Dieu, mais supprimées par l’homme, puissent être remplacées par des limites imaginées par l’homme ?

M. : Où pourraient donc se situer ces limites ? Si, dans le cas du navire, la limite qui sépare l’intérieur de celui-ci de l’eau de mer, à savoir la coque, est percée, même le meilleur capitaine et l’équipage le plus expérimenté ne pourront pas sauver le navire du naufrage et se sauver eux-mêmes de la perdition. Jusqu’à aujourd’hui, tous les espoirs d’une humanité heureuse grâce à des révolutions politiques et techniques ont fait long feu. Il en va des utopistes comme de Sisyphe, la figure symbolique tragique qui échoue toujours juste avant de réussir son auto-rédemption. Les rêves d’un monde nouveau et merveilleux sont aussi infructueux que ce qui arriverait à une personne chauve qui, désireuse de s’extraire du marécage qui l’engloutit, chercherait à saisir sa chevelure disparue plutôt qu’à saisir la main tendue de son sauveur.

R. : Le Nouvel ordre mondial, en ce qu’il est fondé sur le pouvoir du marché, est-il démocratiquement légitime ?

M. : Le problème réside dans le fait que les super-milliardaires, par le biais de leurs fondations « caritatives » et de l’influence dont elles disposent dans les organisations internationales, rendent dépendants d’eux les gouvernements nationaux qui – au moins dans un tiers des États – sont démocratiquement élus. Ils sont reçus comme de grands hommes d’État, des célébrités ou des VIP et sont flattés par les dirigeants politiques dans un vain espoir d’obtenir un peu de leur éclat et de leurs paillettes. Un entrepreneur qui réussit sur le plan économique, même s’il s’est enrichi en toute légalité et sans que le caractère moral de son comportement puisse être contesté, n’est pas pour autant un philosophe, et encore moins le Messie. D’ailleurs, les philosophes-rois de Platon n’étaient pas les sauveurs du monde. Seul le Fils de Dieu, qui a pris notre humanité, a pu changer le monde vers le Bien une fois pour toutes, parce qu’il a vaincu le péché, la mort et le diable et qu’il nous a apporté la connaissance et le salut de Dieu. Il reste que chacun peut, s’il a réussi dans sa profession et son entreprise, contribuer à une amélioration relative de notre existence dans ce monde. En tant que chrétiens, nous avons la responsabilité de contribuer à la construction d’un monde plus humain grâce à nos compétences et à notre expérience dans les différents secteurs de l’artisanat et de la culture, sans pour autant nous poser en sauveurs et en rédempteurs. Il faut garder à l’esprit que, dans une démocratie, chaque citoyen adulte dispose d’une voix avec laquelle il élit librement les députés et les gouvernants. Le vote libre est tout autre chose que l’expression des humeurs qui changent tous les jours. Le premier (le vote) procède de la responsabilité du citoyen envers le bien commun, tandis que la seconde (l’humeur) ne fait que refléter un sentiment instantané.

R. : Depuis quelques années, le soupçon grandit selon lequel non seulement la liberté du discours scientifique, mais aussi la liberté d’expression dans son ensemble seraient menacées. En témoigne le fait que, désormais, une personne qui argumente en dehors de l’opinion dominante se voit immédiatement accusée de promouvoir une théorie du complot. Peut-on accepter que la liberté d’expression soit à ce point réduite ?

M. : Staline et Hitler ont toujours craint les conspirations, que ce soit par calcul, pour intimider et éliminer l’opposition, ou par paranoïa, qui a été le terreau de leur tyrannie. Par ailleurs, ont été successivement accusés de fomenter un complot mondial les jésuites (au 18e siècle, dans les cours des Bourbons), le Vatican (au 19e siècle, dans les milieux libéraux-anticléricaux) et les juifs (au 20e siècle, selon les « Protocoles des Sages de Sion »). De même, on a considéré que l’Église et les capitalistes étaient des ennemis sur la voie du progrès vers le paradis des travailleurs, obstacles que seule la révolution communiste mondiale pouvait arrêter. Dans ma jeunesse, on parlait de théories du complot à propos de ces personnes excentriques qui voyaient des OVNI partout ou qui bricolaient des explications du monde alors invérifiables. Aujourd’hui, le mot « conspirationniste » est un terme de combat idéologique utilisé par des antifascistes intellectuellement limités, qui mènent un « combat contre la droite » avec des méthodes qui étaient celles des nazis, c’est-à-dire en intimidant les médias et en menaçant de recourir à la violence. On peut citer, à titre d’exemples, les menaces proférées contre les juges de la Cour suprême américaine qui ont refusé de reconnaître un droit à l’avortement, ou contre cette enseignante de l’université Humboldt – autrefois l’incarnation de l’excellence scientifique allemande – qui a simplement voulu expliquer le fait biologiquement évident que la nature humaine était fondée sur la distinction sexuelle (tellement évident que, sans cette distinction, les êtres humains n’existeraient pas, y compris ceux qui s’insurgent contre ce fait de nature).

R. : Critiquer le Nouvel Ordre Mondial est globalement qualifié de conspirationniste, afin d’étouffer toute discussion dans l’œuf. Pouvez-vous expliquer les raisons pour lesquelles une telle critique est devenue interdite ?

M. : L’idéologue ne connaît que l’ami, qui se soumet à lui comme un imbécile heureux, ou l’ennemi, qu’il faut détruire – de préférence physiquement si le système le permet ou, de manière plus civilisée, par la mort sociale au moyen, notamment, de campagnes de haine sur internet (shitstorm), de l’ostracisme public, du licenciement ou du silence. Lorsque la détresse pousse une personne ainsi persécutée physiquement et psychologiquement à se suicider, ses bourreaux voient encore dans ce geste, de manière perverse, l’autojustification de leur projet d’élimination des « êtres nuisibles », comme c’était précisément la manière de parler dans l’Allemagne nazie et la Russie soviétique. L’impiété et la haine de l’homme vont de pair.

R. : Une autre forme d’interdiction de toute discussion consiste à déclarer qu’il n’existe pas d’alternative à sa propre opinion. Cette attitude ne revient-elle pas à revendiquer pour cette dernière un caractère absolu ?

M. : Dans les choses finies, il y a toujours plusieurs aspects et perspectives à prendre en compte, et ce n’est que pour la distinction entre le vrai et le faux et entre le bien et le mal qu’il n’existe pas d’alternative, car cette distinction découle de l’évidence de ses principes. Certes, dans les choses pratiques, certaines vérités sont sans alternative, comme le fait qu’une maison s’effondre si elle ne repose pas sur des fondations solides. Mais ces vérités se rattachent alors à des principes de base physiques, mathématiques ou philosophiques en général. Ainsi, par exemple, même dans une région sablonneuse (comme la région allemande de la Marche), il est possible de bâtir une maison à la condition que les fondations soient solides. Il ne faut donc pas utiliser un tel prétexte pour étouffer toute discussion ou toute controverse justifiées et pour éviter confortablement d’avoir à faire face à des arguments meilleurs que les siens.

R. : Le discours philosophique/politique sur le Nouvel Ordre Mondial est-il nécessaire pour mettre en évidence dans quelle direction le pouvoir économique dont certaines personnes disposent sans limite peut conduire les sociétés et les États ?

M. : La domination dépourvue de toute limite morale exercée par des idéologues, des hommes politiques et des économistes sur les hommes conduira nécessairement à l’absence de liberté, à l’oppression et à l’extermination des opposants indésirables ou des personnes inutiles pour le système. La culture de mort souffle sur le monde entier avec ces délires idéologiques que sont le droit à l’avortement, le droit à l’automutilation (le changement irréversible de sexe) ou encore le droit à l’euthanasie, cette prétendue « mort par compassion » destinée aux personnes fatiguées par la vie, aux malades incurables et aux personnes âgées qui, soi-disant, végètent inutilement.

R. : La « civilisation chrétienne » est de plus en plus bannie du discours politique. Cela n’a-t-il pas également pour conséquence de détruire les fondements sur lesquels le monde occidental est construit ?

M. : Sans le christianisme – avec son enracinement dans l’histoire de la Révélation de Dieu en Israël et l’intégration de la culture grecque et romaine dans ce qu’elle a de meilleure – l’Europe et l’Amérique ne seraient plus que des territoires vides, où seuls les marchés régneraient en maîtres et qui seraient habités par des habitants sans nom et auxquels serait seulement accordée la forme d’existence d’un robot.

R. : Vous avez affirmé dans un précédent discours que des personnes immensément riches comme Bill Gates ou George Soros entendaient imposer ce Nouvel ordre mondial. Quelles sont les intentions de ces deux personnes et de quelles possibilités disposent-elles pour mettre en oeuvre leurs idées ?

M. : Ces deux personnes représentent, de leur propre aveu, le Nouvel ordre mondial qu’ils veulent instaurer à leur image et à leur ressemblance. Nul autre que Dieu ne peut juger de leurs motivations personnelles. Mais leur programme et leurs actions sont accessibles à tous, de sorte que nous pouvons également les juger en fonction de leurs effets positifs ou négatifs. Le contenu intellectuel de leurs contributions est plutôt modeste, si l’on se réfère à l’histoire de la pensée et de la culture de l’humanité, et n’importe quel étudiant de première année à l’université, et ce dans n’importe quelle matière, pourrait faire aussi bien. En réaction à mon discours critique, certaines voix en Allemagne ont, bruyamment mais stupidement, voulu rattacher mes propos à des modèles antisémites simplement parce que M. Soros est né de confession juive. Au regard de l’« antisémitisme » politique et raciste des XIXe et XXe siècles, teinté d’antichristianisme et que soutenaient Heinrich von Treitschke, Bernhard Förster (le mari de la sœur de Nietzsche), Richard Wagner, Houston Chamberlain, Alfred Rosenberg et Adolf Hitler, la seule chose que l’on puisse dire, en tant que chrétien, c’est que Jésus est également né juif, et que c’est en lui que nous, Chrétiens de quelque nation que ce soit, mettons tout notre espoir et nos aspirations. En Allemagne, le paysage intellectuel n’est pas seulement contaminé idéologiquement, mais il souffre également de l’incompétence intellectuelle et morale de ces braillards totalitaires.

R. : L’édification du Nouvel ordre mondial est-elle posée comme absolue et sacro-sainte, interdisant toute critique ?

M. : C’est un signe indéniable de la domination totalitaire que la critique soit criminalisée. On ne peut guère dire mieux que ce qu’Hannah Arendt a mis en évidence à propos du Troisième Reich et, de manière comparable, du stalinisme, comme elle l’a écrit en 1951 dans Les origines du totalitarisme.

R. : Quand bien même un Nouvel ordre mondial sans Dieu serait mis en place, l’essayiste Francis Fukuyama, dans son livre Le Grand Bouleversement : La nature humaine et la reconstruction de l’ordre social, a toutefois annoncé qu’un renouveau religieux aurait lieu. Non parce que les personnes sont convaincues de la vérité de la Révélation, mais parce qu’elles « ressentent un besoin de rituels ancestraux et de traditions culturelles face au manque de communauté et à la dissolution des liens sociaux ». Partagez-vous cette vision du retour de la religion et imaginez-vous un avenir plus large pour le christianisme ?

M. : La religion ne revient pas comme un phénomène naturel qui en appelle un autre. La religion, en tant que disposition et attitude spirituelle et morale visant à ramener l’ensemble du monde à la puissance supérieure du divin et à éprouver un respect pour le caractère sacré de la vie, n’est pas détachable de la nature humaine. Il en va autrement de la foi surnaturelle qui nous est insufflée par le Saint-Esprit et qui nous rend capables d‘accueillir pleinement Dieu dans la parole qu’il nous adresse, avec notre intelligence et notre volonté. Dans la parabole du juge inique qui prive une pauvre veuve de son droit, Jésus dit à ses disciples : « Dieu ne ferait-il pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit ? Les fait-il attendre ? Je vous le déclare : bien vite, il leur fera justice. Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18, 7-8). Le déclin de l’Église en Allemagne et en Europe n’est pas dû à la sécularisation, à une lutte qui serait menée contre l’Église par des régimes totalitaires ou par un Kulturkampf, mais au manque de foi, à la faiblesse de l’espérance et à l’amour refroidi des catholiques, qui se laissent facilement envoûter par les sirènes du monde au lieu d’écouter la voix du Bon Berger et de le suivre.

© LA NEF pour la traduction française réalisée par Jean Bernard, mis en ligne le 14 septembre 2022